Marie Docher : “Se confronter à l'invisibilité, c'est aiguiser, presque mécaniquement, sa perception des mécanismes sociétaux” (Pourquoi les lesbiennes sont invisibles)
- Johan Faerber
- il y a 5 jours
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Indispensable et stimulant : tels sont les deux termes qui viennent à l’esprit à l’issue de la lecture du Libelle de Marie Docher, Pourquoi les lesbiennes sont invisibles qui vient de paraître au Seuil. Photographe, réalisatrice et militante féministe, Marie Docher offre ici une réflexion vigoureuse sur l’invisibilisation qui frappe les lesbiennes en posant d’emblée une question : comment parvenir à se construire comme lesbienne si la société met un point d’honneur à vous invisibiliser ? Comment parvenir à se sentir légitime dans une société qui nie purement et simplement toute représentation de ce que vous êtes ou de ce que vous vivez ? Comment sortir de cette discrimination ? Peut-être comme Marie Docher en oeuvrant à l’exposition, à la visibilisation même par l’image, la photographie et en interrogeant l’existence d’un regard lesbien sur le monde, les hommes et les femmes. Autant de pistes que Collateral ne pouvait manquer de sonder en compagnie de l’essayiste.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre très fort texte d’intervention, Pourquoi les lesbiennes sont invisibles qui vient de paraître au Seuil dans la collection “Libelle”. Comment vous est venue l’idée d’écrire un essai sur ce que vous désignez d’emblée comme “cette invisibilité coûteuse” des lesbiennes dans leur vie aussi bien artistique qu’ordinaire, “privées de représentations pour se construire, d’images pour se connaître” ? Votre propos s’ouvre ainsi sur une double évocation : celle, tout d’abord, qu’en tant que photographe vous avez notamment produite en 2022 dans Et l’amour aussi rassemblant, 10 ans après le Mariage pour tous, avec des portraits et témoignages de lesbiennes. Celle, enfin, qu’en tant que citoyenne, vous avez vécu un jour de janvier 2013 quand, devant le défilé réactionnaire et fascisant de La Manif pour Tous, vous avez crié : “Je suis lesbienne et je vous emmerde”. En quoi ces deux faits biographiques ont durablement nourri votre réflexion notamment sur la question de la légitimité ?
Avant toute chose, je vous remercie pour cette invitation à échanger sur ce texte et de l'intérêt que vous y portez. Lorsque Et l'amour aussi est paru fin 2022, j'ai été sollicitée par de nombreux médias et ai, durant près de neuf mois, rencontré des milliers de personnes dans des festivals, librairies, centres d'art, collectifs urbains et ruraux, réunions informelles... J'ai en tout et pour tout échangé avec trois hommes, dont deux étaient gays. Ce constat était saisissant. Ce livre a, bien sûr, trouvé un écho puissant auprès des lesbiennes, puisqu'il s'agit d'elles, de leurs représentations, de leurs témoignages, mais il avait été conçu, dans sa forme comme sur le fond, comme un document s'adressant à un large public. Face à ces salles sans hommes, je me surprenais à penser régulièrement : « Et dire que "lesbienne" est l'un des mots les plus recherchés sur les sites pornographiques ! »
En mai 2022, invitée par le festival Les arts en balade, j'ai exposé des portraits du livre Et l'amour aussi sur des bâches d'1m50 suspendues dans la chapelle de l'ancien hôpital général de Clermont-Ferrand. Au mur, des extraits de témoignages étaient encadrés comme des œuvres. Les trois premiers jours ont attiré près de 2000 personnes qui ignoraient souvent ce qu'elles allaient découvrir. Les visiteurs lisaient chaque texte avec une attention soutenue. De nombreux hommes, de tous âges, m'ont confié leur émotion face à ces réalités qu'ils méconnaissaient totalement.
Je milite depuis plus de dix ans pour la visibilité des femmes photographes. Dans les instances institutionnelles où ces sujets sont abordés, l'absence des hommes est flagrante, ou quand l'un d'eux est présent, nous savons d'emblée qu'il monopolisera la parole lors des échanges. C'est devenu un sujet de plaisanterie récurrent entre nous.
Je m'interroge : s'en désintéressent-ils, manquent-ils d'audace, cela les agace-t-il ? C'est lorsqu'ils se retrouvent par hasard dans une exposition ou une conférence qu'ils apprennent, découvrent. Nous, militantes, autrices, photographes, féministes, apprenons parfois au détour d'une conversation que certains de nos confrères suivent avec intérêt notre travail. Mais ces cas restent marginaux.
Je ne m'éloigne pas vraiment de votre question. Se confronter à l'invisibilité, c'est précisément cela : exister en dehors du regard de la moitié de l'humanité, voire davantage. Pour une lesbienne, cette situation pourrait sembler insignifiante puisque nous nous situons effectivement en dehors d'un regard masculin « désirant » qui nous validerait. Mais il n'est pas question de ce regard-là. Il s'agit du regard nécessaire, yeux dans les yeux, pour faire société.
Se confronter à l'invisibilité, c'est aiguiser, presque mécaniquement, sa perception des mécanismes sociétaux. Je suis profondément reconnaissante envers toutes celles et ceux qui créent des œuvres sur leurs réalités sociales. L'écriture de ce texte m'a permis d'en faire autant, de partager des notes accumulées au fil des années, des réflexions, des colères devant ce qui est, parfois, un révisionnisme.
En février 2024, j'ai participé à une table ronde intitulée "Les lesbiennes devant et derrière l'objectif" avec Hélène Fleckinger lors de l'ouverture du festival du court métrage de Clermont-Ferrand. C'était la première fois que je pouvais présenter publiquement une partie des recherches que je mène sur les photographes lesbiennes. Marion Bonneau, programmatrice pour la cinémathèque du documentaire à la Bpi du Centre Pompidou, était dans l'assistance et quelques jours plus tard, elle m'invitait à intervenir, pour "en savoir plus", durant le festival "Contre-chant : luttes collectives, films féministes". J'étais sidérée. Le moment était venu d'expliquer pourquoi ces recherches sont complexes et nécessaires, mais également d'affirmer l'existence d'une autre approche du portrait photographique. Bénéficier d'une carte blanche dans ce lieu est un privilège et la certitude de créer une archive.
Le 4 mai, malgré la marche lesbienne et le beau temps, la salle de cinéma était comble, réunissant des lesbiennes de tous âges et origines. Ce moment a été d'une intensité rare pour nous toutes.
C'est Ingrid Milhaud, iconographe et amie, qui m'a suggéré d'envoyer ce texte pour la collection Libelle des éditions du Seuil, démarche que j'ai entreprise essentiellement pour lui faire plaisir. Nous sommes tellement habituées à l'invisibilisation que chaque ouverture prend l'allure d'un miracle. Début septembre, Sophie Lhuillier, directrice de la collection, m'a proposé de publier le texte de cette conférence et nous l'avons enrichi pour en faire ce livre. Cette expérience a été source d'un réel plaisir et d'une collaboration fructueuse.
Pour aborder la seconde partie de votre question, concernant les deux faits biographiques ayant nourri ma réflexion, je vais faire un pas de côté, car je développe ces aspects assez amplement dans le texte.
En m'informant sur vos publications, j'ai découvert un point commun entre nous : la « saleté ». Vous avez écrit un texte, que je n'ai pas encore lu, intitulé Militer : verbe sale de l'époque. Je suis militante et j'évoque également un mot "sale" : lesbienne. S'occuper des mots sales, c'est prendre soin de la société, c'est veiller sur nous et notre santé malgré un coût personnel toujours considérable. Les mots sales ont contaminé nos corps et nos pensées, nous ont inhibé·es ou mis·es en colère, blessé·es, incontestablement. Le travail qu'il a fallu accomplir pour les regarder, les prononcer, les revendiquer comme un retournement de stigmate, recèle une richesse immense. C'est une des raisons pour lesquelles nous ne sommes pas victimes, contrairement à ce que les opposants à notre visibilité aiment répéter. Nous sommes transformé·es par la confrontation à ces sales mots, gestes, comportements, discriminations et invisibilisations. Dans un texte rédigé avec le collectif LaPartDesFemmes, je concluais ainsi :
« Je voudrais finir ici avec cet argument récurrent qui nous est servi dès que nous osons exprimer d’autres récits, des contre-narrations : « vous avez un discours militant ». Ça, c’est censé nous clouer le bec car l’objectif est de discréditer la parole contradictoire. Cette phrase je l’ai lue, entendue tant de fois de la part d’hommes majoritairement, très peu instruits des sujets évoqués et qui se positionnent en tant « qu’universels ». Ils expriment la vérité. Ils savent tout sur tout alors qu’ils ne savent rien de plus qu’un cumul de stéréotypes, souvent péjoratifs.Militer c’est s’engager dans la connaissance d’un sujet. C’est acquérir des savoirs immenses grâce à des lectures contradictoires, des partages, des recherches, des conférences, des expériences. Une parole « militante » est un savoir situé, comme tout discours et nourri, toujours en recherche. »
Alors, pour répondre à votre question sur la légitimité, je l'ai acquise tardivement, à 50 ans, en proclamant mon identité lesbienne face aux opposants à la loi sur le mariage, en devenant militante et activiste, en endossant une identité d'homme durant 18 mois, en photographiant, filmant, écrivant... Cela a constitué une révolution personnelle et collective, dont les signes sont aujourd'hui manifestes, tant dans le secteur de la photographie que pour les lesbiennes.
Pour en venir au cœur de Pourquoi les lesbiennes sont invisibles, il convient d’évoquer immédiatement que le processus d’invisibilisation des lesbiennes que vous mettez en lumière se fait double. L’invisibilisation opère selon un premier volet d’occultation qui n’est pas linéaire mais au contraire obéit à un mouvement complexe et retors que vous comparez à un véritable “mille-feuilles” tant les moyens d’invisibiliser les lesbiennes sont, précisez-vous, “difficilement lisibles et compréhensibles, même par celles qui les subissent.” Parmi ces moyens, vous évoquez l’injonction à l’hétérosexualité qui oblige certaines lesbiennes à porter, dites-vous, “un masque mortuaire”. En quoi le premier mouvement d’invisibilisation consiste à empêcher les lesbiennes de se dire et de se formuler comme lesbienne ?
Je parle d'un masque « mortifère » et non « mortuaire ». C'est fort heureusement l'étape d'avant. Mortifère est ce qui va entraîner la mort, ici symbolique, mais qui peut malheureusement être réelle : agressions, suicides… Ici je parle de ces masques que nous pouvons être amené·es à porter pour « donner le change », qui étouffent nos voix, notre perception du monde, notre visage. Je pense aux masques que nous portions durant la période du covid. C'était très complexe et poussait à l'isolement de nombreuses personnes.
Rares sont les parents qui se penchent sur le berceau de leur fille en se disant, béats de joie, qu'elle sera lesbienne. La société est construite sur une hétéronormativité pensée comme naturelle, qui se questionne peu. Découvrir tôt que ce que nous sommes ne correspond pas du tout à ce qui est attendu de nous est encore une épreuve, puis une libération dans le meilleur des cas. Parmi les très nombreux échanges et messages partagés avec de très jeunes femmes, j'ai encore été frappée par la difficile « découverte » de leur sexualité malgré de plus nombreuses représentations. Se rajoute cette spécificité : un enfant juif, noir, arabe peut rentrer de l'école et dire à sa famille : « j'ai été insulté » ; et la famille va immédiatement comprendre et l'épauler. On ne rentre pas de l'école en expliquant qu'on s'est fait traiter de sale pédé ou de sale gouine. La blessure n'est pas partagée, pas comprise. Elle peut s’infecter.
J'espère vous donner un aperçu de la complexité avec l'exemple suivant.
Dans la série « Dix pour cent », Camille Cottin interprète une lesbienne, agente d'artistes. Elle est assez crédible et l'image dynamique, drôle et positive. Tout va bien jusqu'à la fin de la saison 2 où, après une soirée de beuverie, elle couche avec le patron de l'agence et tombe enceinte. Patatras ! Même l'actrice interrogée par le magazine Têtu se dit "étonnée en lisant le scénario de France 2" qui allait la mettre enceinte d'un homme : "je comprends que le public lesbien ait été déçu". On le serait à moins. Cette façon de toujours ramener un homme dans l'équation est une constante et j'en parle dans le livre Pourquoi les lesbiennes sont invisibles. Mais, là, on espérait que la série continuerait sur sa bonne lancée.
Bien sûr que des lesbiennes ont eu des rapports avec des hommes, souvent pour tenter de se conformer à cette exigence sociétale, mais cette séquence, filmée après la loi sur le mariage (2013) et avant la loi sur la PMA (2021), devenait un sujet de discussion sur les réseaux sociaux et entre nous. Interrogée à ce moment, l'actrice expliquait : "Elle incarne une féminité que je suis heureuse de voir représentée à l'écran, indépendamment de sa sexualité. On s'en fout qu'elle aime les femmes, ce n'est pas un sujet et ça fait du bien ! Je pense que c'est un rôle éminemment politique." Oups ! Camille, tu viens de nous expliquer que tu ne comprends pas du tout le sujet.
Fanny Herrero, une des scénaristes, s'en est également expliquée : "je n'avais pas réalisé à quel point c'était important d'avoir une héroïne lesbienne qui devenait emblématique au sein d'une communauté qui avait si peu l'habitude d'être représentée dans la fiction. Je ne mesurais pas ça, alors que j'étais très fière de ce personnage. Ça m'a déstabilisée, j'ai ressenti comme une forme d'injustice aussi parce que ce qu'on voulait raconter avec l'équipe sur Andréa c'était son côté transgressif, impulsif, même à l'égard de son propre camp. Elle n'est jamais là où on l'attend. Mais il n'a jamais été question pour moi de la faire tomber amoureuse d'un homme. Au contraire même, c'était une façon de la faire revenir vers Colette. On savait ce que l'on voulait raconter avec Camille Cottin."
D'où l'intérêt de travailler avec des gens qui connaissent le sujet. Ici, le scénario, les actrices, la production… tout est créé et pensé par des personnes qui ne sont pas lesbiennes. Il y a forcément des trous dans la raquette, même avec les meilleures intentions du monde. Les scénaristes des saisons 3 et 4 ont pris en compte cette séquence et ont fait probablement évoluer les représentations de l'homoparentalité.
« Parler de nous, sans nous ». Cette phrase m'a éclairée. C'est mon amie Pascale Obolo, cinéaste et créatrice de la revue Afrikadaa, qui la prononce lors d'une intervention en 2023, sur l'invisibilisation des artistes noir·es dans et par les institutions artistiques. Ce sont ces invisibilités, ces vides, qui nous construisent.
Se déclarer lesbienne, c’est offrir à son existence “un point d’ancrage politique”, dites-vous avec force et justesse. Ainsi analyser l’invisibilisation comme vous le proposez consiste à opérer une véritable lecture politique des sous-représentations lesbiennes et des hyper-représentations hétérosexuelles. En quoi dénoncer cette “stratégie pour évacuer le réel” comme le désignez encore est un acte politique selon vous ? Cet acte politique consiste aussi à dénoncer un autre leurre ou faux-semblant dans la représentation : croire qu’avec le Mariage pour Tous, tout est réglé est strictement faux puisque vous prenez soin de dire notamment : “La réalité est bien plus complexe que l’égalité des droits”. En quoi ainsi “rendre visible l’invisible” est un projet politique ? En quoi rejoint-il la fameuse déclaration de Monique Wittig qui affirmait “Les lesbiennes ne sont pas des femmes” ?
J'ai une image mentale qui m'habite depuis longtemps. Je me vois assise sur une colline, contemplant une ville dont je connais intimement les rues, les habitant·es, l'histoire et les codes. Cette ville est celle dans laquelle j'ai été façonnée, éduquée. J'y réside la majeure partie de mon existence. C'est la cité de l'hétéronormativité.
La colline, elle, représente ce refuge où se rassemblent des lesbiennes qui s'éloignent momentanément de la ville. Elles y élaborent des textes décryptant ce fonctionnement qu'elles connaissent si profondément et proposent d'autres relations possibles, offertes aux citadin·es comme un présent précieux. Les grandes théoriciennes du féminisme sont souvent des femmes lesbiennes. Ce n'est pas un lieu de domination, mais plutôt un espace où l'on respire librement. C'est ici, dans mon rêve, que s'élaborent toutes les stratégies d'émancipation, non seulement pour nous, mais également pour l'ensemble de la société.
Cela implique, effectivement, d'examiner avec précision les systèmes de représentations, ou leur absence, d'imaginer d'autres façons d'être, d'embrasser la complexité de nos vies, du monde, et de la chérir. Et d'accepter parfois de ne rien y comprendre, de se perdre et, par moments, de rayonner intensément. Attention, ceci est une image mentale, une utopie. La réalité des groupes minoritaires ressemble rarement à un paradis.
Les hommes gays occupent une autre colline, mais leur éducation les empêche de percevoir la nôtre. De loin, ils ne nous distinguent pas, ne nous captent pas. Nous jouissons d'une immense liberté car nous évoluons hors champ – l'hétéronormativité ne nous perçoit pas telles que nous sommes réellement : des femmes qui échappent à l'obligation d'être des femmes socialement conformes. C'est un soulagement immense. Je me souviens d'avoir photographié une réunion sur les moyens de contraception et d'avortement en France et dans plusieurs pays du continent africain, dans une antenne du planning familial. En sortant, je confiais à une amie présente : « Je suis prête à remercier n'importe quelle divinité de m'avoir fait lesbienne. »
Si la politique définit traditionnellement l'art de gouverner ou d'administrer le bien commun, alors oui, « rendre visible l'invisible » constitue un véritable projet politique. Comment imaginer un « gouvernail » qui ignorerait les courants portant la coque du navire qui le supporte ? (On voit très bien malheureusement). Il s'agit fondamentalement d'informer, de rendre compréhensible, de transcender les stéréotypes discriminants, de faire société ensemble.
Ma dernière question voudrait porter sur votre expérience de photographe lesbienne, notamment sur la manière dont vous déconstruisez la pratique photographique qui apparaît hétéronormée, empruntant notamment un vocabulaire de la captation, de la prédation et de la chasse. A l’appui de votre démonstration, vous offrez les extraits d’un formidable article d’une photographe lesbienne, Joan E . Biren, dite JEB, “Voir avec nos propres yeux”. En quoi photographier en tant que lesbienne permet enfin de découvrir le monde avec son propre regard ? En quoi permet-il de faire évoluer l’art photographique selon vous ?
C'est récemment que j'ai commencé à me présenter, parfois, comme une photographe lesbienne. Auparavant, cette facette n'était pas liée à mon travail. Je maintenais une séparation. Il existe en France cette tendance culturelle qui nous incite à distinguer strictement nos travaux personnels de nos projets commerciaux ou documentaires. C'est LA question incontournable lorsqu'on crée son site internet. Comment fragmenter, hiérarchiser ce qui constitue ma vie ? Depuis 2022, j'ai pris le parti d'entrelacer tous ces aspects sur mon site et dans la réalité. L’intime est politique et c’est plus clair ainsi.
La photographie demeure un univers accaparé par les hommes, même si j'ai considérablement œuvré, avec le collectif LaPartDesFemmes, pour accroître la visibilité des femmes. Ces dernières années ont été particulièrement intenses au sein du collectif, notamment avec la publication d'une étude marquante : Le portrait de presse au prisme des discriminations. C'est en prenant le temps d'explorer ce sujet avec mes coautrices que j'ai progressivement saisi les enjeux profonds du portrait, de la relation photographique. Pendant cette période de réflexion, le ministère de la Culture a confié à la BnF la gestion de la Grande Commande photographique.
Quinze jours avant la clôture des candidatures, en décembre 2021, une amie m'appelle, insistant sur la nécessité que je postule. Je pensais n'avoir rien de pertinent à proposer pour cette commande qui devrait être réalisée en 2022.
2022 ??? Ça faisait donc presque une décennie que la vague d’homophobie s’était abattue sur nous : « un papa, une maman », « des ovaires dans les testicules », « La manif pour tous »…. J'élabore mon sujet dans l’urgence : aller à la rencontre des lesbiennes, d'explorer ce que la loi a transformé – ou non – dans leur existence. Nous allons les créer ces représentations ! Nous allons les façonner, selon nos propres termes.
Fin décembre, Je suis lauréate et j'entame 2022 dans un état d'euphorie intense. Rien ne peut entraver ou résister à ce projet. Je ressens avec certitude que je me trouve exactement là où je dois être, et cette conviction m'accompagnera tout au long de l'année.
Pour mener à bien ce livre, ce projet, certaines conditions sont nécessaires, conditions qui font que nous sommes peu nombreuses à pouvoir réaliser ce type de travail. Il faut des ressources financières, et les femmes – lesbiennes ou non – en disposent moins que les hommes. Ce sont des travaux au long cours, nécessitant déplacements et temps. De plus, en 2021, la plupart des jurys ont pris conscience qu'il est essentiel de pouvoir travailler de l'intérieur pour certains sujets. Faut-il être lesbienne pour photographier des lesbiennes ? Oui, si l'on souhaite réaliser un travail de fond et juste. Il existe tant de sous-textes, d'éléments de langage, de micro-comportements imperceptibles aux personnes hétérosexuelles. Il est également déterminant d'établir ce lien de confiance indispensable, et les minorités se méfient légitimement des regards approximatifs, souvent dominants et essentialisant. Cela implique que le jury doit savoir, pour un tel sujet, que je suis lesbienne. Se dire lesbienne n’est jamais un atout. Je suis publiquement visible depuis une décennie, alors que peu de femmes osent sortir du placard en raison des conséquences : soit une limitation de leur champ photographique, cantonnées à des commandes uniquement sur ce sujet, soit une exclusion, une mise à l'écart. Une photographe m'a confié : « Je ne veux pas passer pour la lesbienne de service ». Moi, au point où j'en étais, je m'en souciais peu : ma carrière avait déjà été fragilisée par mon engagement auprès des femmes photographes, j’avais 59 ans, je n'avais plus rien à perdre. Alors, s'il fallait endosser ce rôle de « lesbienne de service », pourquoi pas !
Puis tout s'est déroulé avec simplicité. Je crois que nous étions nombreuses à être prêtes à évoquer 2012/13, à comprendre que nous représenter constituait un enjeu politique fondamental pour nous. Nous l'avons fait ensemble, portées par la joie. Tout ce que j'avais assimilé de la fabrique du portrait me servait précisément à éviter ces chemins balisés, à transformer les règles, à coconstruire, à manifester cette allégresse, à bannir la honte, à lever les masques.
Je ne connaissais que deux livres photographiques sur ce sujet adoptant une perspective sociologique : « Eye to eye, portrait of lesbians » de Joan E. Biren et « Faces and phases » de Zanele Muholi. C'est dramatiquement peu. J'ai eu la chance d'échanger avec Joan et Zanele. Ce fut profondément émouvant et enrichissant. Puis j'ai découvert un texte de Jeb écrit en 1981 qui expliquait exactement sa méthodologie pour réaliser des portraits. Et c'était précisément ce que j'avais mis en place. Quel temps nous aurions économisé si nous avions appris de Jeb plutôt que des pratiques de photographes masculins si problématiques !!!!!! Sur mon cahier de travail, j'avais inscrit cette phrase : « les lesbiennes changent le monde mais le monde ne le sait pas encore ». J’aime toujours à le croire.

Marie Docher, Pourquoi les lesbiennes sont invisibles, Le Seuil, “Libelle”, mars 2025, 72 pages, 4,90 euros