Dans ma sentimenthèque,– ces livres, films et musiques essentiels qui, depuis qu’ils sont venus à moi et que je les ai découverts, contribuent poétiquement à orienter mon devenir –, Jean-Luc Godard occupe une place de choix. Suis-je en train de m’égarer en évoquant le cinéaste en ouverture d’un propos annoncé en résonance avec le roman de Marguerite Duras, L’Amant, et ce qui, dans ses écrits, m’« interpellent » quant au désir et à l’amour ? Rapprocher Godard et Duras n’a rien d’incongru. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un œil sur leurs entretiens (Duras/Godard, Dialogues, post-éditions, 2014). Mais laissons, le lien associatif que j’ai entrepris de dérouler n’a guère besoin de justification : l’été dernier, alors que j’avais entamé ma réflexion et des recherches en vue de l’élaboration de cette communication, en rêve, ou dans un état de semi-conscience – était-ce un moment analogue, comparable, à celui qu’évoque André Breton dans le Manifeste du surréalisme quand il relate son invention de l’écriture automatique ? – une séquence célébrissime de Pierrot le Fou s’est imposée à moi, celle où Ferdinand demande à Marianne pourquoi elle est triste, laquelle lui répond que c’est parce qu’il lui parle avec des mots alors qu’elle le regarde avec des sentiments, la scène est encadrée par deux plans où l’on voit Marianne longer le bord de mer, les pieds dans l’eau, se lamentant à haute voix d’un anthologique « Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire ? ». En me réveillant, d’abord immédiatement après avoir eu cette vision, puis au matin, j’ai eu l’impression que cette réminiscence confortait l’intuition que j’avais commencé à travailler : à savoir que, pour ne pas trop me perdre, dans L’Amant, dans ce qui a trait à Éros et à son marivaudage avec Thanatos, et dans ce qui de leurs arabesques infiniment me trouble, il me fallait partir de l’image. Évidemment, après vérification, j’ai relevé que, si dans ma rêverie j’avais distinctement ouï le mot « image », celui-ci n’apparaissait nullement dans l’échange qui s’était rappelé à moi, loin d’en être déçu j’ai été enclin à penser que cette absence n’invalidait pas l’interprétation que je sentais sourdre de cette intrusion inopinée d’un fragment d’œuvre appartenant à mon panthéon cinématographique, mon appareil psychique ayant procédé à un déplacement, le regard que Marianne portait à Ferdinand avait probablement induit l’image, le terme condensant à la fois le mode de représentation, l’image en général, et une image singulière, un portrait de Marguerite Duras, que j’avais vu accroché à un des murs du Centre Marguerite Duras lors de la première visite que j’y ai effectuée en mai 2022, lequel m’avait touché au point que je l’avais maladroitement photographié, pour en conserver une trace, deux clichés, pas un, comme je le fais souvent dans le cadre de mon travail d’écriture, ces prises de vue ayant pour moi valeur de notes et de pense-bête. Or, dans les jours qui ont précédé l’incursion de Godard, d’Anna Karina et de Jean-Paul Belmondo dans mon sommeil, après m’être plongé dans une relecture de L’Amant, j’avais songé indispensable d’extirper de la mémoire de mon smartphone ces deux « archives » pour que, d’une manière ou d’une autre, elles m’assistassent dans la conception et l’écriture de ma future intervention à cette Biennale, pratique dont je suis coutumier lorsque j’ouvre le chantier d’un de mes petits romans, puisqu’il me faut alors, près de moi, sous mes yeux, et à mes oreilles, une image, précisément, et une mélodie : pour Bordeaux la mémoire des pierres, une reproduction de La Laitière de Bordeaux de Francisco de Goya, et la version a cappella de Si quieres me escribir par Marina Rosell ; pour Une fille d’Alger, un nu, exotique et colonial, photographié par Ernst Heinrich Landrock et Rudolf Franz Lehnert, possiblement celui d’une Ouled-Naïl almée, et la chanson Alger Alger de et par Lili Boniche ; pour Garonne in Absentia, une photographie d’une porcelaine de Jessica Harrison et la Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel, interprété par Bertrand Chamayou ; pour le très prochain Une désarmée des morts, la photographie de ma mère enfant, et nue, et Youkali de Kurt Weill chanté par Barbara Hannigan.
Essayant d’écrire des livres qui participent d’une intention et d’une facture dont je me désole qu’elles soient en voie d’extinction, alors qu’à mes vingt ans nous étions bien plus d’une poignée à les regarder, cette intention et cette facture, comme une promesse, en vue d’une production de textes en rupture résolue avec les illusions du vérisme et de la représentation, avec le miroir aux alouettes du roman réaliste et la supercherie d’un discours social s’exonérant de l’exigence du travail et de la mise en question, de la mise à la question, des formes qui sont censées le véhiculer. M’efforçant d’écrire des fictions dans ce registre, je veille à ciseler mes phrases et mes pages sans jamais oublier ce que j’ai enseigné dans mes classes :
[...] le problème d’écrire ne se sépare pas d’un problème de voir et d’entendre.
[...] C’est à travers les mots, entre les mots, qu’on voit et qu’on entend. Beckett parlait de « forer des trous » dans le langage pour voir et entendre « ce qui est tapi derrière ». C’est de chaque écrivain qu’il faut dire : c’est un voyant, c’est un entendant, « mal vu, mal dit », c’est un coloriste, un musicien. (1)
Cet enseignement, j’en retrouve l’efficience dans les livres que j’aime et qui m’aident à vivre, des livres d’hier et d’autres d’aujourd’hui, mais de plus en plus rares, attendu que les autrices et auteurs que l’on encense ont plus tendance à exprimer par exemple leur identité ou à témoigner d’une expérience qu’à écrire, ils et elles ne sont pas allés à l’école de Marguerite Duras pour qui « [é]crire ce n’[était]pas raconter des histoires » (2), « [é]crire […] c’[était] raconter une histoire et l’absence de l’histoire » (3). L’originalité de Duras « voyante » et « entendante »,– pardon, voilà qui est passablement « mal vu, mal dit » –, je me reprends : la force de Duras « coloriste » et « musicienne » consiste en sa capacité, hallucinante, qu’elle a à rendre les images, et à les « musiquer », à condition de les faire émerger du texte, du « potentiel illimité » de celui-ci, de la « prolifération illimitée d’images » dont il est vecteur et porteur (4).
Donc, à la fin juillet, parmi la documentation que je réunissais et les observations que je consignais, s’est invité avec tant d’insistance un portrait de Marguerite Duras, qui en 2022, m’avait saisi, que j’ai désiré en connaître davantage sur lui. Le plus simple était d’interroger Michèle Ponticq. Les informations qu’elle m’a promptement fournies et le tour dans lequel elle me les a données m’ont comblé : cette photographie, sur laquelle je m’étais attardé à une époque où j’ignorais qu’à l’automne 2024 j’allais librement tisser quelques fils autour de L’Amant, elle avait bien partie liée avec ce texte et les ressorts qu’il tend et relâche en moi, sollicitant mon vécu et mon imagination. La résurgence dans mon esprit de la joute entre Marianne et Ferdinand dans « Pierrot le Fou » a eu lieu la nuit suivante… Je me suis par conséquent engouffré dans cette voie. Sans plus aucune hésitation. De cette exploration menée sous les auspices du hasard objectif et de l’universelle analogie, je vais m’appliquer à rendre compte.
L’amant – je commencerai, avec ce syntagme, par convoquer le roman que j’ai lu à sa publication et le mot, ce que le terme d’« amant » désigne : la position d’un homme vis-à-vis d’une femme (ou d’un homme) qu’il aime et dont il est aimé – ce sont des amants, ils sont amants ; et celle d’un homme qui entretient une liaison avec une femme (généralement) mariée – il est son amant, elle l’a pris comme amant. À vingt ans, je dis vingt ans, mais c’était vrai à dix-huit, et encore à vingt-huit en 1984, quand le livre de Marguerite Duras a été publié, et aussi plus tard, lorsque j’ai abordé la trentaine, j’aurais voulu être un amant, l’amant d’une « tractoriste » que j’imaginais en me récitant ces vers d’Aragon, lesquels aujourd’hui aiguisent ma mélancolie, tant ils m’affectent, personnellement et pour ce qui est de l’Histoire et de la politique :
Il s’échappa du serre-tête une mèche de cheveux blonds
Grande fille couleur de pierre au fond de la pile d’un pont
Qui creusait la boue et le fleuve Elle s’arrête elle s’étonne
De tant de gens sur le chantier Ô Dnieproguess ô pluie d’automne
Ô grand barrage d’espérance et devant l’ennemi demain
Tant de courage et tant de peine il sautera des mêmes mains (5)
Cependant, à cette mélancolie, je mets un « bâillon sur la tronche » (6) pour ne retenir que la figure de la « tractoriste », sur laquelle je reviendrai plus avant dans le cadre du parcours textuel que j’entreprends.
Dans L’Amant, le récit est « piloté » par une voix narrative (7), une première personne du singulier, qui dans un paragraphe inaugural énonce :
Un jour, j’étais âgée déjà, dans le hall d’un lieu public, un homme est venu vers moi. Il s’est fait connaître et il m’a dit : « Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez belle lorsque vous étiez jeune, je suis venu pour vous dire que pour moi je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune, j’aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté. (8) » (9)
Cette voix poursuit par une confidence : « Je pense souvent à cette image que je suis seule à voir encore et dont je n’ai jamais parlé. » (9) L’emploi qu’elle fait du substantif « image » m’interpelle. De ce temps évoqué par elle, lui reste-t-il une image ? Elle l’affirme. Mais de quelle nature est-elle, cette image, ce qui pour moi équivaut à me demander d’abord quel est son support. S’agit-il d’une photographie ? D’un portrait ? D’un souvenir ? D’une image mentale ? D’une imago ? D’une image spectrale ? L’image en tant que telle fait simulacre, elle n’est qu’un signifiant qu’il faut « habiter » (102). Aussi m’appliquerai-je, ici, à proposer quelques-unes de mes chimères pour qu’il en soit ainsi – que l’image soit habitée –, ce qui implique, à la semblance de l’ « enfant » de L’Amant que sa mère a d’abord « mal reconnue », puis n’« a plus reconnue » (101), de devenir fou « en pleine raison » (102), mais je ne crierai pas, ou seulement en silence, en déposant et en sédimentant ce cri ailleurs, dans la lettre de mon écriture et de ce qu’elle enfantera, demain.
Le texte de Duras précise en quoi cette image importe à celle qui en « parle » :
Elle est toujours là dans le même silence, émerveillante. C’est entre toutes celle qui me plaît de moi-même, celle où je me reconnais, où je m’enchante. (9)
Ce qui ne fait pas de doute, c’est que cette image, c’est une image d’ « elle », de cette voix narrative, à « quinze ans et demi (9) » (10), lors d’un « passage d’un bac sur le Mékong » (10). Cette image est paradoxale, elle n’est pas statique, elle ne correspond pas vraiment à ce que Roland Barthes a affirmé de la photographie, car elle « dure pendant toute la traversée du fleuve » (11). Je songe ici à un plan de cinéma (10), mais je n’écarte pas que ce rapprochement soit surdéterminé par ce que je sais, et que nous savons toutes et tous, de Marguerite Duras, écrivaine et cinéaste. Cette précision curieuse (« L’image dure pendant toute la traversée du fleuve »), la voix narrative du livre la commente aussitôt :
J’ai quinze ans et demi, il n’y a pas de saisons dans ce pays-là, nous sommes dans une saison unique, chaude, monotone, nous sommes dans la longue zone chaude de la terre, pas de printemps, pas de renouveau. (11)
Il est à noter que la durée de l’image est associée à la manière dont la voix narrative perçoit le temps « dans ce pays-là », au moment où elle restitue ce souvenir et, probablement, lorsqu’elle était l’ « enfant » (11) qu’elle ressuscite : c’est un continuum, un flot, un flux, un écoulement qui finit par se tarir et s’épuiser. Je serais tenté d’avancer, par malice et aussi avec la certitude qu’une image permet parfois – souvent ? – de subsumer le « mi-dit » de la langue, que le temps de ce pays-là n’est pas même « un devenir révolutionnaire sans espoir de révolution (12) », c’est un épanchement en proie à l’inévitable entropie, à la fois reflet et ressort, ou ressort et reflet, du « grand découragement à vivre » que la « mère » avait « chaque jour » à traverser (21) et qui est dépeint en ces termes :
J’ai eu cette chance d’avoir une mère désespérée de ce désespoir si pur que même le bonheur de la vie, si vif soit-il, quelquefois, n’arrivait pas à l’en distraire tout à fait. Ce que j’ignorerai toujours c’est le genre de faits concrets qui la faisaient chaque jour nous quitter de la sorte. (21)
Il se trouve qu’ « au cours » de cette traversée, « au cours de ce voyage », cette image qui taraude l’instance narrative aurait pu se détacher, elle aurait pu être « enlevée à la somme » (16), prélevée à cette coulée (relevant de la coulure et du coulage). Cette image « aurait pu » matériellement « exister », on aurait pu la précipiter en un cliché :
[…] une photographie aurait pu être prise, comme une autre, ailleurs, dans d’autres circonstances. Mais elle ne l’a pas été. L’objet était trop mince pour la provoquer. Qui aurait pu penser à cela ? Elle n’aurait pu être prise que si on avait pu préjuger de l’importance de cet événement dans ma vie, cette traversée du fleuve. Or, tandis que celle-ci s’opérait, on ignorait encore jusqu’à son existence. Dieu seul la connaissait. C’est pourquoi, cette image, et il ne pouvait pas en être autrement, elle n’existe pas. Elle a été omise. Elle a été oubliée. Elle n’a pas été détachée, enlevée à la somme. C’est à ce manque d’avoir été faite qu’elle doit sa vertu, celle de représenter un absolu, d’en être justement l’auteur. (16-17)
Cette image que Dieu connaît, et avec lui Marguerite Donnadieu s’en souvient, et le lui refourgue, à Dieu, cet instantané appelé à durer, c’est-à-dire ce portrait d’elle à quinze ans et demi, ce portrait, Duras le donne donc à Dieu par le truchement, l’intercession, de l’écriture – peut-être son Saint-Esprit à elle – et à nous autres, pauvres pêcheurs et mécréants de tous les saints et diables assemblés. Cette image-portrait qui n’a jamais été prise, et qui néanmoins existe dans la tête de Duras et sous sa plume, pour le coup elle m’en a rappelé une autre qui, elle, a été prise mais n’existe plus car elle a été « engloutie » par la technologie et l’usage dératé que nous en subissons, et si le Mékong ne l’a pas charriée il n’est pas impossible que la Garonne l’ait évacuée vers « Youkali, le pays de nos désirs » :
À Butrint, au plus près d’une basilique du VIe siècle après Jésus-Christ, j’éprouve le besoin de m’asseoir sur le rebord d’un sarcophage et d’y être photographié. En cet après-midi, devant cette tombe éventrée, je sais que la vie m’a apporté ce que je n’avais pas, l’angle sous lequel je restituerai la descente aux enfers des deux protagonistes, Jean et Mathilde, de mon roman, Garonne in absentia, alors en chantier. Ma compagne me tire le portrait. Ce que je ne lui avoue pas, c’est que la préparation de ce roman va de pair avec une résolution, un tournant : le retrait des mascarades et des parades mais aussi des farandoles par lesquelles les humains trompent leur misère. Ce cliché que je l’ai prié de prendre n’a pas vocation à m’immortaliser ; je lui cache que j’aimerais une image de moi mortel et pleinement conscient de ma finitude, sur le chemin de l’acceptation de celle-ci. Nous choisissons la prise à conserver : pour nous deux, mon roman, dans sa forme embryonnaire, est entré dans la boîte. Donc, de moi sur le pas d’Hadès, une image a été prise. Deux étés plus tard après avoir vérifié si je ne la conserve pas dans le disque dur de mon ordinateur ou sur une clé, je la réclame à son autrice, malheureusement celle-ci ne l’a pas stockée sur un autre support que son téléphone lequel a été changé…
Ai-je moi aussi, comme la voix conteuse de L’Amant, une « image » ? Une image de moi, dans le passé – un passé certes récent : 2018 – et pourtant bien présente à ma conscience, et qui, pour reprendre mot à mot Duras, « dans le même silence, émerveillante » est « entre toutes celle qui me plaît de moi-même, celle où je me reconnais, où je m’enchante » ? Si cette image est cette vanité prise à Butrint, sur le rebord d’un sarcophage, « sa vertu » ne réside pas dans le « manque d’avoir été faite » mais dans celui d’avoir été perdue, ce qui pourrait signifier qu’elle a été conçue comme une de ces filles, que précisément les bonnes gens et les bourgeois stigmatisaient en affirmant qu’elles l’étaient, perdues (13), cependant comment conclure que celle-ci « représent[e] un absolu » et d’ « en être justement l’auteur » ?
En la matière, mon scepticisme ne découle pas des oripeaux dans lesquels la voix narrative de L’Amant fagote son héroïne : « une robe de soie naturelle », « usée, presque transparente », « sans manches, très décolletée », avec « une ceinture à la taille, peut-être une ceinture de [ses] frères », une « paire de talons hauts en lamé or » (18), et « un chapeau d’homme aux bords plats, un feutre souple couleur bois de rose au large ruban noir » (19), et sous ce chapeau « des tresses », « deux longues tresses par le devant […] comme ces femmes du cinéma [qu’elle n’a] jamais vues mais ce sont des tresses d’enfant » (23) ; elle est « fardée » (24), elle ne porte pas de « parfum » car « chez [sa] mère c’est l’eau de Cologne et le savon Palmolive (14) » (24). Celle-ci « permet à son enfant de sortir dans cette tenue d’enfant prostituée » (32), elle, « rangée comme une veuve, vêtue de grisaille comme une défroquée » (32), la mère qui a « perdu le goût de [son] plaisir » (110) et « n’a pas connu la jouissance (15) » (49), elle ne s’offusque pas de « cette pitrerie », elle « admet » même l’« inconvenance » de sa fille, cette incontestable inconvenance de surcroît « lui plaît » (32) et de cette « prostitution éclatante » (109) elle rit :
Tous, dit la mère, ils tournent autour d’elle, tous les hommes du poste, mariés ou non, ils tournent autour de ça, ils veulent de cette petite, de cette chose-là, pas tellement définie encore, regardez, encore une enfant. (108-109)
Cette abjection, la voix narrative la souligne, non dans l’indignation mais dans la froideur de la scrutation, de l’observation « chirurgicale », au scalpel, de ce qui advient, parfois, sous certaines et dans certaines conditions : « Déshonorée, disent les gens ? et moi je dis : comment ferait l’innocence pour se déshonorer ? » (109). Car l’ « enfant » a « déjà l’habitude qu’on [la] regarde » (25), c’est « la petite prostituée blanche du poste de Sadec » (44), elle « se commet dans la ville au su et à la vue de tous, avec la grande racaille milliardaire chinoise » (109). Sa « perversité » (46) n’est pas discutable : « Ne croyez pas, ce chapeau n’est pas innocent, ni ce rouge à lèvres, tout ça signifie quelque chose, ce n’est pas innocent, ça veut dire, c’est pour attirer les regards, l’argent » (105). La société coloniale cultive l’immoralité et une concupiscence généralisée qui ne désarme pas devant l’enfance :
On regarde les blanches aux colonies, et les petites filles blanches de douze ans aussi. Depuis trois ans les blancs aussi me regardent dans les rues et les amis de ma mère me demandent gentiment de venir goûter chez eux à l’heure où leurs femmes jouent au tennis au Club Sportif. (25)
En raison de leur grande différence d’âge et du statut de mineure de sa maîtresse, l’amant chinois (il a vingt-sept ans) redoute des poursuites judiciaires, une plainte de la mère, un procès (16) :
Il éprouve une autre peur aussi, non parce que je suis blanche mais parce que je suis si jeune qu’il pourrait aller en prison si on découvrait notre histoire. Il me dit de continuer à mentir à ma mère et surtout à mon frère aîné, de ne rien dire à personne. Je continue à mentir. Je ris de sa peur. Je lui dis qu’on est beaucoup trop pauvres pour que la mère puisse encore intenter un procès, que d’ailleurs tous les procès qu’elle a intentés elle les a perdus […]. Celui-là ce serait pareil, pas la peine d’avoir peur. (76-77)
La précocité de cette « enfant » est ambivalente, elle touche à la lubricité d’un monde, bien sûr, et à ce que celle-ci fait au sujet qui en est la cible, et aussi à l’intellection par l’intéressée des relations dans lesquelles les individus sont pris (soit des rapports qu’ils n’ont pas les uns et les unes avec les autres) :
Je suis avertie déjà. Je sais quelque chose. Je sais que ce ne sont pas les vêtements qui font les femmes plus ou moins belles ni les soins de beauté, ni le prix des onguents, ni la rareté, le prix des atours. Je sais que le problème est ailleurs. Je ne sais pas où il est. Je sais seulement qu’il n’est pas là où les femmes croient. (26)
Or l’« enfant » de L’Amant « s’avère savoir [sans eux] ce que [les adultes sont supposés] enseign[er] », ce « quelque chose » à repérer, à identifier, à nommer, à loger à la place des balivernes auxquelles on croit, cet encore « innommé », c’est le désir, « passion absolue et – comment dire ? – irréfragable (17) », véhiculant une indéniable dose de masochisme moral (18), un désir qui y est ou pas, puisque pour y être il convient de le situer à sa juste place, ce que fait l’ « enfant » :
Il n’y avait pas à attirer le désir. Il était dans celle qui le provoquait ou il n’existait pas. Il était déjà là dès le premier regard ou bien il n’avait jamais existé. Il était l’intelligence immédiate du rapport de sexualité ou bien il n’était rien. (27)
Ce désir qui cheville ou pas les personnes, je l’entrevois comme étant chez Duras un ressort violent, torrentiel (19), irrépressible. Il est même criminel si l’on estime, comme l’écrivaine, que son « tout » est indissociable de l’inceste :
Je crois que, dans l’inceste, il y a le tout du désir, et le tout de l’amour et que tout le reste en découle, si vous voulez. Que dans le couple, dans les amants, dans ce que vous appelez le mariage, peut-être – c’est un mot que je n’emploie jamais –, il y a une espèce de tentative de retrouver ça. Une parenté essentielle et irremplaçable qui est celle de l’inceste – inaliénable serait le mot juste – d’êtres du même sang. Il n’y a que les frères et les sœurs, et les frères et les frères et les sœurs et les sœurs, qui soient du même sang. Ce n’est pas le mari et la femme, ce n’est pas les amants qui sont du même sang, ce sont les enfants (20).
Aussi, entre le Chinois et l’ « enfant », s’est-il noué un amour équivoque : un amour à valeur à la fois « inaugurale » (puisque, pour celle-ci, la vie commence avec lui (21)) et à dimension incestuelle et pédophile : « Il l’enlace. Il dit qu’elle est son enfant, sa sœur, son amour. (22) »
Entre deux êtres, le désir fait « court-circuit (23) » – ce qui est loin d’être fréquent du fait de la double postulation de l’écrivaine : ce qui sépare, sexuellement, les hommes et les femmes n’est pas surmontable (24) : « […] là, si vous voulez, où l’imaginaire est le plus fort, c’est dans la différence sexuelle » car « [c’]est là où on ne peut pas se rejoindre ; c’est-à-dire entre l’homme et la femme (25) » ; l’amour n’est pourtant envisageable qu’entre personnes hétérosexuelles (26) et, pleinement, que sous la forme d’un amour maternel (27) car, d’une part, celui-ci est « compatible » avec une « identification impossible (28) » et d’autre part, comme le plaisir (29), il coudoie la douleur et la mort (30), la décharge du « jouir », la bien nommée « petite mort », érigeant la jouissance en plaisant ersatz et en simagrée de l’anéantissement et du trépas (31) : « Ça ne s’appelle plus la douleur, ça s’appelle peut-être mourir (32) ». Et il tend, ce désir, lorsqu’il est établi entre deux êtres, à ce que le sexuel et le pulsionnel se chevauchent (ou à ce que le pulsionnel chevauche le sexuel ?). Je me garderai d’être péremptoire mais il me semble que les livres de Duras dans leur représentation des enjeux sexuels entre individus présentent une certaine congruence, ou une congruence certaine, entre l’excitation et le désir, alors que les distinguent la grille analytique courante et le « déroulé » habituel de la vie psychique des humains.
L’ « enfant » a d’emblée l’intuition que son assiette psychique l’apparente à celle qui était appelée « la Dame » et qui « venait de Savannakhet » (105), à la « femme en robe longue rouge sombre (33) », à Anne-Marie Stetter (34), toutes les deux ont pour « carburant » le désir, lequel « machine » le manque en tant que principe structurant :
C’est par le manque qu’on dit les choses, le manque à vivre, le manque à voir. C’est par le manque de lumière qu’on dit la lumière, et par le manque à vivre qu’on dit la vie, le manque du désir qu’on dit le désir, le manque de l’amour qu’on dit l’amour ; je crois que c’est une règle absolue. Je crois que la plénitude du désir, de l’amour, de la chaleur, de l’aise à vivre… ne comporte en soi aucun manque à être, donc ne peut pas se dire. Je crois que c’est à partir du manque d’être – d’être dans le désir, dans l’amour, dans l’été –, qu’on peut dire l’amour, le désir, l’été et… l’inceste, c’est-à-dire le crime. Je ne dis pas que je vais réussir à le faire ; je dis que je le ferai selon moi, du mieux que je peux. C’est-à-dire toujours de la même façon, en donnant moins à voir et plus à penser, et plus à entendre. (35)
Ce savoir, la voix de L’Amant constate que, d’une part, l’« enfant » y a eu accès « avant l’experiment » – ce détour par l’anglais exigerait une glose, notamment par et pour celles et ceux qui sont de ma génération et qui, en transe, sont entrés en entendant et en écoutant : Are You Experienced ? – et que, d’autre part, Hélène Lagonelle, l’amie de l’« enfant » à la pension d’État où sa mère l’a domiciliée à Saïgon afin qu’elle suive ses études au lycée français, possédait cette puissance, celle du désir, mais demeurait étrangère à sa compréhension :
Hélène Lagonelle, elle, elle ne sait pas encore ce que je sais. Elle, elle a pourtant dix-sept ans. C’est comme si je le devinais, elle ne saura jamais ce que je sais. (88)
À ce stade, je risquerai que ce qui spécifie et singularise le personnage de Hélène Lagonelle c’est d’ignorer qu’elle est dans le désir et de ne ressentir seulement qu’elle est dans l’excitation, tandis que l’ « enfant » sait être agie de l’enchevêtrement des deux. Et ce que le « manque » leur fait, à l’ « enfant » et à Anne-Marie Stetter, beaucoup d’autres femmes, la majorité, selon Duras, n’en ont pas idée, « [c]e manquement des femmes à elles-mêmes par elles-mêmes opéré [lui] apparaiss[ant dans toute son oeuvre] toujours comme une erreur » (27), conformément à ce qui est conjecturé (par elle) dans Le Ravissement de Lol V. Stein et pour son personnage, et dont elle s’est expliqué :
[…] toutes les femmes de mes livres, quel que soit leur âge, découlent de Lol V. Stein. C’est-à-dire d’un certain oubli d’elle-même.(36)
Et ce, parce que l’amour et le désir, pour les femmes, et encore davantage pour les hommes, ainsi que le soleil et la mort, ne se peuvent regarder fixement :
L’histoire est déjà là, déjà inévitable,
Celle d’un miroir aveuglant,
Toujours à venir,
Jamais oublié. (37)
Par ailleurs, le rapport à « la chose », à cette « chose », n’échappe pas à l’ordre marchand, il est au cœur d’un rapport de forces, d’une guerre sociale doublée d’une guerre des sexes et des âges, dont la mère et l’« enfant » ne sont pas dupes :
Le lien avec la misère est là aussi dans le chapeau d’homme car il faudra bien que l’argent arrive dans la maison, d’une façon ou d’une autre il le faudra. Autour d’elle [la mère] c’est les déserts, les fils c’est les déserts, ils feront rien, les terres salées aussi, l’argent restera perdu, c’est bien fini. Reste cette petite-là qui grandit et qui, elle, saura peut-être un jour comment on fait venir l’argent dans cette maison. […] l’enfant sait bien y faire déjà, pour détourner l’attention qu’on lui porte à elle vers celle que, elle, elle porte à l’argent. Ça fait sourire la mère. (32-33)
Compte-tenu de cette physiologie du désir, il n’est pas anodin que l’« enfant » veuille écrire, l’argent en tant qu’équivalent monétaire général circule au sein du corps social avec une plasticité et une aisance analogues à celles de la chair dans les joutes intimes et du signifiant dans les forges poétiques de la langue :
Quinze ans et demi. Le corps est mince, presque chétif, des seins d’enfant encore, fardée en rose pâle et en rouge. Et puis cette tenue qui pourrait faire qu’on en rie et dont personne ne rit. Je vois bien que tout est là. Tout est là et rien n’est encore joué, je le vois dans les yeux, tout est déjà dans les yeux. Je veux écrire. (28)
Est-il exagéré de poser que dans la publication de ce qui est écrit, cet acte tressant celui de « faire connaître au public » et celui de « mettre à la disposition du public » (CNRTL), induit toujours un « geste » (r)appelant (à) une vente à l’encan, (à) une prostitution ? Mais peut-être qu’en échafaudant cette hypothèse je cède surtout à mon imaginaire et à quelques traits obsessionnels au sujet desquels il serait superfétatoire de disserter, il est plus sage de laisser les lecteurs et critiques (qui le souhaiteront) interpréter dans plusieurs de mes romans la portée du motif et de l’univers prostitutionnel (la trajectoire des personnages de Rosario Paradis dans Bordeaux la mémoire des pierres et de Véronique dans Une désarmée des morts, l’allégorie de Hélène Samia Lapérade, pensionnaire de la maison close Les Andalouses dans Une fille d’Alger), et de ce pourquoi je les convoque ou qu’ils s’invitent, et comment, tant dans l’élaboration de mes fictions que dans le discours qu’à travers elles je tiens sur le cours du monde. J’ai la faiblesse de croire que ce chantier, qui présentement ne nous occupe pas, ne nous éloignerait pas de l’ouvroir créatif de Marguerite Duras, parce que, comme elle, j’écris « beaucoup […] de ces gens de ma famille » (13), et que j’ai le sentiment que certaines de ses fulgurances de ses livres valent pour mon parcours et mes gribouillages, si bien que j’en suis littéralement pantois. Ainsi de la rétrospection à laquelle elle se livre dans L’Amant :
Dans les histoires de mes livres qui se rapportent à mon enfance, je ne sais plus tout à coup ce que j’ai évité de dire, ce que j’ai dit, je crois avoir dit l’amour que l’on portait à notre mère mais je ne sais pas si j’ai dit la haine qu’on lui portait aussi et l’amour qu’on se portait les uns aux autres, et la haine aussi, terrible, dans cette histoire commune de ruine et de mort qui était celle de cette famille dans tous les cas, dans celui de l’amour comme dans celui de la haine et qui échappe encore à mon entendement, qui m’est encore inaccessible, cachée comme au plus profond de ma chair, aveugle comme un nouveau-né du premier jour. Elle est le lieu au seuil de quoi le silence commence. Ce qui s’y passe c’est justement le silence, ce lent travail pour toute ma vie. Je suis encore là, devant ces enfants dépossédés, à la même distance du mystère. Je n’ai jamais écrit, croyant le faire, je n’ai jamais aimé, croyant aimer, je n’ai jamais rien fait qu’attendre devant la porte fermée. (33-34)
Avant de me retrancher dans la pudeur et donc le silence, c’est à Marguerite Duras, et à son travail, à ce qu’il fait littéralement bouger chez moi que je dois « revenir », d’où la nécessité de solliciter de nouveau l’image et la photographie comme instruments de mon argumentation.
Le portrait de Marguerite Duras qui en 2022 m’a si vivement impressionné, Michèle Ponticq m’a appris qu’il était dans la collection de Jean Mascolo, il date de 1946, son auteur est inconnu, Duras a été saisi dans l’encoignure d’une fenêtre de la rue Saint-Benoît. Elle a trente-deux ans. Elle est « sanglée » (le mot est de Michèle Ponticq) dans une canadienne d’homme, trop grande pour sa carrure, des manches trop longues, une taille trop ample, pas de chapeau d’homme sur sa tête comme dans son image à elle, celle qui n’a pas été prise et dont la description néanmoins préside à la remémoration de son aventure d’une année et demie avec l’amant chinois, pas de chapeau d’homme, certes, mais une veste d’homme, un vêtement de cuir, pour ne pas trop dedans y flotter, Duras l’a ajusté en lui ajoutant une ceinture, d’homme, elle aussi, et aussi de cuir, dans les maquis contre le froid on pouvait s’habiller ainsi, et toute une iconographie exalte les commissaires politiques du Komintern dans une tenue analogue à celle-ci, ces signes évidemment rehaussent la beauté de l’écrivaine sur ce cliché lequel m’annexe à sa mise en scène et m’envahit comme une peinture, le temps suspendu de cette image va-t-il me submerger, ou m’aspirer, quand je la contemple, mon amourachement de celle-ci atteste-t-elle ma consternante et persistante puérilité, celle d’un vieil enfant de soixante-huit ans qui a beau pérorer que l’amour est une névrose qui nous ramène à la mère, toutes et tous, et qui cependant s’énamoure du moindre fétiche donnant consistance aux merveilles et créatures qui, de ses rêves, s’épanchent, depuis qu’il rêve et que ses songes ont le visage de quelque mystérieuse, entre Nadja, Yvonne George et Nancy Cunard, dans la réalité, entre Báthory Erzébeth et Alexandra Kollontaï, dans l’Histoire, et entre Louise Lame (le personnage féminin de La Liberté ou l’amour de Robert Desnos), Cynthia (celui de la ravisseuse du père de l’enfant qui devient femme dans Babylone de René Crevel) et Aurora (le personnage éponyme du roman de Michel Leiris), dans la littérature… Si la photographie et l’écriture fixent les fantômes avec lesquels nous vivons, une fois couchés sur papier, ceux-ci agissent sur nous, non plus en nous hantant, mais comme des fantasmes purgés de leur charge négative – emblème et métaphore de nos désirs.
Cette photographie de Duras à Paris en 1946 (sous le charme de laquelle je demeure) n’est pas l’image sur laquelle la voix narrative de L’Amant s’appuie pour déplier son récit : elle est celle d’un visage qui séduit, qui me séduit, mais qui antérieurement a subi une altération, une dégradation :
Très vite dans ma vie il a été trop tard. À dix-huit ans il était déjà trop tard. Entre dix-huit ans et vingt-cinq ans mon visage est parti dans une direction imprévue. À dix-huit ans j’ai vieilli. Je ne sais pas si c’est tout le monde, je n’ai jamais demandé. Il me semble qu’on m’a parlé de cette poussée du temps qui vous frappe quelquefois alors qu’on traverse les âges les plus jeunes, les plus célébrés de la vie. Ce vieillissement a été brutal. (9-10)
Le mien vieillissement a-t-il été progressif ? Ou plutôt la prise de conscience que je vieillissais a-t-elle été tardive ? Quand me suis-je vu et senti vieilli ? Certainement pas à dix-huit ans. Plus tard. Mais pas à mes quarante-quatre ans, j’ai franchi le cap du millénaire dans une euphorique cécité alors que gosse j’avais jugulé mon angoisse de mourir en « calculant » que j’avais une petite éternité à vivre avant d’atteindre l’an deux mille… Le coup de vieux, est-ce à quarante-sept ans qu’il s’est abattu sur moi ? Peut-être. Ou plus tard encore ? Oui, plus tard, après mes cinquante ans. Avec la décennie suivante ? Récemment ? Ces décomptes me dépriment, ils sont funestes. Ils ne peuvent que l’être.
Dans L’Amant, Duras pose qu’entre dix-sept et dix-neuf ans une mue est survenue le vieillissement a d’abord bouleversé ses traits, elle s’en est accommodée, puis il s’est attaqué à la « substance » même de son visage, à sa pulpe, l’affublant d’une nouvelle face sur laquelle ce ravage se déchiffrait et se lisait :
Je l’ai vu gagner mes traits un à un, changer le rapport qu’il y avait entre eux, faire les yeux plus grands, le regard plus triste, la bouche plus définitive, marquer le front de cassures profondes. Au contraire d’en être effrayée j’ai vu s’opérer ce vieillissement de mon visage avec l’intérêt que j’aurais pris par exemple au déroulement d’une lecture. Je savais aussi que je ne me trompais pas, qu’un jour il se ralentirait et qu’il prendrait son cours normal. Les gens qui m’avaient connu à dix-sept ans lors de mon voyage en France ont été impressionnés quand ils m’ont revue, deux ans après, à dix-neuf ans. Ce visage-là, nouveau, je l’ai gardé. Il a été mon visage. Il a vieilli encore bien sûr, mais relativement moins qu’il n’aurait dû. J’ai un visage lacéré de rides sèches et profondes, à la peau cassée. Il ne s’est pas affaissé comme certains visages à traits fins, il a gardé les mêmes contours mais sa matière est détruite. J’ai un visage détruit. (10)
Le roman L’Amant, n’est-ce pas l’histoire écrite de cette destruction, la dévastation des traits de l’ « enfant » n’étant pas due au soleil ni à la misère, mais à ce qui a tramé sa liaison avec le Chinois et au moment sensible de sa vie où elle a eu lieu, celui de sa défloration : « le temps [était] sans doute arrivé où elle ne pouvait plus échapper à certaines obligations qu’elle [avait] envers elle-même » (46). En 1991, L’Amant de la Chine du Nord fournit la clé de qui est advenu à l’ « enfant » : avec cette « première fois » éminemment transgressive (la mettant au ban de la société coloniale) et les dix-huit mois qui ont suivi, elle a connu l’amour, un amour qui l’a métamorphosée :
Ils passent devant une glace en pied dans l’entrée du restaurant.
Elle se regarde. Elle se voit. Elle voit le chapeau d’homme en feutre bois de rose au large ruban noir, les souliers noirs éculés avec les strass, le rouge à lèvres excessif du bac de la rencontre.
Elle se regarde elle – elle s’est approchée de son image. Elle s’approche encore. Ne se reconnaît pas bien. Elle ne comprend pas ce qui est arrivé. Elle le comprendra des années plus tard : elle a déjà le visage détruit de toute sa vie. (38)
Ai-je moi aussi arboré en pleine jeunesse et sur ma mine le travail de ruine qui, sûrement, me défait ? Ai-je eu tôt, très tôt, un « visage détruit », et pourquoi, et si oui depuis quand ? Cette désagrégation annoncée a-t-elle été consécutive à l’amour, à un amour malheureux, à un amour partagé avec une de mes camarades, une des « tractoristes » avec lesquelles j’ai conjugué « la même chose, la même pitié, le même appel au secours, la même débilité du jugement, la même superstition disons, qui consiste à croire à la solution politique du problème personnel » (82-83). Duras m’incite à renoncer à toute complaisance envers moi : en raison de L’Amant, bien sûr ; parce que le premier livre de Marguerite Duras que j’ai lu, c’était Détruire, dit-elle, et c’était ma mère qui me l’avait offert, un livre en cadeau, de sa part et dans notre famille, cela a toujours été à marquer d’une pierre blanche ; et qu’il y a cette photographie de Marguerite en 1946 : Michèle Ponticq m’a relaté qu’en 2004 Jacques-Francis Rolland, journaliste au quotidien communiste Ce Soir en 1946, lui a dévoilé qu’avec affection Jacques Audiberti nommait Marguerite Duras « ma tchékiste »…
De mes tchékistes, Maïté a-t-elle été à son corps défendant l’auxiliaire de la faucheuse qui de mon visage a fait un burin ? Dans Une désarmée des morts, une page lui est consacrée :
Maïté dort à Maisons-Laffitte, à trois pas du passage des plantes et de la rue du souvenir, près de la voie ferrée derrière le carré militaire, elle aurait mérité Collioure ou Port-Vendres même si elle n’était pas poète ni chef d’un état imaginaire ni envoyée plénipotentiaire en chapka de l’Internationale, elle était plus que cela, une camarade et une amour de jeunesse, une camarade qu’il a mal aimée, l’été dernier hélas le ciel pour elle s’est fait lourd, et ses yeux se sont clos, le crabe l’avait cramponnée de son torve grappin ; il avait été incapable d’échanger avec elle depuis qu’il la savait malade, depuis trente années ils ne s’étaient plus rencontrés, ils s’écrivaient de temps en temps, elle en avait pris l’initiative : navrée de resurgir après tant d’anniversaires nous avions la vingtaine quand nous nous sommes connus puis la trentaine à notre revoyure… Sous le soleil déjà printanier de février refait surface leur correspondance, elle voulait comprendre, elle se sentait plus humaine que lorsqu’ils militaient : ainsi à l’université tu t’ennuies c’est ce que j’y ai éprouvé y compris lorsque nous nous imaginions la révolutionner, oh je ne suis que très peu retournée à Bordeaux mais chacune des fois où je me suis retrouvée à la gare Saint-Jean j’ai ressenti les mêmes sensations qui alors m’accablaient, notre génération est arrivée après la fête de 1968, la salle de bal était fermée, nous cognions à la porte, celle-ci refusait obstinément de s’ouvrir et nous ignorions quelle force la maintenait, nous en nourrissions une certaine tristesse, aussi nous consolions-nous entre nous…
Ma réponse, l’ai-je trouvée dans L’Amant ? Une nuit, sous les auspices d’un oiseau, une « image » instruit la mère du sort du père, dans un conte de nuit selon lequel on est toujours enfant devant la mort :
Dans cette résidence admirable qui donne sur le Mékong, l’ancien palais du roi du Cambodge, au milieu de ce parc effrayant, des hectares, où ma mère a peur. La nuit elle nous fait peur. Nous dormons tous les quatre dans un même lit. Elle dit qu’elle a peur de la nuit. C’est dans cette résidence que ma mère apprendra la mort de mon père. Elle l’apprendra avant l’arrivée du télégramme, dès la veille, à un signe qu’elle était seule à avoir vu et à savoir entendre, à cet oiseau qui en pleine nuit avait appelé, affolé, perdu dans le bureau de la face nord du palais, celui de mon père. C’est aussi là, à quelques jours de la mort de son mari, en pleine nuit aussi, que ma mère s’est trouvée face à l’image de son père, de son père à elle. Elle allume. Il est là. Il se tient près de la table, debout, dans le grand salon octogonal du palais. Il la regarde. Je me souviens d’un hurlement, d’un appel. Elle nous a réveillés, elle nous a raconté l’histoire, comment il était habillé, dans son costume du dimanche, gris, comment il se tenait, et son regard, droit sur elle. Elle dit : je l’ai appelé comme quand j’étais petite. Elle dit : je n’ai pas eu peur. Elle a couru vers l’image disparue. Les deux étaient morts aux dates et aux heures des oiseaux, des images. De là sans doute l’admiration que nous avions pour le savoir de notre mère, en toutes choses, y compris celles de la mort. (41)
Mon portrait à Butrint a essaimé dans la narration de Garonne in absentia et y a rayonné davantage que s’il n’avait pas été égaré par la vie : cette vanité est d’abord l’image du fantôme et si elle me désigne, moi, comme tel, et sans aucune possibilité d’erreur, c’est parce qu’une main de femme, et pas n’importe laquelle, m’a saisi à un moment où je me suis montré comme je serai demain et comme je suis déjà, avec dans les yeux et au coin des lèvres le sourire des morts de bonne volonté, c’est-à-dire de ceux qui aiment la vie à en crever. De nombreuses traditions rapportant que revenants et vampires ne se réfléchissent pas dans un miroir et qu’ils n’ont pas d’ombre attachée à eux, j’estime que la disparition de cette image n’est pas fortuite car ce que ce cliché montrait n’était pas montrable, aussi moi, vivant, en chair et en os, n’en suis-je que la furole : pour aimer et créer il faut mourir à soi.
Notes :
(1) Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 9.
(2) Marguerite Duras, La Voix matérielle, p. 31.
(3) Marguerite Duras, La Voix matérielle, op. cit., p. 32.
(4) Marguerite Duras, « Le Deuxième Projet », Le Camion, p. 75 : « Le cinéma arrête le texte, frappe de mort sa descendance : l’imaginaire. […] Le cinéma le sait : il n’a jamais pu remplacer le texte. Il ne connaît plus le chemin de la forêt, il ne sait plus revenir au potentiel illimité du texte, à sa prolifération illimitée d’images. »
(5) Louis Aragon, « Cette vie est à nous », Le Roman inachevé.
(6) Léo Ferré, « Il n’y a plus rien ».
(7) Marguerite Duras, L’Amant de la Chine du Nord, Paris, Gallimard, 1991, p. 17 : « Voix aveugle. Sans visage. »
(8) Les citations de Marguerite Duras apparaissant à l’intérieur de mon texte renvoient toutes à L’Amant, dans l’édition de 1984 et le tirage de juillet 2022. Le chiffre placé entre parenthèses qui les suit correspond à leur pagination. Dans ces feuillets, sont précisées en notes de bas de page des extraits de L’Amant n’apparaissant pas dans le corps du texte pour ne pas l’alourdir, et les sources de toutes les autres références.
(9) Dans L’Amant de la Chine du Nord, à l’approche du départ du frère aîné pour la France, l’ « enfant » avoue au Chinois qu’elle vient d’avoir quinze ans. Voir p. 192 :
« -Tu veux me dire quelque chose…
-Oui. Je t’ai menti. J’ai eu quinze ans il y a dix jours. »
(10) Marguerite Duras, L’Amant de la Chine du Nord, op. cit., p. 76 :
« L’enfant. Elle est seule dans l’image, elle regarde, le nu de son corps à lui aussi inconnu que celui d’un visage, aussi singulier, adorable, que celui de sa main sur son corps pendant le voyage. Elle le regarde encore et encore, et lui il laisse faire, il se laisse être regardé. Elle dit tout bas :
-C’est beau un homme chinois.
Elle embrasse. Elle n’est plus seule dans l’image. Il est là. À côté d’elle. Les yeux fermés elle embrasse. Les mains, elle les prend, les pose contre son visage. Ses mains, du voyage. Elle les prend et elle les pose sur son corps à elle. Et alors il bouge, il la prend dans ses bras et il roule doucement par-dessus le corps maigre et vierge. Et tandis que lentement il le recouvre de son corps à lui, sans encore la toucher, la caméra quitterait le lit, elle irait vers la fenêtre, s’arrêterait là, aux persiennes fermées. Alors le bruit de la rue arriverait assourdi, lointain dans la nuit de la chambre. Et la voix du Chinois deviendrait aussi proche que ses mains. »
(11) Marguerite Duras, L’Amant de la Chine du Nord, op. cit., p. 13 :
« […] une très jeune fille […].
Elle, c’est celle qui n’a pas de nom dans le premier livre ni dans celui qui l’avait précédé ni dans celui-ci. »
(12) Gilles Deleuze, à propos de Mai 1968.
(13) Dans un échange avec l’amant chinois, la mère relate que pour son fils aîné l’ « enfant » était une fille « perdue » et que « si ils [n’avaient]rien [fait] » celle-ci « serait « allée » avec tous les hommes », ce qu’elle croit (Ibidem, p. 162).
(14) Ibidem, p. 35 :
« Elle, l’enfant, elle est fardée, habillée comme la jeune fille des livres : de la robe en soie indigène d’un blanc jauni, du chapeau d’homme d’ « enfance et d’innocence », au bord plat, en feutre-souple-couleur-bois-de-rose-avec-large-ruban-noir, de ces souliers de bal, très usés, complètement éculés, en-lamé-noir-s’il-vous-plaît, avec motifs de strass. »
Et aussi à la page 36 :
« Elle, elle est restée celle du livre, petite, maigre, hardie, difficile à attraper le sens, difficile à dire qui c’est, moins belle qu’il n’en paraît, pauvre, fille de pauvres, ancêtres pauvres, fermiers, cordonniers, première en français tout le temps partout et détestant la France, inconsolable du pays natal et d’enfance, crachant la viande rouge des steaks occidentaux, amoureuse des hommes faibles, sexuelle comme pas rencontré encore. Folle de lire, de voir, insolente, libre. »
(15) Ibidem, p. 27 : « Morte de vivre. »
(16) Dans L’Amant de la Chine du Nord, le personnage ne craint pas cette éventualité. Se reporter à ce passage, p. 96 :
« Elle demande :
-Si la police nous trouvait… - elle rit – je suis très mineure…
-Je serais arrêté deux ou trois nuits peut-être… Je ne sais pas bien. Mon père paierait, Ce ne serait pas grave. »
À rapprocher aussi de ce passage de L’Amant de la Chine du Nord qui évoque l’éventualité d’un mariage avec un homme beaucoup plus âgé que l’ « enfant » et qui suggère (selon moi) que la condition matrimoniale est assimilable à une forme de prostitution, p. 109 :
« -On ne t’a jamais demandé en mariage ? C’est la mode à Saïgon…
-Si. D’abord ma mère elle dit oui tout de suite, après je pleure, alors elle dit non et ça fait des histoires… Le dernier c’était un monsieur des Messageries maritimes, il avait au moins trente-cinq, trente-huit ans… Il gagnait beaucoup d’argent. Ma mère, elle a failli céder mais moi j’ai dit non, qu’il était trop gros… trop rouge… tu vois… »
Et la mère n’a-t-elle pas espérer, un temps, vendre sa fille ? Voir Ibidem, p. 146 :
« Il est très douloureux et plein d’amour pour elle. Il dit :
-C’est vrai que vous n’avez plus rien. La seule chose qui leur restait à vendre c’était toi. Et on ne veut pas t’acheter. Ton frère aîné avait écrit à mon père. Ta mère cherchait à me rencontrer. Mon père m’a demandé de la voir. Je l’ai vue. »
(17) Marguerite Duras, Le Livre dit, Entretiens de Duras Filme, Le Livre dit, Entretiens de Duras Filme, édition établie, présentée et annotée par Joëlle Pagès-Pindon, Paris, Gallimard, 2014, p. 47.
(18) Marguerite Duras, L’Amant de la Chine du Nord, op. cit., p. 133 :
« -Tu m’as oubliée.
-C’est la douleur que j’aime. Je ne t’aime plus. C’est mon corps, il ne veut plus de celle qui part. »
(19) Marguerite Duras, L’Amant, (1984), Paris, Minuit, 2022, p. 53 :
« Je suis heureuse de tout ce qu’il m’annonce et je le lui dis. Il devient brutal, son sentiment est désespéré, il s ejette sur moi, il mange les seins d’enfant, il crie, il insulte. Je ferme les yeux sur le plaisir très fort. Je pense : il a l’habitude, c’est ce qu’il fait dans la vie, l’amour, seulement ça. Les mains sont expertes, merveilleuses, parfaites. J’ai beaucoup de chance, c’est clair, c’est comme un métier qu’il aurait, sans le savoir il aurait le savoir exact de ce qu’il faut faire, de ce qu’il faut dire. Il me traite de putain de dégueulasse, il me dit que je suis son seul amour, et c’est ça qu’il doit dire et c’est ça qu’on dit quand on laisse le dire se faire, quand on laisse le corps faire et chercher et trouver et prendre ce qu’il veut, et là tout est bon, il n’y a pas de déchet, les déchets sont recouverts, tout va dans le torrent, dans la force du désir. »
(20) Marguerite Duras, Le Livre dit, Entretiens de Duras Filme, op. cit., p. 44-45.
(21) Marguerite Duras, L’Amant de la Chine du Nord, op. cit., p. 181 : « Avec notre histoire, je crois que ma vie a commencé. »
(22) Ibidem, p. 110.
(23) Ibidem, p. 60 :
« Elle croyait, elle savait que c’était là, dans cette scène extérieure, à partir d’une sorte d’intelligence qu’ils avaient eue de leur désir, tout raisonnement banni, qu’ils ne s’étaient plus empêchés de rien, qu’ils étaient devenus amants. »
(24) Marguerite Duras, L’Amant, op. cit., p. 46-47:
« Il la regarde tout d’abord comme s’il attendait qu’elle parle, mais elle ne parle pas. Alors il ne bouge pas non plus, il ne la déshabille pas, il dit qu’il l’aime comme un fou, il le dit tout bas. Puis il se tait. Elle ne lui répond pas. Elle pourrait répondre qu’elle ne l’aime pas. Elle ne dit rien. Tout à coup elle sait, là, à l’instant, elle sait qu’il ne la connaît pas, qu’il ne la connaîtra jamais, qu’il n’a pas les moyens de connaître tant de perversité. Et de faire tant et tant de détours pour l’attraper, lui il ne pourra jamais. C’est à elle à savoir. Elle sait. À partir de son ignorance à lui, elle sait tout à coup : il lui plaisait déjà sur le bac. Il lui plaît, la chose ne dépendait que d’elle seule.
Elle lui dit : je préfèrerais que vous ne m’aimiez pas. Même si vous m’aimez je voudrais que vous fassiez comme d’habitude avec les femmes. Il la regarde comme épouvanté, il demande : c’est ce que vous voulez ? Elle dit que oui. Il a commencé à souffrir là, dans la chambre, pour la première fois, il ne ment plus sur ce point. Il lui dit que déjà il sait qu’elle ne l’aimera jamais. Elle le laisse dire. D’abord elle dit qu’elle ne sait pas. Puis elle le liasse dire. »
(25) Marguerite Duras, Le Livre dit, Entretiens de Duras Filme, op. cit., p. 53. Et aussi, Ibidem, p. 54 :
« L’homme et la femme sont absolument irréconciliables et c’est cette tentative impossible qui fait la grandeur de la tentative, sa splendeur et son immensité. Et c’est de cela que je serai constamment – et pour toujours, et que j’ai toujours été – inconsolable. »
(26) Marguerite Duras, « Les ‘Brouillons du Livre dit’ », in Le Livre dit, Entretiens de Duras Filme, op. cit., p. 189 :
« Yann Andréa – Oui, mais en même temps le désir est frappé inéluctablement de mortalité.
Marguerite Duras – Non. Nous ne parlons pas de la même chose. Vous voulez banaliser le désir, lier son sort à celui de la vie mortelle. Vous faites la confusion entre l’individu qui éprouve le désir et le désir. […] Pour ma part, je sépare l’individu du désir qu’il vit. Écoutez, je crois que lorsqu’on a vécu vraiment ce foudroiement, on ne peut pas se tromper !
Peu de gens passent ce seuil du désir. Beaucoup de gens l’évitent. Beaucoup d’autres n’en comprennent pas la grandeur. Dans l’homosexualité par exemple, c’est la fin de cette possibilité, vous voyez, de mourir vivant. Je pense que le désir est un échange impossible entre des sexes différents, entre des sexes irréconciliables, qui sont le sexe féminin et le sexe masculin ; que la splendeur du désir, sa transcendance, a lieu entre des sexes de nature différente et que sa mort, son immense échec, sa pauvreté, c’est l’homosexualité. Vous savez, c’est personnel ce que je dis ; mais le principal, c’est d’être persuadé de ce que l’on dit. Je le suis complètement. »
(27) Marguerite Duras, Le Livre dit, Entretiens de Duras Filme, op. cit., p. 174 :
« J’ai parlé beaucoup, beaucoup, de l’amour maternel ! Puisque c’est le seul amour que je connaisse comme étant inconditionnel, absolument, et c’est très bien. C’est celui qui ne cesse jamais. Qui est à l’abri de toutes les intempéries… Il n’y a rien à faire, c’est une calamité. C’est la seule calamité du monde, c’est l’amour maternel, bon. Ça ne cesse jamais. Tu peux faire n’importe quoi, tu peux tuer dix personnes, tu peux être un satyre, un criminel, je t’aimerai toujours, il n’y a rien à faire. Et toujours de la même façon… Mais je l’ai dit, ça, je l’ai dit dix fois ! »
(28) Ibidem, p. 157-158 :
« […] il y a une tentative complètement tragique et délirante… – je peux en dire encore plus que ça, enfin –, dans la passion, d’identification ; et l’identification, elle passe par le lien parental, si tu veux. C’est-à-dire qu’on voudrait mourir de s’aimer, comme on voudrait mourir d’être au même point de l’amour, chacun. On voudrait mourir de s’aimer de la même façon, donc d’être identiques : c’est ça, si tu veux, la passion. Mais hélas, pour le monde, il y a très peu de gens qui ont abordé ces territoires-là, enfin. […] C’est vouloir s’anéantir, de s’aimer ; c’est-à-dire que l’amour étant une fin mortelle en soi, on voudrait mourir de la même mort, donc mourir du même amour. C’est-à-dire retrouver cette identification impossible – inadmissible et inadmise, d’ailleurs, par le monde entier – de l’inceste. Moi, je crois, complètement à ça, à cette équation-là du départ. »
(29) Marguerite Duras, L’Amant de la Chine du Nord, op. cit., p. 48 :
« D’abord il y a la douleur. Et puis après cette douleur est prise à son tour, elle est changée, lentement arrachée, emportée vers la jouissance, embrassée à elle. »
(30) Ibidem, p. 88-89 :
« Je suis exténuée du désir d’Hélène Lagonelle.
Je suis exténuée de désir.
Je veux emmener avec moi Hélène Lagonelle, là où chaque soir, les yeux clos, je me fais donner la jouissance qui fait crier. Je voudrais donner Hélène Lagonelle à cet homme qui fait ça sur moi pour qu’il le fasse à son tour sur elle. Ceci en ma présence, qu’elle le fasse selon mon désir, qu’elle se donne là où moi je me donne. Ce serait par le détour du corps d’Hélène Lagonelle, par la traversée de son corps que la jouissance m’arriverait de lui, alors définitive.
De quoi en mourir. »
Se reporter aussi à Marguerite Duras, L’Amant de la Chine du Nord, op. cit., p. 61 : « Jamais, dans les mois qui avaient suivi, ils n’avaient parlé de la douleur effrayante de ce désir. »
(31) Marguerite Duras, L’Amant de la Chine du Nord, op. cit., p. 54 :
« L’enfant hésite et puis elle dit le mot « à la place d’Alice ».
Elle dit : jouir.
Hélène dit que c’est ça.
Elles se regardent et rient du bonheur de se retrouver.
Hélène dit :
-Ma Mère, elle dit qu’il ne faut pas dire ce mot, même quand on le comprend. Que c’est un mot mal élevé. Ton petit frère il dit quel mot ?
-Aucun. Il dit rien mon petit frère. Il sait rien. Il sait que ça existe. Tu verras, la première fois que ça nous arrive… on a peur, on croit qu’on est en train de mourir. »
(32) Ibidem, p. 78.
(33) Ibidem, p. 19.(34)
(34) Marguerite Duras, L’Amant, op. cit., p. 107 :
« La même différence sépare la dame et la jeune fille au chapeau plat des autres gens du poste. De même que toutes les deux regardent les longues avenues des fleuves, de même elles sont. Isolées toutes les deux. Seules, des reines. Leur disgrâce va de soi. Toutes deux au discrédit vouées du fait de la nature de ce corps qu’elles ont, caressé par des amants, baisé peurs bouches, livrées à l’infamie d’une jouissance à en mourir, disent-elles, à en mourir de cette mort mystérieuse des amants sans amour. C’est de cela qu’il est question, de cette humeur à mourir. Cela s’échappe d’elles, de leurs chambres, cette mort si forte qu’on en connaît le fait dans la ville entière, les postes de la brousse, les chefs-lieux, les réceptions, les bals ralentis des administrations générales. »
(35) Marguerite Duras, Le Livre dit, Entretiens de Duras Filme, op. cit., p. 40-41.
(36) Marguerite Duras, La Vie Matérielle, p. 32. Cité dans Marguerite Duras, Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, Coll. « La Pléiade », 2011, p. 1685.
(37) Marguerite Duras, L’Amant de la Chine du Nord, op. cit., p. 51. À rapprocher de cet autre passage situé à la même page : « Ils allaient se séparer. Elle se souvient combien c’était difficile, cruel, de parler. Les mots étaient introuvables tellement le désir était fort. Ils ne s’étaient plus regardés. Ils avaient évité leurs mains, leurs yeux. C’était lui qui avait imposé ce silence. Elle avait dit que ce silence à lui seul, les mots évités par ce silence, sa ponctuation même, sa distraction, ce jeu aussi, l’enfance de ce jeu et ses pleurs, tout ça aurait pu déjà faire dire qu’il s’agissait d’un amour. »
(38) Ibidem, p. 84-85.