
Avec Vivre avec les hommes. Réflexions sur le procès Pelicot, Manon Garcia, philosophe féministe, nous offre à lire un essai indispensable à travers lequel elle poursuit son travail déjà engagé dans On ne naît pas soumise, on le devient (2018) et dans La Conversation des sexes (2021) sur les relations entre les hommes et les femmes, la soumission féminine et le consentement. Le procès de Mazan a été pour elle une épreuve concrète, personnelle et philosophique, pour aborder le corps d’un procès « extra-ordinaire » par son ampleur. Car plus de 50 hommes ont violé une femme offerte par son mari, premier complice de ce viol collectif, à travers un réseau internet. Collateral est allé à la rencontre de Manon Garcia qui a livré des réponses saisissantes à la hauteur de la force et de la lucidité de son essai. Malheureusement elle n’a pas eu le temps de répondre à quelques questions sur le consentement, l’inceste qui traverse de part et d’autre l’histoire de la famille Pelicot, et la personnalité de Dominique Pelicot : les lectrices et lecteurs trouveront ample matière à découvrir dans son essai.
J’ai beaucoup aimé votre livre et vous remercie d’accompagner par la main et l’esprit vos lectrices et lecteurs (je me demande s’il y aura plus de femmes ou d’hommes qui le liront) dans cette matière si dense et terrible qu’est un procès pour viol et violences sexuelles commises à l’encontre d’une seule femme par plus de 50 hommes, en premier son mari.
Pourriez-vous préciser d’abord votre cheminement pour arriver à émettre le souhait d’assister au procès de Mazan et puis nous dire quelle a été votre première rencontre avec cette réalité ?
Merci beaucoup ! Ma venue à Avignon est le fruit d’un concours de circonstances : comme beaucoup de monde j’ai suivi le procès dès son ouverture, je connaissais déjà l’histoire à travers un article de Lorraine de Foucher dans Le Monde, mais je n’avais pas prévu d’y aller. Et puis au fil du temps, il m’est apparu que mes recherches sur le consentement sexuel et la soumission me donnait un point de vue particulier sur cette affaire et sur ce procès, que ça vaudrait par conséquent la peine que j’essaie de l’analyser avec précision. À partir de ce moment-là, je me suis plongée dans les grands livres sur des procès, Arendt bien sûr, Carrère, mais aussi des textes de Gisèle Halimi sur le procès d’Aix. Et j’ai commencé à écrire, en suivant d’abord juste les livetweets du procès, les articles dans la presse. Je me suis dit que j’allais y passer deux ou trois jours pour avoir vu les lieux avant de rentrer chez moi continuer à écrire, mais dès que je suis arrivée j’ai été happée, je ne pouvais plus repartir. En fait, c’est une histoire très banale de ce qu’on cherche et de ce qu’on voit : je ne cherchais pas les mêmes réponses, les mêmes aspects du procès que les journalistes, donc en arrivant sur place j’ai vu beaucoup de choses qui étaient fondamentales pour ma compréhension et qui ne transparaissaient pas dans les articles.
Vous avez décidé, vous philosophe, d’écrire un texte où votre affect est sollicité autant que votre réflexion. Écrire Mazan, voir Mazan y compris les vidéos montrant l’horreur a sans doute été une expérience éprouvante. Le procès est terminé, votre témoignage éclairé et vibrant est publié, vous êtes dans la période de promotion du livre : comment tout cela agit encore sur vous ? Cela génère d’autres réflexions ? Interrogations ? Un soulagement d’avoir produit ce texte qui nous est nécessaire ?
Oui je suis évidemment soulagée. D’une part, c’était important pour moi d’écrire ce livre et je suis soulagée d’avoir réussi à le faire. Et d’autre part, surtout, je suis soulagée parce que l’écriture m’a permis à la fois de mettre à distance le procès et ses affects par une sorte de processus de sublimation et de garder trace de l’état mental très particulier qui était le mien pendant le procès. Le procès, et plus encore une fois que j’étais sur place, m’a fait un effet étrange de lucidité : tout à coup, c’était comme si j’avais mis des lunettes qui me permettaient de voir clairement l’ampleur des violences sexuelles, la place qu’elles occupent dans notre société, leur côté à la fois absolument banal et résolument monstrueux. Et j’ai bien vu quand je suis rentrée à Berlin dans ma vie quotidienne après mon premier séjour à Avignon, que cette lucidité n’était tout simplement pas compatible avec la vie normale, que j’étais habitée par une suspicion permanente et insoutenable, que je ne pensais qu’au viol. Cette lucidité qui était la mienne à ce moment-là n’est pas compatible avec la vie normale, les femmes doivent sans cesse oublier ce qu’elles savent déjà de cette violence pour pouvoir vivre, et au fond en écrivant ce livre dans le temps du procès, j’ai essayé de capter cette lucidité avant de devoir y renoncer pour revenir à la vie.
J’ai beaucoup apprécié l’extrême tact que vous utilisez pour évoquer le corps de Gisèle Pelicot tout en disant le nécessaire pour nous parler, à nous les femmes, des douleurs gynécologiques de Gisèle Pelicot (on s’est tellement interrogées sur sa souffrance !), vous évoquez sa détermination à ne pas se soumettre aux désirs sexuels de son mari. Votre témoignage et votre réflexion aident à penser les relations conjugales et intimes à partir du corps de la femme. La présence de beaucoup de femmes au procès en soutien de Gisèle Pelicot explique sans doute cette identification à un problème structurel du couple hétérosexuel. Peut-on dire que la sexualité constitue toujours ou trop souvent un lieu de violence pour les femmes ?
Oui ! C’est ce que les féministes ne cessent de montrer depuis les années 1970 et qu’on ne cesse de ne pas vouloir entendre. Ce procès, en apparence, ne concerne personne d’autre que Gisèle Pelicot directement, tant ce qu’il lui est arrivé est par son ampleur extra-ordinaire. Pourtant tant de femmes se sont identifiées à Gisèle Pelicot précisément parce qu’elles ont reconnu dans son calvaire des traits de ce que c’est pour les femmes que de vivre sexuellement avec les hommes.
Venons à la question des « hommes » et de la / des « masculinité(s) » dans ce procès, le titre de votre livre est explicite Vivre avec les hommes. Réflexions sur le procès Pelicot. Vous êtes toujours très mesurée lorsque vous analysez les témoignages et/ou les agissements des accusés. Vous n’abusez pas de mots comme « patriarcat » ou « domination masculine » mais vous vous interrogez sur ceux et celles qui continuent de valoriser des comportements ou des affirmations masculinistes qui finissent par rendre possible le viol organisé jugé à Mazan et qui continuent de nourrir ce qu’on appelle la « culture du viol ». Notre chemin est-il encore très long et ardu pour qu’on réussisse à déconstruire ces mythes du mâle ?
Oui c’est indéniablement ce que j’ai trouvé le plus noir dans ce procès : contrairement à ce que l’on pourrait croire et espérer, le monde dans lequel nous vivons n’est pas un monde post-#MeToo dans lequel les hommes auraient pris conscience collectivement de la façon dont les normes sociales de genre les invitent à des représentations du monde et des comportements sexistes. Au contraire, on voit au tribunal d’Avignon des hommes absolument convaincus que ce qu’ils ont fait n’est pas si grave, qu’on ne devrait pas leur en vouloir, que c’est au mieux une petite erreur de leur part que d’avoir violé Gisèle Pelicot alors qu’elle était sédatée par son mari. Et on voit que certains des avocats, des témoins et même, dans une certaine mesure, des experts psychologiques et psychiatriques partagent ce sentiment que les violences sexuelles sont des manifestations regrettables mais presque compréhensibles de la masculinité. On comprend par exemple qu’au fond le dispositif judiciaire de la cour criminelle – qui consiste en ce que les accusés sont jugés par des juges de profession et non par un jury populaire – est sans doute en faveur de Gisèle Pelicot tant un jury populaire aurait risqué de partager tous ces stéréotypes de genre et cette idée, apparemment répandue, que les accusés auraient une sorte de droit à l’erreur sexuel.
Vous faites référence et revenez commenter d’ailleurs une chanson New Wave des années 1980, Don’t you want me baby de The Human League, précisément parce que notre environnement est encore et toujours surchargé d’imaginaires où, comme vous dites, « l’ombre de la violence masculine plane sans cesse ». Tout le monde a dansé et continue de danser sur cette chanson sans jamais réfléchir à sa toxicité. Comment combattre ces « banalisations » de contenus sans apparaître sans cesse des rabat-joie aux yeux de ceux et celles qui n’ont pas encore chaussé nos lunettes ?
Comme je l’écris dans le livre, le problème ne vient pas des féministes ou de celles et ceux qui remarquent le sexisme de ces chansons, leur incroyable violence mais de ceux qui les écrivent et de la société qui ne cesse de trouver tout à fait acceptable d’érotiser les violences sexistes et sexuelles. Je suis frappée par la récurrence de séries policières qui mettent sans cesse en scènes des femmes violées, démembrées, découpées par des pervers sexuels, comme si au fond on prenait collectivement du plaisir à voir sans cesse rejouée l’histoire de la destruction des femmes. Moi je voudrais pouvoir danser sur tout, chanter à tue-tête sur mon vélo sans me rendre compte à mi-parcours que je chante une menace de féminicide.
Grâce à votre récit précis, à votre jugement clair, nous pouvons suivre les interventions des avocates et avocats au procès tout au long de votre livre, vous louez pour certain-es leurs médiations. Vous dédiez en revanche un chapitre à part au « ténor du barreau » Lemaire. Est-il la quintessence de l’ « himpathy » ? Représente-t-il la force violente du backlash qui ne cesse de nous menacer ?
Je ne sais pas, je crois que Lemaire a toujours été exactement comme il s’est montré au procès des viols de Mazan, j’ai eu des échos de propos atroces qu’il a tenus à une victime de viol il y a vingt ans. Dans son cas, il n’y a pas de blacklash, c’est vraiment plutôt l’image de ces hommes d’une nobilité provinciale arrogante dont le pouvoir repose entre autres sur leur humiliation constante des femmes et leur certitude de la supériorité des hommes.
J’aimerais terminer sur votre commentaire de l’une des épigraphes que vous avez choisies, celle de Marguerite Duras : « Il faut beaucoup aimer les hommes. Beaucoup, beaucoup. Beaucoup les aimer pour les aimer. Sans cela, ce n’est pas possible, on ne peut pas les supporter ». Vous renversez l’affirmation de Duras, il faut en réalité beaucoup aimer les femmes car elles sont vraiment détestées. Si les hommes ne nous aiment pas, la sororité nous aidera-t-elle ? Somme toute, comment se porte-t-il le féminisme à la fin de ce procès ?
Oui j’aime énormément ces phrases de Duras, j’y pense très souvent, elles sont très présentes à mon esprit. Et elles l’ont été tout particulièrement lorsque j’étais au procès. Je me demandais : qu’est-ce que ça signifie d’aimer les hommes si aimer les hommes ça peut être aimer ces hommes-là ? Est-ce que cela pourra suffire de les aimer, est-ce que l’amour pourra guérir certaines des blessures que cause le patriarcat ? Mais au fil du temps, effectivement, j’ai eu l’impression que tout cet amour que les femmes ont pour les hommes, tous ces efforts que beaucoup de féministes font pour essayer de réinventer l’amour, de vivre avec les hommes, est vain tant ces hommes qui étaient devant nous n’aimaient pas les femmes. J’ai été frappée qu’à aucun moment ils n’aient pensé à ce que leurs crimes feraient aux femmes de leur vie, aux conséquences sur ces femmes qu’ils disent aimer de ce qu’ils prétendent être leur désir de faire l’amour à Gisèle Pelicot et qui ressemble plutôt à un jeu de pouvoir pervers avec Dominique Pelicot dans lequel Gisèle Pelicot n’est qu’un réceptacle inerte. Alors, oui, ce procès a été un moment de sororité très grande et cet aspect-là m’a donné de l’espoir, mais cet espoir-là est mince face eu déferlement de misogynie la plus crasse que l’on a eu à voir. Et effectivement, je me suis demandé si le féminisme, même le plus solide théoriquement, même le plus optimiste, même le plus constructif, pouvait beaucoup face à cette haine.

Manon Garcia, Vivre avec les hommes. Réflexions sur le procès Pelicot, Paris, Climats/Flammarion, mars 2025, 256 p., 21 euros