
À l’aéroport Adolfo Suárez de Barajas, j’ai débarqué ce lundi 30 décembre en fin de matinée, filant aussitôt à l’hôtel, à un jet de pierre du cœur battant de la cité et, pour ce qui me concerne : le point névralgique dans les parages duquel depuis trente ans j’ai à chacun de mes différents séjours installé mes quartiers, y enluminant mon roman familial et y exaltant sans compter, et dans le débordement et l’excitation, les amours qu’en ces moments-là je cultivais. Dans un périmètre, délimité au nord par les jardins de la plaza de España et le monument à Cervantes, et, au sud, par la calle de los Cañizares, où se trouvait la Casa Patas, un fabuleux tablao de flamenco dont l’épidémie de covid a eu raison, j’ai donc pas mal roulé ma bosse et ma candeur. À l’intérieur de ce quadrilatère somme toute restreint, dont chaque côté s’étend sur une longueur équivalente à la distance qui sépare environ quatre stations de métro, presque un carré magique, j’ai en effet à de multiples reprises frotté et reposé ma carcasse : d’abord, calle de Alcalá, dans un très modeste établissement (aujourd’hui disparu) où Francesca avait réservé une chambre à mon nom seul, je l’y avais devancée d’une bonne demi-journée car, pour donner consistance à son alibi, en l’occurrence la visite à son père vivant dans une ferme près de Tolède, nous n’avions pas voyagé sur le même vol – la date exacte de notre escapade adultère m’échappe, j’en suis confus, et d’autant plus honteux que j’ai le sentiment que cet oubli attente à la mémoire de ma complice qu’un cancer fulgurant a par la suite emportée, était-ce en hiver, je me souviens du halo brumeux qui au crépuscule enveloppait nos étreintes, demeuré à Paris l’époux de Francesca a cru que celle-ci logeait chez sa sœur, laquelle exerçait comme dentiste près du Corte Inglés de la calle de Preciados et habitait en périphérie dans un pavillon résidentiel qui, à la fin de la parenthèse que nous nous étions ménagée, a abrité notre secret ; un peu plus haut en direction de Gran Vía, au Regina avant sa rénovation ; sur la plaza de Canalejas, dans un hostal au charme désuet, correspondant davantage à mes revenus, avant que ce secteur se transforme en temple du luxe, avec l’ouverture de Galerías, siège d’une douzaine d’enseignes pour richards et fortunés, et une hôtellerie haut-de-gamme ; et aussi calle Victoria ; et encore à l’Aguilar, carrera San Jerónimo, à proximité du Museo del Jamon. Cet espace urbain, dont les extensions, dans la réalité, jouxtent le Prado et, dans mon univers, les palais d’Esclarmonde et leurs dépendances, je l’ai idéalisé comme s’il exprimait la quintessence d’une Espagne et d’une Castille ambivalentes dans leur noblesse et leur allégresse, s’aventurant en fraise et en raideur dans le plaisir et la chair, et bravant le déshonneur et les flétrissures même dans les supplices et le sang. Au fil des années, j’en ai fait un territoire d’élection qui, de ses merveilles, m’a comblé et, de son chant profond, a oint mes chagrins, mes déceptions et ma délirante candeur.
Des épisodes privés et intimes me sont revenus à l’esprit durant le trajet en autobus, le 203, entre Barajas et la plaza de Cibeles, m’inclinant à hasarder que, non seulement on couche avec des morts mais que c’est souvent avec la même ou le même défunt que l’on s’abandonne, du moins en a-t-il été ainsi pour moi pendant des lunes, ma vie affective s’étant déroulée sur le mode de la réitération. Ce constat banal, tant la reproduction trame l’existence humaine, je le concilie avec l’hypothèse que Madrid m’ait servi de décor et de théâtre afin que, par déplacement, s’épanche – en quelque sorte, à découvert – la libido dominandi attachée à mes convictions politiques, les nuits madrilènes de L’Espoir, celles où tout « n’était que fraternité », se confondant dans ma pauvre fantasmagorie avec celles dont les ciels de lit de mes hébergements ont été les témoins muets de ma griserie puis de mes fiascos. Et de pester soudain contre mon étourderie, plutôt un acte manqué maquillé en négligence et inadvertance, une probable défense : si je me suis muni d’un excellent Pier Paolo Pasolini (Dialogues en public, José Corti, 2024) – de toute la semaine, je n’en feuilletterai pas une page ! –, j’ai (de nouveau) omis de glisser dans mon bagage le Michel Schneider, Des livres et des femmes, que je me suis pourtant promis de relire, crayon en main, et de le travailler, après l’avoir dévoré à sa sortie en 2021, et que je n’ai jamais plus touché… Mais pourquoi me fustiger ? L’appréhension critique de mon itinéraire, ne m’y emploie-je pas par le biais de la fiction et de l’écriture ? Mes romans ne pallient-ils pas, par le truchement de la fabulation, à cet examen, et au divan ? Et plusieurs de mes chroniques n’y concourent-elles pas aussi, bien que de manière moins approfondie ?
La ville était dans l’affairement des derniers préparatifs de la Saint-Sylvestre. Il m’a suffi d’une paire d’heures pour que j’aie l’impression que mon Madrid s’était définitivement envolé, seule persistait, dans l’azur d’un bel hiver, une lumière chatoyante qui, en fonction de l’angle sous lequel elle les frappait, rendait immaculé le blanc des façades, et encourageait les trop rares qui n’ont pas énoncé à la poésie et à la justice à déceler dans toutes les potentialités de la nature un inextinguible foyer, celui d’un sacré immanent. Cette luminescence de l’étant, un artiste l’a superbement captée ; c’est Joaquin Sorolla. L’exposition de soixante-dix-sept de ses toiles (« Sorolla, Cien años de modernidad, 17 octobre 2024-16 février 2025 »), à la Galería de las Colecciones Reales, m’a réjoui d’autant qu’un des tableaux accrochés, Tormenta sobre Peñalara, Segovia (1906), a réactivé en moi les images de plaines et de sierras du documentaire de Frédéric Rossif, Mourir à Madrid (1963), que j’avais (re)visionné dans la semaine précédant ces retrouvailles intellectuelles, sentimentales et sensibles avec Madrid.
Ce film de Rossif a nourri et alimenté mes chimères, en les trempant dans l’épopée révolutionnaire. Dans les milieux antifranquistes de France, il a été un instrument de transmission de la mémoire et un outil de mobilisation ; deux générations l’ont regardé comme le pendant de Nuit et brouillard d’Alain Resnais. Un demi-siècle plus tard, je suis frappé par son humanisme, la dénonciation des charniers, des exécutions sommaires et des représailles fascistes n’ayant pas pour corolaire l’oblitération des exactions commises par le camp républicain. La modération de ce propos (le texte du film a été écrit par Madeleine Chapsal ; il est dit, principalement, par Jean Vilar et Suzanne Flon) n’a pas fait polémique mais, peut-être que mon enthousiasme et mon zèle d’alors m’ont bouché les oreilles… Sauf erreur de ma part, les réserves que cette œuvre a soulevées concernaient la vision « œcuménique » du front de résistance à la rébellion des généraux et de l’armée, étant grandement édulcorés les affrontements fratricides entre le Parti communiste d’Espagne (PCE) et le Parti socialiste unifié de Catalogne (PSUC), d’une part, et le Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) et les libertaires, d’autre part, ainsi que les déplorables liquidations qu’ils ont entraînées. La condamnation par Rossif et Chapsal des massacres et des tueries qui entre 1936 et 1939 ont coûté la vie à un million de personnes puise à un pacifisme dont je postule que Goya ne l’aurait pas renié, puisque je l’identifie à celui qui irrigue son extraordinaire série de gravures, Los Desastros de la Guerra (« Les Désastres de la guerre »), dont les cuivres et les planches de la première édition (celle de 1863) sont visibles à la Calcographía Nacional, dans le cadre de la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando (Calle de Alcala). Ces épouvantables violences s’inscrivent dans une « tradition » à laquelle l’Espagne a beaucoup sacrifié tandis que ses peuples l’enduraient : la peinture l’atteste, je crois, au musée du Prado par exemple, avec le Duelo a garrotazos (« Duel au gourdin ») de Goya, précisément, et le Fusilamiento de Torrijos y sus compañeros en las palayas de Malaga (« L’Exécution de Torrijos et de ses compagnons sur la plage de Malaga ») d’Antonio Gisbert Pérez.
Ma perception actuelle de Mourir à Madrid découle d’un processus que je qualifierais de « laïcisation » de mon attitude envers le politique. Au fil de cinq décennies, non sans mal, et malgré des « rechutes », j’ai dégagé mon communisme du messianisme et du religieux – entièrement ? –, n’assimilant plus un catéchisme, celui d’un désir et d’un devenir révolutionnaires – bouillonnants, tumultueux, implacables : infantiles –, à une analyse lucide des conjonctures. Comme le réel, celui-ci se dérobe à nous, ce qui est heureux ; quoique l’horizon soit rouge, il nous est inaccessible, cependant c’est en butant contre lui que nous forge(r)ons les outils d’une utopie et d’une insoumission concrètes, à l’échelle humaine et amicale, élective, dans la conjuration permanente du risque délétère de couver en nous de « petits maîtres » ou de céder à la fascination de « petits chefs ». Et tant pis si les femmes et les hommes d’église montent en chaire pour m’invectiver, m’admonester et m’excommunier : serais-je en train de couper mon vin ? L’âge me ramollirait-il ? Aurais-je troqué mon âme contre un plat de lentilles ? Je les laisse, ces directrices et directeurs de conscience, à leurs bréviaires, à leurs incriminations et à leur compulsion électoraliste. Je ne suis plus dans le déni, je m’applique à m’en extirper. Combattre sur deux fronts – contre la société telle qu’elle est ; et contre les aimables bluettes distillées par ces champions, ténors et vedettes d’une rupture en trompe-l’œil, et de matins désenchantés –, ce n’est pas déserter. Conjuguer le critère de la pratique et celui de l’adéquation du discours à celle-ci, voilà qui n’est guère confortable. C’est pourtant le fondement du militantisme qui est le mien et que je préconise.
Aussi ne me paraît-il pas utile de m’inquiéter des chapelains et des bergers qui font commerce de la foi du charbonnier, ils débitent leurs rengaines sans envisager, et encore moins admettre, que leurs conclusions soient fantaisistes voire franchement grotesques. Or la Puerta del sol ne garde plus aucune trace du Mouvement du 15-M qui, en 2011, l’avait métamorphosée en place des Indignados, elle a été normalisée aux couleurs de Noël (avec un gigantesque sapin confectionné dans un matériau qui m’est inconnu, et qui de surcroît n’est pas conducteur de mes songes), et aux symboles de l’économie capitaliste distributive, de l’assujettissement des sujets aux dispositifs d’information et de communication, et de la suprématie de l’image dupliquée. À la charnière de 2024 et de 2025, les murs du centre de Madrid ont moins la parole que ceux de Barcelone ou de Gènes. Ce n’est qu’aux abords de la plaza Tirso de Molina, là où la CNT-AIT (la centrale syndicale anarchiste, continuatrice de l’Association internationale des travailleurs, la Iere Internationale), que j’observe quelques drapeaux, banderoles et autocollants contre la guerre en Palestine, et des affiches (non signées, plastiquement très efficaces, en rouge et noir) dénonçant Poutine et Nétanyahou comme « las causas principales de muerte infantil » (mais passant malheureusement sous silence les responsabilités en la matière des États-Unis et de l’OTAN).
Comme pour Mourir à Madrid, mon fonctionnement m’a condamné, lorsque je concevais mon Bordeaux la mémoire des pierres (2015), à ne discerner dans L’Espoir d’André Malraux que ce qui corroborait ma vision romantique de l’action révolutionnaire laquelle me vouait à la méprise et au contresens quant à ce que l’écrivain y énonce de la « force mécanique » qui a écrasé les progressistes d’Espagne : une milice, quelle que soit sa bravoure, un peuple quels que soient son élan et son abnégation ne sont pas à même de vaincre une armée. Ce n’était pas une affaire de discipline et de méthode, les militants-soldats communistes ne sont pas taillés dans une étoffe supérieure à celle des anarchistes, des marxistes « non autoritaires », des membres des autres courants de la gauche et de l’extrême gauche. En 1936-1939, la question militaire était cruciale (elle l’est mille fois davantage au XXIe siècle : un simple coup de force ne renverse pas un pouvoir s’appuyant sur des forces armées « modernes » et soudées, n’ayant pas décidé de faire défection ni de désobéir aux ordres, le courage et un armement hétéroclite ne pouvant neutraliser, a fortiori supplanter la puissance de feu d’un adversaire jouissant de l’aviation et des chars, des missiles et de tout un arsenal informatique). Dans la diégèse, lors d’une conversation entre Vargas, le directeur des opérations, Magnin, le chef de l’escadrille de volontaires et de mercenaires, et le commandant Garcia des Renseignements militaires, celui-ci assène cette triste vérité :
« J’étais à la Sierra, dit Garcia, pointant vers Magnin le tuyau de sa pipe. Procédons par ordre. La Sierra a surpris les fascistes ; les positions étaient particulièrement favorables à une action de guérilla ; le peuple a une force de choc très grande et très courte.
Mon cher monsieur Magnin, nous sommes soutenus et empoisonnés à la fois par deux ou trois mythes assez dangereux. D’abord, les Français : le Peuple – avec une majuscule – a fait la Révolution française. Soit. De ce que cent piques peuvent vaincre de mauvais mousquets, il ne suit pas que cent fusils de chasse puissent vaincre un bon avion. La révolution russe a encore compliqué les choses. Politiquement, elle est la première révolution du XXe siècle ; mais notez que, militairement, elle est la dernière du XIXe. Ni aviation, ni tanks chez les tsaristes, des barricades chez les révolutionnaires. Comment sont nés les barricades ? Pour lutter contre les cavaleries royales, le peuple n’ayant jamais de cavalerie. L’Espagne est aujourd’hui couvertes de barricades, - contre l’aviation de Franco. »
Jusqu’à l’écriture de ces lignes-ci, la phrase dans laquelle Malraux ramasse et condense cette leçon (« Il n’y a plus, désormais, de transformation sociale, à plus forte de révolution, sans guerre, et pas de guerre sans technique ») n’a rien signifié pour moi…
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Est-il possible que je sois allé au communisme par divertissement pascalien ? Afin de métaboliser l’angoisse engendrée par le sentiment de finitude ? Et d’exorciser l’effroi suscité par la perspective du néant ? Si, pour mes contemporains, l’aspiration à la révolution sociale – irréalisable à notre époque sous nos latitudes (Roland Barthes, en 1968, était moins aveuglé que nous) – n’a pas été vaine, n’est-ce pas parce qu’elle s’est largement reportée sur la sphère civile, investissant dans le domaine des mœurs et de la libération sexuelle l’énergie des femmes et hommes qu’elle tenaillait et qui rejetaient la morale de papa et de maman ? En dépit des défaites et des trahisons, si Billancourt n’a pas désespéré, n’est-ce pas parce que, notamment dans la jeunesse, le rapport au sexuel a été chamboulé, que la cause des femmes et des minorités s’est affirmée, que les censeurs au « regard oblique » ont été mis en déroute par « les amoureux des bancs publics », et que les conditions pour les femmes de disposer de leur corps ont été réunies avec la contraception et la liberté de l’avortement ?
Est-ce qu’à Madrid, en cette semaine à cheval entre 2024 et 2025, j’ai (enfin) enterré le placenta dont, en plus de ma naissance au monde, il m’a fallu une vie pour me départir ?
À Reina Sofia, la queue sur le parvis et mon agacement dû à la généralisation par les musées de la vente en ligne des tickets d’entrée (laquelle impose en leur sein programmation, calibrage et séquençage des « flux » d’amateurs ; et interdit toute improvisation et dérive dans leurs forêts de signes – est révolu le temps où l’on répondait à une impulsion ou à une sollicitation impromptue) m’ont dissuadé de faire le pied de grue pour me plonger dans la réflexion et un abîme de mélancolie devant le Guernica de Pablo Picasso.
Lors de ce réveillon-ci, j’ai été assailli par une sinistre prémonition : n’est-il pas à redouter qu’il soit de plus en plus difficile pour la population de descendre dans la rue pour s’y défendre contre l’arbitraire et pour plus de justice ? Certes, on lui octroie de circuler en foule canalisée, étroitement encadrée pour sa « sécurité » par un réseau dense de caméras, un quadrillage policier serré, un survol par des drones et des hélicoptères, des rues barrées, des transports en commun moins fréquents ; la voici, à Madrid, cantonnée en vertu d’une alerte « niveau noir » (en vigueur depuis décembre 2023) à une parade grotesque, conditionnée au défoulement dans l’alcool et les stupéfiants afin de supporter ses frustrations, son humiliation, sa « marchandisation » pour les datas et les algorithmes.
Évidemment, ici comme ailleurs dans nombre de métropoles européennes, la gentrification et le tourisme de masse (avec ses tuk-tuk) n’ont pas commencé à sévir en 2024. Les mécanismes qui effacent les caractéristiques culturelles distinctives de l’Espagne et de ses peuples (en « novellisant » le registre tragique dans lequel, depuis le Siècle d’or, ils se sont représenté leur Histoire) et en remodèlent certains de fond en comble (en substituant un « nomadisme urbain » et une « concentration » spectaculaire à la sociabilité du bar et du comptoir, et à la culture du « tapear » – manger des tapas avec un groupe d’amis, de bar en bar, le café étant la « maison commune » en opposition à l’église et au palais), ces chambardements se sont accélérés à la sortie du franquisme, avec l’instauration de la démocratie représentative bourgeoise, l’adhésion à l’Union européenne (1985), le passage à l’euro (1er janvier 2002), une spéculation immobilière effrénée et une corruption accentuée.
En cette Saint-Sylvestre, les événements de mai 2011 sont passablement étrangers aux fêtards du 31 décembre, et aux passantes et passants des autres jours. Et combien sont-ils, parmi eux, à vibrer aux récits et témoignages relatant comment, pendant la bataille de Madrid (8-24 novembre 1936) « derrière chaque fenêtre » se profilait « une main crispée sur une arme » (L’Espoir) ? Il n’est pas fortuit qu’Isabel Diaz Ayuso (la Trump espagnole) qui, pour le Partido Popular (droite) dirige la Communauté autonome de Madrid, ait galvanisé les siens, lors des élections de 2021, avec pour slogan un affligeant « Comunismo o libertad » (« Communisme ou liberté ») : le mensuel français Le Monde diplomatique a opportunément montré (Hèctor Estruch et de Vladimir Slonska-Malvaud, « Madrid, refuge latino-américain », n° 842, mai 2024), que l’immigration latino-américaine, – tant dans sa frange financièrement favorisée (celle qui a jeté son dévolu sur le quartier haut-bourgeois de Salamanca que, pendant la Guerre civile, les nationalistes ont veillé à ne pas soumettre à leurs bombardements) que dans ses « contingents » laborieux et précaires (lesquels fuient le marasme économique des pays du continent à gouvernements réformistes) – pesait sur l’équilibre politique de la capitale espagnole et renforçait le discours anticommuniste et antichaviste de la réaction.
Au Prado, quatre heures de déambulation ont résonné en moi comme une propédeutique à une incursion dans ce qui était, chez les Anciens, les Enfers, mais je n’ai pas eu le dessein d’y jouer Orphée et d’y rechercher une Eurydice. J’avais l’intention d’y débusquer, autant que faire se peut, mon passé et de l’élucider, de le ressusciter de mes souvenirs incertains et de son anéantissement dans l’amnésie et l’agitation stérile, de le soupeser afin de mieux déterminer ce que j’en sais. Jeune, et aussi des années après, alors que j’étais moins tendron et niais, j’ai attribué le visage d’Enrique Lister à Charon : c’était comme si, montant dans sa barque avec les camarades du 5e régiment, le Styx de la mythologie s’amalgamant à l’Èbre, je le traversais avec ces combattants qu’on a salués en héros, moi parmi eux, je m’imaginais que nous étions une troupe d’intouchables, de rudes et farouches guerriers que la faucheuse se contentait de frôler, tandis que nous, larges d’épaules, nous nous riions d’elle parce qu’immortels… J’ai vécu cinquante ans dans ce conte à dormir debout, rêvant à d’audacieux assauts et à de furieuses empoignades que nous remportions, invariablement, sans blessures graves, ou qu’au prix de quelques contusions, pour nous, pour moi, la mort ne pouvait pas avoir les yeux, la noblesse de nos idéaux nous préservant de l’adversité et du pire, du mal – celui que les humains infligent à ceux d’entre eux qui sont les plus faibles, et celui qui les accablent tous, avec l’accumulation des saisons et l’épuisement de nos facultés –, du mal donc, nous devions triompher, nécessairement, et comme le Palais d’hiver à Petrograd celui de l’Élysée à Paris et à Bordeaux le Palais Rohan ils allaient tomber, tous, un jour ou un soir de clarté, et dans nos parkas et nos treillis acquis aux surplus américains nous aurions à danser de joyeuses carmagnoles… Comme celles et ceux de mon obédience, je prétendais que la politique était une chose trop sérieuse pour être confiée à des professionnels, sur les estrades : camelots des lendemains qui chantent, et courtisans dans les vestibules des cabinets ministériels ou dans les permanences des élus. Nous nous sommes par conséquent adonnés à la révolution ainsi que des gamins, comme les gosses que nous avions été, et qui dans leurs poursuites s’enfiévraient, les uns gendarmes et les autres voleurs, les uns Tuniques bleues et les autres Apaches Chiricahuas, l’index et le majeur joints, et les autres doigts repliés sur la paume de la main droite, le bras tendu pour simuler un fusil ou en partie déployé pour contrefaire le pistolet ou le revolver, et éructant une ribambelle d’onomatopées en imitation et bruitage du fracas cinématographique et feuilletonnesque des rafales et des tirs, toutefois, si nous vivions l’ébranlement que nous souhaitions du monde par procuration, ailleurs, sur la planète, quand on tombait on ne se relevait plus, c’était pour de bon. Preuve que je n’étais pas précoce, il m’a fallu blanchir sous le harnais et perdre de ma fringance pour être, en paroles et en symboles, moins prodigue de la vie des autres, et moins prompt en cas d’antagonisme à poser que la seule issue réside dans le tranchage du nœud gordien auquel a abouti un faisceau de tensions qu’on n’a pas pris la peine de désamorcer.
Cette fois-ci, en franchissant le seuil du Prado par la porte de Goya, je n’en suis vraiment plus là. Des enfers et de la mort, je ne me comporte plus en auxiliaire, je m’en tiens à leur lisière, non par morbidité, mais parce que ce que j’y extrapole et interprète de leur empire m’aide à m’en défendre et, accessoirement sustente ma création.
Cette année, je n’avais qu’un seul désir, celui de m’attarder devant les trois panneaux de Sandro Botticelli (sur les quatre qui lui ont été commandés, le quatrième étant à Florence, au Palais Puci, la demeure de la famille des mariés, Giannozzo Pucci et Lucrezia Bini, pour les noces desquels Laurent le Magnifique avait missionné l’artiste), l’« Historia de Nastagio degli Osti » (titre espagnol), inspiré d’une nouvelle du Décaméron de Boccage (la huitième de la cinquième journée : « Où l’on parle des fins heureuses terminant des amours tragiques »).
Dans les institutions et galeries que je connais, notamment quand elles abondent en pièces de premier plan, j’ai l’habitude de ne me concentrer que sur un ou deux tableaux que je rallie lors d’une prospection « aléatoire » – une flânerie de salle en salle, sans schéma préétabli, si ce n’est un vague intérêt et attrait pour un motif, un artiste ou un mouvement – et prêt à « répondre » à l’invite d’une toile, en pénétrant brusquement son univers et en m’y immergeant – un glanage « à rebours » car c’est moins moi qui butine que telle ou telle peinture qui alors me happe.
Aussi, après m’être délesté de mon sac à dos dans un casier d’un vestiaire, j’ai demandé à une hôtesse de m’indiquer la localisation des Botticelli et là, apprenant qu’ils étaient au niveau inférieur, il m’a paru opportun de ne pas m’y précipiter mais de la différer, en m’associant à ma compagne pour parcourir l’étage des maîtres espagnols dans lequel elle souhaitait musarder, manœuvre superstitieuse et magique, et manigance puérile et mégalomane : afin de conjurer la déveine et, en se donnant du temps, avoir le sentiment de maîtriser si bien sa fuite et son ruissellement qu’en bridant son impatience (et sous certaines conditions, l’omnipotence du sujet ayant, quand même, des limites), il est recevable de s’employer à forcer le destin et le rêve, et d’en attendre dans sa réalité sensible des bouquets de surprises et de petits miracles, des épanchements de faits et de prodiges, des glissades et des précipices auxquels auraient applaudi Gérard de Nerval et André Breton… Un doute méthodique et une salutaire défiance vis-à-vis de mes certitudes ayant désormais corrigé mon admiration fanatique pour ces deux phares poétiques en un plus raisonné engouement, je continue néanmoins d’être adepte de ce type de contorsion, m’y livrant avec modération et tempérance, et un zest d’ironie citronné à mes dépens…
Dans les premières minutes de ma progression vers Botticelli en détours et zigzags, j’ai croisé Sorolla (encore lui !) : son portrait de 1908 de son ami Manuel Bartolomé Cossio (auteur de la première monographie célébrant El Greco, elle aussi de 1908) « cite » une œuvre majeure de celui-ci, « Le Gentilhomme à la main sur la poitrine ». J’ai souri : « trébucher », dès le début, sur le peintre du pays valençais annonçant Tolède et le Tage n’était-il pas de bon augure ? Tout près de la toile représentant Cossio, le « Gentilhomme » du Crétois, de son altière modestie, m’a poussé vers les très courues « Ménines », ce qui m’a mentalement propulsé, l’année de ma classe terminale ou celle de ma première année de lettres modernes, sur une grande table de la Bibliothèque municipale de Bordeaux (celle qui, depuis 1891, était installée rue Mably, dans un bâtiment érigé sur l’emplacement d’un couvent dominicain, à un étage qu’on a détruit pour en dégager la cour capitulaire et la réhabiliter, en 1994), où j’ai lu Les Mots et les choses de Michel Foucault, dans l’ensorcèlement de la page dépliante du livre reproduisant en noir et blanc le chef d’œuvre de Diego Velázquez. À cet instant, je tombe nez à nez avec le colosse qui, la nuit du 31 décembre, veillait au grain à la Taberna Sidrería de la plaza de Canalejas, et qui m’avait félicité pour ma broche en tissu et en perles, épinglée au col de mon pardessus. Le salue le vigile, gardien au Prado la journée et « extra » sur le trottoir d’un débit de boissons quand règnent les ténèbres ; il me répond, nous nous sourions, le flot de visiteurs le dérobe à ma vue, je poursuis en direction des Goya, « La Laitière de Bordeaux », « La Maja vestuda » et « La Maja desnuda », une vague de beauté à laquelle par précaution je me soustrais car je ne dois pas être (sérieusement) entamé avant de fourrager les affres de la passion, avec un Nastagio degli Onesti, d’abord stupéfait de l’apparition des amants cruels, ensuite assez opportuniste et roué pour en tirer parti…
Cet après-midi, la férocité des scènes peintes par Botticelli me renverse, une chasse du comte Zaroff avant le récit de Richard Connell en 1924 et le film de 1932. Je contrefais la froideur. Et pour me délivrer du frisson que me procure l’image de la jeune femme nue éviscérée, dont les entrailles sont dévorées par les chiens, je me focalise incongrument sur la race de ces mâtins, au museau et à l’allure de lévriers, mais ce rapprochement ne me satisfait pas, bien que je sois complètement béotien en espèces canines, pour moi le lévrier est placide et paisible, et en aucun cas fauve et farouche, j’occulte ses antécédents de chasseur, je me résous à me déplacer jusqu’à la notice murale (en espagnol et en anglais) laquelle me stupéfait : ces redoutables molosses seraient des mastiffs ! Mon trouble vire à l’ébahissement. Est-ce en raison de ces cerbères (tapis dans un recoin de ma caboche) qu’en 2021 j’ai situé les amours détraquées de Jean et Mathilde dans un château que j’ai baptisé Labrune et dans le parc duquel – dans ma fiction comme dans la propriété en bordure de Garonne où ils m’ont subjugué – patrouillait un couple de ces effroyables molosses ? Et est-ce par contamination que le signifiant « colosse » convoqué il y a peu par mon esprit a induit celui de « molosse » ? Je reste coi. La quête qui est la mienne – revoir l’« Historia de Nastagio degli Osti » vingt ans après – recouvre une « chasse infernale » dans laquelle le veilleur-de-nuit-et-guet-de-jour sur qui ce mardi et ce vendredi je suis tombé n’est autre que l’incarnation de Charon. Quelle rive du Styx celui-ci me désigne-t-il ? Une once d’inquiétude m’étreint. Pourvu que notre enquête afin de dénicher le bar du Rastro où il y a onze ans nous avons scellé notre union n’en soit pas empoisonné… « La Traversée du monde souterrain » de Joachim Patinir ne me rassure pas : un Charon géant, barbe au vent et crâne dégarni, un linge cachant son intimité, pilote son embarcation à équidistance des berges, devant lui un chétif défunt lorgne les brasiers et les supplices auxquels il semble destiné.
De moi-même, à Tolède, je ne suis pas allé. Une incitatrice, mieux une initiatrice, m’en a montré la voie, Francesca, c’est elle qui m’y a mené. Celle-ci, d’une infinité de niaiseries et de timidités, elle m’a décrassé, m’enseignant l’essentiel : la liberté pour l’autre et pour soi, et la pudeur dans laquelle il faut les choyer. Cette Castillane qui avait détalé des lisiers et des élevages de porcs en batterie pour un Paris dont elle avait adopté la galanterie frondeuse par tempérament et en guise de révolte, et comme mode de survie (mais en la voilant dans le charme discret de la bourgeoisie et des salons intellectuels), elle m’a aussi appris que les cicatrices des blessures dans lesquelles on s’est construit s’estompent mais ne disparaissent jamais ; qu’on ne guérit pas de soi ; et qu’il est des jeux, mêmes dangereux, auxquels on gagne à se prêter pour ne pas vivre en ectoplasme ; et qu’à la comédie sociale il vaut mieux parfois, souvent, riposter par la dépense et une souveraine mise en théâtre de soi. Professionnellement, dans le sillage de Françoise Dolto, et dans l’institution dont elle était la psychologue, pour les gosses qui y étaient placés elle ne s’économisait pas ; et, en privé, elle avait l’insolence de ne jamais tricher, aussi lorsqu’elle s’effeuillait était-ce d’abord son âme et son cœur qu’elle exhibait. Elle et moi étions paumés dans nos mariages et leurs compromis. Pendant des années, entre la France et le Congo, notre commerce a eu un cadre interdisant les emballements et puis, un soir, alors que j’étais rentré d’Afrique, pendant un dîner dans une brasserie à Alesia, nos armures et notre quiétude, nous les avons fracturées, pour des mois d’une folle et douce exubérance. Ma lâcheté aura été néanmoins d’être encore trop « raisonnable » : je n’avais pas son cran, pour nous elle était prête à tout bazarder, puceau d’une émancipation véritable j’ai transigé, je n’ai pas divorcé, elle a quitté son mari et, en amazone, a nargué la solitude et les convenances… J’ai en mémoire son timbre quand, au téléphone, elle m’a dit être dans l’épuisement, elle avait été hospitalisée, elle aspirait à se reposer ; lorsqu’elle n’a plus décroché, je me suis morfondu, comme un nigaud j’avais failli, une connaissance commune m’a informé de son décès…
À Tolède, chaque fois que j’y suis retourné, je me suis longuement attardé à la chapelle funéraire de l’église Santo Tomé, assis sur le banc longeant le mur glacé et sombre du fond, étranger au babillage et commérage des groupes de touristes, et détaillant méticuleusement « L’Enterrement du Comte d’Orgaz ». Ce samedi, j’ai dérogé à mes habitudes, me faufilant jusqu’à la balustrade séparant les badauds bavards ou pas, recueillis ou non, de la sépulture du seigneur d’Orgaz, don Gonzalo Ruiz de Toledo, inhumé en 1323, et derrière laquelle se dresse l’exceptionnel Greco ; et comme c’est Francesca qui m’a introduit à ce joyau j’ai projeté sa souvenance sur l’image en gloire de Marie. De cette défunte que j’ai si médiocrement aimée j’ai fait une messagère pour le présent, pas du tout l’allégorie de l’espérance que la mort ne soit pas la fin : l’amour étant élévation « [d]errière les ennuis et les vastes chagrins / Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse », Francesca aurait-elle été, à son insu et à ses dépens, l’annonciatrice qu’une autre viendrait pour répandre sur mon front de suaves caresses et m’apaiser, faute d’intercéder auprès de l’Orient éternel ma béatitude ?
Dans la semaine, nous avions fait chou blanc lors de deux reconnaissances ayant comme repère La Casa de Las Navajas : le flou des réminiscences, des clichés de 2013 mal cadrés – aucun nom, ni du bar ni de la rue – et de trop promptes déductions nous avaient fourvoyés. Une hypothèse fragile méritait d’être vérifiée dans l’ambiance et l’atmosphère des puces or celles-ci n’ont lieu que le dimanche. En 2025, à Madrid, nous n’aurions pas d’autre occasion que ce jour pour trinquer à nos « dix-vingt », dix ans de mariage (juin 2015) et vingt ans de relation (avril 2005), dans le troquet où, après deux verres de vermout blanc et des bocadillos je m’étais aventuré à lui demander sa main (29 décembre 2013). Aurions-nous surestimé nos talents de limiers ? Sur le chemin d’El Rastro, un appui et un soutien : la statue de Gabriel Garcia Lorca de la plaza Santa-Ana est fleurie ; à Tirso de Molina, les terrasses et les kiosques frémissent en brassées multicolores et dès Le Divan de Coco, calle del Duque de Alba, le nombre de chalands augmente ; au carrefour de la calle de los Estudios et de la Plaza Cascorro, c’est la foule – une procession d’amoureux, de familles, de copines et de copains, de chineurs, des touristes bien sûr mais une majorité d’Espagnols, des couples, des jeunes, des gens modestes fréquentant le Rastro dans la bonne humeur, pour s’habiller bon marché, acquérir les babioles ou ustensiles dont ils ont besoin, ou pour se récréer avec deux-trois apéritifs, ils sont ralentis par les stands, les étalages, les marchandises déballées, du mobilier, des fringues, du neuf et de l’occasion, des livres, de la vaisselle, des valises, des chaussures, du cuir et des paillettes, du vintage et du kitsch, des bijoux et des colifichets. Quant à nous, en prévision de célébrer bientôt nos noces d’étain, nous sommes dans la fébrilité et les démangeaisons, nos verres tinteront-ils l’un contre l’autre là où à notre libre union nous avons imprimé une inflexion de taille ? Pendant une heure, à tour de rôle, nous alternons les phases d’abattement et d’enjouement. Avec Betty Boop, un cliché de sa bouille près de toilettes, et des résurgences mémorielles composites – une place, une voie étroite – nous avons couru après un leurre. Mais nous avons le bonheur, dans un cloud, de dénicher un indice consistant : la photographie d’un bar, à un angle d’immeuble, avec une plaque et un nom de rue que nous localisons trois-quatre cents mètres en contrebas de la calle de la Ribera de Curtidores, dont nous dévalons l’allée arborée vers Puerta de Toledo. Dans la précipitation, nous nous enfilons du mauvais côté. Aucun troquet, rien, nada, l’estaminet de nos amours nous tourne en bourriques. Il faut en avoir le cœur net, nous ne baisserons les bras qu’après avoir épuisé toutes les options, la résignation ne sera légitime que si l’autre extrémité de cette calle nous frustre aussi. Nous y accourons, le cœur et la poitrine gonflés. À l’intersection de l’endroit où naguère on avait applaudi le soleil après trois mois de pluie et de ciel de vidange, et de la campagne d’un nouveau monde, nous nous esclaffons, nous étions bien, ici, le 29 décembre 2013, au bar Skinazo aux faïences bleues et jaunes. Plénitude de la joie !
Toutefois nous ne sommes pas seuls à nous épanouir dans une passion joyeuse : derrière leurs machines à écrire d’avant le numérique, deux modèles portables, les poètes Álvaro Piedelobo et Pablo Urizal, du collectif Hablalatinta, s’escriment sur leurs claviers pour concocter un texte (sur un papier écru un peu épais d’un format carte postale tapé verticalement) selon ce protocole : on leur donne un mot, ils le transforment en poème. Nous faisons connaissance et, en anglais (ils ne parlent pas français, notre castillan est inexistant), nous sommes tous les quatre dans le chant de la vie : eux, dans une tonifiante poésie en acte, performant les voix des autres, celles que ceux-ci gardent au fond de leurs gorges, et qu’ils musèlent ; et, nous, dans la jubilation d’articuler notre geste personnelle et privée à une résistance intelligente et lyrique au décervelage et au conditionnement des individus. Pour nous, Piedelobo et Urizal ont écrit à trois reprises, Álvaro pour notre couple, Pablo pour chacun de nous. Et parce qu’immédiatement nous savions que nous étions dans une tranchée d’amour et que nous avions, si le brouillard revenait, un poignard pour graver nos noms, j’ai prodigué ces mots de contrebande à Pablo,– « salud » (par quoi, dans L’Espoir, se saluent, se congratulent et se réconfortent les camarades) et « tricolora » (les trois couleurs du drapeau de la République espagnole) –, lequel par son alchimie du verbe les a transmutés en ces vers de mitraille :
Dejé en Madrid mi propia vida
y la de todo aquel
que hizo de la libertad,
su razón.
dejé escondido el nombre
de mi padre, dejé mi amor
y una bandera tricolor
como un abrazo
y una verdad ajena al odio
y un corazón rojo
como las lenguas del fuego.
Dejé en Madrid, los vítores
de quien luchó cuando
enmudeció el enemigo,
la historia que nos conectó
y un puñal que lleva escrito
nuestro nimbre
por si volviera la niebla
saber que sólo importa
esta trinchera de amor.
Dejé en Madrid mi corazón
Por mi, por mi compañeros
y ahora vuelvo a recorrer
esta ciudad que grita
No pasarán ! y que ya no tiene miedo…
En quittant El Rastro, à mon oreille intérieure, fredonnait le vieux et indompté Léo Ferré : « Onze ans déjà que cela passe vite onze ans […] La mort n’éblouit pas les partisans »... De la névrose et de l’Histoire, guérit-on ? On les apprivoise et on s’en accommode. On vit ainsi, avec elles, en écharpes autour du cou et en broches au revers des vestes et des manteaux. Ce faisant, de Madrid, en ce janvier 2025, je rentre avec un trésor et un savoir que j’y ai découverts au bout d’un cheminement que j’essaierai de prolonger autant que dure l’avenir.
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Cette chronique a été nourrie par une relecture attentive de : André Malraux, L’Espoir, (1937), Gallimard, « Folio », n° 20, 2022 ; et le visionnement de : Frédéric Rossif, Mourir à Madrid (1963).