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Photo du rédacteurBenoit Gautier

"Madame de…" ou l’univers qui ne finit pas d’être



Les œuvres d’art sont d’une infinie solitude ; 

rien n’est pire que la critique pour les aborder. 

Seul l’amour peut les saisir, les garder, être juste envers elles.

Rainer Maria Rilke – Lettres à un jeune poète


Madame de… de Max Ophüls ressort en version restaurée, soixante-neuf ans après sa sortie, presque jour pour jour. Film fétiche des plus grands cinéastes, de Jacques Demy à Paul Thomas Anderson, tous accros à ce chef-d’œuvre adapté du roman éponyme de Louise de Vilmorin, dont Ophüls isole une phrase : « Elle eut l’impression de n’avoir plus d’importance ; elle se demanda ce qu’elle faisait sur terre et pourquoi elle vivait ; elle se sentit perdue dans un univers qui ne finit pas d’être ». 


Madame de… (Danielle Darrieux), acheteuse compulsive, cache ses dépenses astronomiques à son époux. Pour éponger une dette, elle met au clou une paire de boucles d’oreilles avec diamants en forme de cœur. Le général de… (Charles Boyer) les rachète puis les offre à une maîtresse (Lia Di Leo) en cadeau de rupture. Elle-même les revend au baron Donati (Vittorio De Sica), ambassadeur italien, qui s’éprend de Madame de… et lui offre les bijoux à son tour.

Découvrez ou souvenez-vous de la malle voyageuse du baron Fabrizio Donati dans Madame de… Gros plan sur le bagage qui ouvre une séquence au mouvement de caméra sophistiqué. Une main colle une étiquette sur la malle déjà constellée de destinations. Le plan s’élargit. Le baron Donati attend la fin de l’inspection de l’employé des douanes. Madame de… surgit, suivie de sa dame de compagnie. Le pas pressé, empreinte de cette allure un brin hautaine des femmes convaincues de leur séduction. L’héroïne s’arrête au guichet. Ses yeux croisent le regard de Donati, s’attardent. Juste le temps de se laisser désirer. Madame de… s’en va, s’évanouit dans un rideau de brume. Dans un noir et blanc ou plutôt un gris épais, laiteux, opaque. Apparition. Ensevelissement dans le brouillard. 

La séquence de la rencontre entre le baron Donati et Madame de… est d’essence wellesienne parce que l’objet – la malle, la paire de boucles d’oreille, la boule à neige dans Citizen Kane – détermine le déroulement du récit comme un personnage à part entière. Si la malle de Donati évoque bien sûr le voyage, elle traite aussi symboliquement de son contenu, du poids du bagage qui s’alourdit au fil des missions diplomatiques. Telles, au gré de l’Histoire, les errances de Max Ophüls. Juif sarrois né en 1902, migrant d’Allemagne vers la France, de la France vers les États-Unis, des États-Unis vers la France, avant de mourir en Allemagne, à Hambourg, en 1957. S’exiler de pays en pays, c’est apparaître et disparaître, s’escamoter de façon plus ou moins furtive : image de Madame de… dans le regard de Donati. S’exiler, c’est entretenir une mémoire kaléidoscopique, parcellaire, fantasmée et désordonnée : identiques à celles de Max Ophüls, de Charles Foster dans Citizen Kane.





Avant la préparation technique d’un plan, Ophüls qui fut acteur dans sa jeunesse à Sarrebruck puis metteur en scène de deux cents pièces et opérettes en Allemagne, Suisse et Autriche, répète dans l’espace du décor avec les comédiens de ses films. Non pas comme au théâtre, mais d’une façon sensorielle, organique. La prise de pouvoir d’une aire de représentation par un corps est un phénomène animal. Les mouvements des corps et la musique des timbres de voix décident de la chorégraphie de la caméra. Particulièrement sur le plateau de Madame de… où le cinéaste aime s’éloigner dans les coins déserts pour y chuchoter des monologues à son égérie, Danielle Darrieux, et la plonger dans un état de réception intuitif, émotionnel. Ophüls la dirige dans deux films : La Ronde (1950), Le Plaisir (1952). À propos de son interprétation subtile comme un ouvrage de dentelle dans Madame de…, il déclare : « Quelle sublime comédienne ! Regardez ce tendre mouvement de l’épaule. Regardez ses yeux mi-fermés. Et son sourire, oui, son sourire qui ne sourit pas, mais qui pleure ou qui fait pleurer. Comme c’est drôle : un sourire peut faire pleurer, et d’autre part, une chose toute triste peut provoquer un rire insouciant. Danielle, c’est la vie. J’adore travailler avec elle ! Elle sait parfaitement s’imbiber de mes convictions, comme une idéale éponge intellectuelle, pour les faire égoutter où, s’il le faut, les déverser dans les scènes à jouer, avec une précision de mathématicien. Je l’adore ! ».


Dès la préparation du film, Ophüls insiste sur la vacuité de son héroïne. Il la conçoit vide par nature, au sein d’une classe sociale aisée qui favorise sa frivolité. Le réalisateur ne demande pas à Danielle Darrieux de remplir la coquille creuse de son personnage, mais de l’incarner. Performance accomplie dans une neutralité inouïe. Darrieux débute le film comme une page blanche, en totale adhésion avec la superficialité du monde qui l’entoure, en accord avec un univers qui ne finit pas d’être de et dans son confort. C’est la puissance de sa passion pour Donati qui lui fait prendre conscience de l’insignifiance de son existence. Pour noircir cette femme au point de l’étouffer sous le poids des conventions bourgeoises, le réalisateur conçoit un mouvement, innove une pulsation incessante. Un tempo à la fois superficiel et tragique qui montre l’évolution mélodramatique de l’héroïne dans une succession perceptible d’événements. Dans Liebelei (1933), le premier grand succès cinématographique de Max Ophüls tourné en Allemagne, un couple danse une valse tantôt dans un costume, tantôt dans un autre. Ce procédé trouve son aboutissement dans la succession de bals qui unissent Madame de au baron Donati.

Premier bal en plan large : Entourés de figurants, Danielle Darrieux et Vittorio De Sica valsent et rient. Leur conversation futile est inaudible. 

Second bal en plan moyen : Autres costumes. Le couple parle encore mais ne sourit plus. De rares silhouettes évoluent autour d’eux.

Troisième bal en plan américain : Autres costumes. Les deux danseurs parlent, mais de longs silences séparent leurs rares propos. Aucun danseur ne les entoure.

Quatrième bal en gros plan : Autres costumes. Le couple valse toujours mais se tait. Il se regarde intensément, très grave. La salle est désertée.





Par le mouvement de l’image et les différents cadrages, l’intimité des amants se resserre. Leur isolement au fil des plans traduit la gravité de la passion sur la frivolité des mondanités. Au final, la désertion des danseurs puis l’épuisement des musiciens symbolisent le rejet des sentiments adultérins de Madame de… par les rouages de la société tout entière. La progression mentale de l’héroïne se morcellent en instants à la fois séparés et unis. Parti pris de mise en scène qui rejette de façon naturelle le plan fixe, contraire au mouvement de la vie selon Max Ophüls. Avec la mobilité autodidacte de sa caméra, issue de son expérience d’acteur et de metteur en scène de théâtre, le cinéaste conçoit une chorégraphie emprisonnante pour Madame de… Mouvement perpétuel qui se termine par un procès social sans appel.


Madame de… se rend, se donne tout entière à l’amour alors qu’autour d’elle les figures masculines se prêtent, mais finissent toujours par se dérober. Le visage de l’héroïne croise des miroirs qui ne nous offrent pas des reflets de sa féminité, mais une projection de sa métaphysique. Révélée par l’esthétique de Max Ophüls, cette approche ne provient pas d’un genre, le woman’s picture, mais de la propre réflexion du cinéaste – sa pensée par l’image – de la psyché féminine. Malgré la défaillance de ses choix, la légèreté de ses jugements, la femme ophülsienne, de Lettre d’une inconnue (1948) à Lola Montès (1955), fait preuve d’authenticité, d’entêtement amoureux, mais ses sentiments sans fissure sont trahis par les prisons dorées ou sordides que lui offrent les hommes, jougs de sociétés sur le déclin, programmés pour entretenir la mascarade du désir, l’alimentation du plaisir. Dans de tels contextes sociaux et économiques, la pureté des inclinaisons est exclue. Celle qui transgresse cet interdit n’a pas le droit de parole, encore moins celui de s’accomplir. Dans un univers qui ne finit pas d’être, Madame de… ne tombe pas amoureuse du baron Donati, mais s’ouvre au royaume infini des sentiments. Elle traverse le miroir de la frivolité à la profondeur, plonge en elle-même, court à sa perte, le paye cash de sa vie.





Madame de… Max Ophüls, Rizzoli film S.p.a, Franco London Films, Les Acacias, 1h45, avec Danielle Darrieux, Charles Boyer, Vittorio De Sica, Lia Di Leo. Reprise le 6/11/2024 dans les salles.




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