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  • Photo du rédacteurCécile Vallée

Léa Veinstein : enquêtrice littéraire (J’irai chercher Kafka)


Léa Veinstein (c) Paga/Grasset


Que l’on se prépare ou non à la célébration du centième anniversaire de la mort de Kafka, difficile de ne pas se laisser porter par l’histoire incroyable des manuscrits de l’auteur et surtout par le récit de l’enquête que Léa Veinstein a menée sur eux.


« Tracer deux lignes parallèles, deux colonnes, comme les deux zones du verso d’une carte postale : d’un côté, l’histoire de ces manuscrits qui étaient interdits au futur et ont traversé un siècle de part en part ; de l’autre, la façon dont cet homme en noir et blanc a pris corps dans ma vie. »

C’est ainsi que se compose ce récit passionnant et original : il met en parallèle l’histoire du rapport de l’enquêtrice à Kafka et celle de ses manuscrits.


Tout commence pour Léa Veinstein par ce portrait de l’auteur qui l’intrigue et l’effraie lorsqu’elle entre, enfant, dans le bureau de son père où il est posé sur une étagère de la bibliothèque, dans une maison de vacances. Kafka revient dans sa vie à travers la lecture scolaire de La Métamorphose, sans que cela soit une révélation. C’est lors de ses études en philosophie qu’elle décide, pour sa thèse de doctorat, d’entrer dans l’œuvre de Kafka. Il sort à nouveau de sa vie pour y revenir au moment du confinement grâce à la nouvelle traduction que propose Robert Kahn des Journaux de l’auteur. Au-delà des liens qu’elle fait entre le covid et la tuberculose qui a emporté Kafka, elle prend conscience de la question des manuscrits. En effet, la nouvelle édition ne propose pas seulement une traduction plus proche du texte, elle restitue son « grand capharnaüm[1] » comme l’autrice le qualifie dans l’émission Le Book Club de France Culture.


« Ces bouts de papier me hantent, me bousculent, viennent me poser question. […] Voilà ce à quoi je me trouve confrontée, au moment où les frontières se referment autour d’une cellule, ma cellule familiale : le désir de tracer les contours de quelques bouts de papier, d’en faire une cartographie, de les traduire peut-être – de raconter Kafka par le bout de la texture physique de ses textes, de ce qu’ils ont de sensible, de tellement vivant. »

C’est la raison pour laquelle elle se rend en Israël dès le déconfinement pour voir ces fameux bouts de papier. Cette appréhension de l’œuvre littéraire par sa matérialité n’est pas seulement émotionnelle, elle modifie sa perception, son interprétation de l’œuvre.

Léa Veinstein ne livre pas au lecteur, comme dans un ouvrage académique, le résultat de son travail de chercheuse. Elle le plonge dans le parcours de ses recherches en racontant ses rebondissements, les questionnements qu’il suscite, mais aussi les liens qui se créent entre cette recherche et sa vie :


« je suis comme entrée par effraction dans le monde de Kafka après Kafka, dans une histoire qu’il me dicterait de loin – comme si ses romans avaient laissé derrière eux une traînée de poudre, de poussière, qui continuait à engendrer des scènes, des visions, de personnages, à la fois fantomatiques et attirants. Je n’ai qu’une possibilité : me laisser faire et, dans le meilleur des cas, devenir l’un d’entre eux. »

Elle raconte ainsi plusieurs anecdotes dans lesquelles elle a « l’impression d’être dans un texte de Kafka », ce qui lui donne envie « simplement [d’] arrêter le temps pour que la réalité, à jamais, continue d’épouser la fiction ». Léa Veinstein explique ainsi avec justesse comment le fait de s’imprégner de l’œuvre d’un écrivain ou d’une écrivaine nous permet d’appréhender différemment la réalité, de voir ce qu’on ne verrait pas et inversement de percevoir dans le réel ce qui permet de mieux la comprendre.

Parallèlement à ce parcours individuel, elle raconte l’histoire des manuscrits en elle-même si romanesque qu’elle pourrait correspondre au format d’une série.


Saison 1 : Le premier testament. Quand Kafka, qui n’a publié que peu d’ouvrages, meurt, son ami, Max Brod, convaincu de la richesse et de l’importance de son œuvre, décide de regrouper tous ses manuscrits. Il se rend au domicile de l’écrivain et tombe sur deux feuillets qui lui sont adressés et dans lesquels Kafka lui demande instamment de tout brûler et de ne rien faire pour que les œuvres publiées le soient encore. Max Brod vient juste de faire signer au père de Frantz, peu perspicace sur l’écriture de son fils et surtout peu intéressé par tout ce qui le concerne, une autorisation à disposer de tous ses écrits. Alors qu’il est lui-même écrivain, que ses œuvres ont plutôt du succès, il décide de ne pas tenir compte de la demande de son ami et consacre sa vie à regrouper tous ses écrits, à les conserver et à les faire publier. C’est ainsi qu’au moment de la montée du nazisme, il s’exile en Palestine, en emportant comme unique bagage, une valise remplie des feuillets de Kafka alors qu’il laisse ses propres manuscrits dans une malle à Prague.


Saison 2 : Le deuxième testament. A sa mort, il lègue tous les manuscrits de Kafka à une amie en lui indiquant qu’elle peut les confier à une institution pour qu’ils soient préservés.  Elle ne se lance dans aucune démarche de cet ordre. Elle les conserve dans son petit appartement de Tel-Aviv où elle vit avec sa fille et plusieurs dizaines de chats. Cependant, consciente de la valeur marchande de ces feuillets, elle décide d’en vendre. Ce que Max avait mis toute son énergie à regrouper commence à se décimer en Europe. Ce n’est toutefois pas du goût de l’Etat d’Israël qui porte plainte contre elle une première fois en 1972 mais perd le procès.


Saison 3 : Le troisième testament.  La légataire de Brod meurt et lègue les manuscrits à sa fille qui fait comme elle. L’Etat d’Israël intente un nouveau procès pour récupérer tous les manuscrits qui va durer 10 ans !


Une quatrième saison ne semble pas envisageable même si on ne sait jamais avec Kafka !


Léa Veinstein montre bien en quoi cette histoire permet de porter un regard différent sur l’œuvre de Kakfa. En effet, le destin rocambolesque de ses manuscrits met en exergue son rapport particulièrement complexe à son écriture. Il a certes peu publié mais il l’a tout de même fait alors qu’il ne supporte pas d’être lu. Cette histoire de manuscrits est donc complétement kafkaïenne dans la mesure où lui-même a mis en scène l’illégitimité de ses textes. Par ailleurs, elle pose la question de son appartenance à un champ littéraire : de nationalité tchèque et d’origine juive, il écrit dans sa langue de scolarisation, l’allemand. Appartient-il à la littérature tchèque ? allemande ? juive ? Cette question a été au centre des procès et soulève celle de la position de Kafka par rapport au judaïsme et au sionisme. Cette histoire pose aussi des questions qui dépassent l’œuvre de Kafka. Qui doit décider de ce qui doit être publié ou non ? Comment publier à titre posthume ? Si on ne peut pas accuser Max Brod d’avoir trahi la demande de son ami par intérêt, n’en est-ce pas moins une trahison ?  Quelle lecture pour le lecteur qui lit des textes qu’il n’aurait pas dû lire ? Une œuvre d’art appartient-elle à celui qui l’a entre les mains ou doit-elle être conservée par un Etat pour assurer sa conservation ?

Cette enquête est ainsi doublement littéraire dans la mesure où elle offre un autre regard sur Kafka, un des auteurs emblématiques du 20e siècle, et où elle s’inscrit elle-même dans la littérature.




 

Léa Veinstein, J’irai chercher Kafka, une enquête littéraire, Flammarion, mars 2024, 320 pages, 21 euros

 


Notes

[1] « Aller chercher Kafka avec Léa Veinstein » (25 mars 2024), Podcast Le Book Club de France Culture, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-book-club/aller-chercher-kafka-avec-lea-veinstein-825715

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