À quinze ans ou presque, lorsque je suis allé à la lutte comme on va à la fontaine, je n’étais pas une exception, l’époque s’y prêtait et dans mon cas cette précocité m’a préservé de l’engluement social et sauvé psychiquement de certains mécanismes de reproduction, j’ai ainsi échappé à la nostalgie coloniale de l’ « Algérie française », je ne m’en plains pas, bien au contraire, mais cette histoire je n’ai pas ici à la relater. Dans les années qui ont suivi, il y a cinquante ans de cela, l’une des questions qui m’a le plus préoccupé touchait à ce qui alors apparaissait à beaucoup, et pas seulement à ma pomme, comme une nécessité, à savoir comment articuler révolution politique et révolution culturelle ; comment analyser, penser et dénoncer l’ordre du monde et ses dominations, et contribuer à l’élaboration, à la diffusion et au rayonnement de perspectives émancipatrices, susceptibles de devenir « une force matérielle », si « les masses » parvenaient à s’en emparer. Ce « front », pour ce qui me concerne, je m’y suis investi et je l’ai arpenté en étant persuadé que Vladimir Maïakovski avait eu raison de noter, dans son « Ordre n° 2 à l’armée de l’art », qu’ « un sanglot immense / secou[ait] les choses / ‘Donnez-nous des formes nouvelles !’ ».
Ainsi me suis-je détourné de toute esthétique vériste, à commencer par celle du réalisme socialiste, que ce soit dans sa variante soviétique ou dans sa version chinoise : j’étais de cette fraction militante pour qui il était vain d’imaginer conquérir l’hégémonie en coulant des « idées neuves » dans des formules, des procédés et des pratiques, des genres et une économie du sensible reconduisant ceux d’un mode d’assujettissement des humains et d’exploitation de la nature que, mes camarades et moi, nous aspirions à abolir. Le refus de reconduire les techniques et les factures du passé s’est accompagné d’une attention soutenue apportée à la langue capable de véhiculer nos espoirs et nos revendications. Il ne s’agissait pas de nous comporter en conservateurs sourcilleux du français ni en gardiens d’un hypothétique trésor linguistique : nous entendions « écrire […] comme un juif tchèque écrit en allemand, ou comme un Ouzbek écrit en russe », nous étions en effet déterminés à « [é]crire comme un chien qui fait son trou, un rat qui fait son terrier. Et, pour cela, trouver [notre] propre point de sous-développement, [notre] propre patois, [notre] tiers monde à [nous], [notre] désert à [nous] ». Le problème auquel nous étions confrontés était celui-ci : « comment arracher à sa propre langue une littérature mineure, capable de creuser le langage, et de le faire filer suivant une ligne révolutionnaire sobre ? Comment devenir le nomade et l'immigré et le tzigane de sa propre langue ? » (Gilles Deleuze et Félix Guattari). Ces choix (et quelques autres) ont été ceux de ma vie, ils expliquent mon devenir et ma trajectoire, ils sont (je crois) opératoires (pour l’essentiel) dans mes ouvrages.
Loin d’être un instrument neutre de communication, la langue transbahute des normes et son énoncé minimum est le « mot d’ordre » (Deleuze et Guattari). Dans ces conditions, recourir à celle de l’adversaire équivaut à une reddition d’autant que, de plus en plus, le pouvoir, ses thuriféraires et ses supplétifs, au sein des dispositifs où s’élabore l’idéologie dominante, substituent le simulacre au signe, les termes et expressions qu’ils emploient « n’étant plus ‘les mots’ / Mais une sorte de conduit / À travers lequel les analphabètes se font bonne conscience » (Léo Ferré). L’opposition à l’asservissement par la langue au capitalisme globalisé et la contestation déterminée de la marchandisation du vivant et de la planète supposent d’une part « [d]es mots oui des mots comme le Nouveau Monde » (Ferré) et d’autre part l’adéquation de ceux-ci à des actes participant d’une position résolue et non pas d’une posture et du spectacle. Voilà pourquoi, dans le noir de ce temps (filmé notamment par Jean-Luc Godard), alors que l’exacerbation des contradictions entre puissances, course aux profits et peuples mène à la confrontation ouverte et à la guerre, et que se profile de plus en plus nettement l’éventualité d’un effondrement écologique, il convient de faire sécession, de s’extirper du marasme et du désarroi dans lesquels nous enferme la conjoncture, et par conséquent de cultiver la passion joyeuse de lutter, celle que j’ai contractée en ce qui me concerne autour de 1970 et qui, pour chacune et chacun d’entre nous, à chaque combat, transfigure nos existences en les parant d’une incomparable intensité. Cette « prescription » et ce « remède », je souhaite que s’en emparent toutes celles et tous ceux que n’effraient pas les mots ni les verbes jugés sales par les assis et les collabos, car dans leur insubordination individuelle à la loi d’airain du marché et dans l’action collective, ces réfractaires vérifieront (et éprouveront dans leur irréductible singularité) que « lutter » rime, brille et étincelle avec « aimer » et « rêver ». C’est quant à moi la « ligne générale » et le chant que j’oppose aux tendances mortifères du capital financier et de son personnel politique.