Fulgurant et indispensable : tels sont les deux termes qui viennent à l’esprit après avoir achevé la lecture de De grandes dents de Lucile Novat qui paraît ces jours-ci chez Zones, à La Découverte. Dans cette relecture magistrale du conte du petit Chaperon, la jeune autrice propose, au cœur d’une écriture alerte et vive, un point de vue singulier : et si ce conte n’avertissait nullement celles et ceux qui le lisent des dangers extérieurs mais invitait à se méfier du foyer ? A l’heure de l’éveil aux violences intrafamiliales et dans le sillage de #MeToo, Novat offre un des textes clefs de cette rentrée littéraire 2024 féminine et féministe. Autant de raisons pour Collateral de partir à la rencontre de cette véritable révélation.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre remarquable premier texte De grandes dents : enquête sur un petit malentendu qui vient de paraître chez Zones à La Découverte. Dans quelles circonstances d’écriture précises a pris naissance ce singulier et si puissant texte qui entend, comme vous l’annoncez d’emblée, proposer une relecture du Petit chaperon rouge de Charles Perrault et des frères Grimm selon laquelle, contrairement aux idées reçues, il ne s’agit pas d’un conte à interpréter comme « une mise en garde contre les inconnus (ceux qui rôdent dans les bois, les bals, les parkings) » ? A quelle occasion avez-vous ainsi concrètement pris conscience de votre « petite théorie » : s’agissait-il d’une relecture personnelle mûrie au fil des années ou bien le fruit d’un échange avec des collégiennes et des collégiens auxquels vous enseignez ? Enfin, est-ce après la lecture de Triste tigre de Neige Sinno que vous citez dès les premières pages qu’est née l’idée de relire un texte fondateur comme Neige Sinno avait pu proposer une lecture de Lolita de Nabokov notamment ?
Je n’ai pas vu venir cette épiphanie saugrenue. Qu’est-ce qui a poussé cette brusque révélation à la surface de ma conscience – “mais...le danger, c’est la grand-mère !” – cela demeure mystérieux. Il semble que ma lecture vorace de contes d’une part et ma sensibilité à la condition politique des enfants d’autre part soient entrées en collision, et qu’une digue a cédé. La psychanalyse n’y est probablement pas pour rien, mais je n’identifie pas le moment exact où les câbles se touchent.
Au début, l’idée me paraît tellement loufoque…bien qu’elle me plaise je ne la prends pas totalement au sérieux. Je me dis : je vais en faire un petit article amusant qui proposera, avec une mauvaise foi affichée, ma lecture très subjective du conte.
À l’époque je suis étudiante au master de création littéraire de Paris 8, et j’ai un atelier avec Olivia Rosenthal dont le livre Toutes les femmes sont des aliens repose sur une idée simple et lumineuse : re-raconter la tétralogie avec sa subjectivité, son expérience sensible, sa mémoire défaillante (elle oublie des passages, confond les opus, s’en excuse à peine). C’est merveilleux, à la fois drôle et bouleversant, car soudain Alien à travers sa voix devient une histoire de désir, de filiation, et d’affranchissement. Je suis comme poussée par la liberté de ce texte, puis par celle de Triste tigre, à lâcher les freins, à dévaler la pente sans trop me poser de questions sur la forme un peu hybride de l’objet que je suis en train de façonner.
Et très vite, ça déborde – ou plutôt : ça marche. L’hypothèse tient la route, l’enquête m’emmène sur des pistes fructueuses, me pousse même à lever le nez du conte pour aller explorer d’autres pans de l’imaginaire collectif au prisme de cette théorie. L’écriture engloutit tout sur son passage. Le jeu devient sérieux.
Pour en venir au cœur de De grandes dents, évoquons sans attendre le retournement interprétatif dont procède votre texte. En effet, comme on a commencé à l’évoquer, votre propos s’installe à rebours de la lecture attendue du conte : vous opérez, tout d’abord, un spectaculaire retournement axiologique et interprétatif puisque, selon vous, ce conte signifie en fait qu’« il n’y a pas tant à se méfier des loups inconnus que des loups familiaux. Qu’on risque moins quand on part à travers bois que lorsqu’on glisse dans le lit d’un membre de sa famille. » Loin d’inviter à se méfier d’un danger extérieur, le risque qu’encourt la jeune fille se situe, au contraire et de manière violente, au cœur même du foyer : le péril vient de la famille.
Ma question sera ici la suivante : pourquoi, selon vous, Le Petit chaperon rouge n’a pas été lu plus tôt comme le récit incestuel qu’à l’évidence il figure ? Quelle est cette « marche manquante » que vous évoquez dans ce récit-tabou ? Quels sont, en définitive, les obstacles sinon les résistances mêmes à cette lecture qui poste la question de la violence sexuelle intrafamiliale au centre même du conte ?
C’est là tout l’objet de mon enquête : le tabou. Je ne suis sans doute pas la première à lire le Petit Chaperon Rouge comme une mise en garde contre les dangers du foyer (d’ailleurs, une partie non-négligeable des gens à qui je confie ma petite théorie me répondent “bah oui” sans sourciller). Mais pourquoi la thèse du dangereux étranger est-elle à ce point hégémonique ? Qu’est-ce qui nous a, collectivement, rendu sourds aux autres potentialités du texte ?
Dorothée Dussy avait déjà cracké la question du tabou dans son livre Le Berceau des dominations : on se laisse endormir depuis Claude Lévi-Strauss et l’idée selon laquelle la prohibition de l’inceste fonderait toute société, sans vouloir comprendre que le tabou n’est pas de le pratiquer, mais d’en parler. Et je crois que vous avez raison de parler de “résistances” plutôt que d’une simple naïveté, puisque cette croyance tartufesque en la thèse de Lévi-Srauss, qu’on voudrait résumer à “l’inceste, ça n’existe pas entre gens civilisés”, a l’immense avantage de laisser le champ libre aux agresseurs – et de laisser les victimes (dont la CIIVISE révèle qu’elles sont deux à trois enfants par classe) démunies, inaudibles, voire incapables de nommer ce qui leur arrive.
Mais ce qui est tout à fait fascinant avec le Petit Chaperon Rouge, c’est qu’il nous amène un cran au-dessus du phénomène de silenciation : il n’est plus question de “juste” occulter le sujet de l’inceste, mais bien de raconter à tous les enfants de France et de Navarre une histoire qui met en scène les dangers du foyer tout en prétendant qu’elle parle exactement de l’inverse (des dangers du dehors). Ce contresens est, à mon avis, un cas d’école de déni collectif ! Et quand le contresens arrange tout le monde, est-ce qu’on n’appellerait pas ça plutôt un détournement, au sens fort, comme on détourne un convoi ou un avion ? C’est tellement énorme que je trouve ça drôle – portée par la joie du dessillement, il y a quelque chose de gai, de festif, à remettre l’histoire à l’endroit.
Enfin, c’est un détail mais il me semble important : si l’on n’a pas été capables de voir que le loup n'était qu'un masque métaphorique de la pulsion dévoratrice de l’aïeule, c’est aussi je crois parce que l'aïeule est une femme. Perrault aurait mis un papy sous la couette, la couleuvre du méchant loup aurait été plus difficile à avaler. Une grand-mère prédatrice, ça ne veut tout simplement pas coïncider avec nos représentations genrées. En écrivant, c'était le point qui me semblait résister le plus fortement à la démonstration. Je n’ai pas trop insisté sur la possibilité que l’agresseur soit une agresseuse.
Ce qui ne manque pas de frapper dans la lecture si juste que vous formulez de ce conte, c’est la manière dont vous étudiez non seulement le conte lui-même mais aussi bien, comme Jennifer Tamas y invite également, la grille de lecture qui est la nôtre : comme si, au conte, s’ajoutait un texte critique second et permanent qui vient en étouffer la signification. Ainsi, avec une rare force, vous démontrez combien notamment les faits divers, avec Marc Dutroux ou encore Laëtitia, viennent, depuis leur caractère souvent singulier, faire taire le quotidien des violences incestueuses. Vous rappelez qu’elles « sont estimées en France à 129 600 cas par an ».
Ma question reprendra ici une question que vous-même vous posez : « Mais pourquoi ces histoires scellent-elles un hermétique couvercle sur la marmite systémique des violences intrafamiliales ? » Les faits divers ne sont-ils pas ainsi autant de contes de fées à l’envers, comme si finalement et paradoxalement ils divertissaient du véritable danger ?
En effet, le problème est bien la grille de lecture hyper réductrice qu’on plaque sur le conte, et non le conte lui-même. C’est une erreur commune de croire qu'un apologue, fable ou conte, se résume à la moralité qu'il affiche. Prenons un exemple : quel atroce ennui, et quelle dangereuse méprise, de penser que Barbe-Bleue cherche à nous convaincre que la curiosité est un vilain défaut… Bien heureusement, ces histoires ne sont pas des vignettes supports à l’enseignement moral et civique. Leur abyssale beauté, leur richesse kaléidoscopique, résistent aux discours univoques.
En proposant de relire le conte avec un regard neuf, ma démarche est proche de celle de Jennifer Tamas, mais aussi de ce que Pierre Bayard a appelé la “critique interventionniste” : certes je me présente avec un contre-discours très assertif et la volonté de convaincre (en substance : “on se trompe, en voici les preuves”) ; mais je mets en scène cette controverse, je m’affuble d’une pipe et d’une loupe, je rejoue les codes de l’enquête policière, non pas parce que je prendrais mon sujet à la légère mais bien parce que, contrairement à ceux qui voudraient classer l’affaire, j’ai conscience que le texte a ses strates, ses silences, ses secrets, qui restent ouverts à d’autres interprétations. C’est ce qui est beau avec la littérature : l’enquête n’est jamais close.
Pour ce qui est des faits divers, il me paraît normal que des récits de violence hors-normes nous fascinent. Précisément parce que leur sens résiste, que leur énormité demeure indéchiffrable, certains faits divers donnent lieu à des livres ou à des films passionnants. Il y a la place pour que toutes ces histoires terribles, réelles ou fictives, coexistent dans notre mythologie collective – au même titre que les rares accidents d'avion nous obsèdent sans pour autant effacer les dangers bien réels de monter dans une automobile. Là encore, je crois, le problème n’est pas tant que nous éprouvions le besoin de parler de ces affaires pour mesurer ce qu’elles ont d’insondable, mais plutôt que certains prétendent en tirer des enseignements pour servir une idéologie nauséabonde : “attention aux étrangers” – et de plus en plus bien sûr, “étranger” doit s’entendre au sens fort. En revanche, quand Josef Fritzl enferme sa fille pendant vingt-quatre ans et qu’elle accouche de sept enfants derrière une porte close, on s’abstient bien d’en tirer un avertissement sur les violences intrafamiliales. À croire qu’il y a au moins autant intérêt à alimenter la peur de l’étranger qu’à occulter les dangers du foyer.
Diriez-vous que le travail critique que vous opérez dans De grandes dents doit être considéré comme une lecture féministe ? Une lecture qui, à partir du féminisme, opère ainsi une patiente déconstruction des stéréotypes culturels ? Est-ce de cette façon qu’il faut entendre le terme « enquête », c’est-à-dire comme ce qui dénaturalise les constructions sociales ? Enfin, diriez-vous que De grandes dents est un texte post #MeToo, à savoir considère MeToo comme une rupture épistémique dans notre champ de la connaissance ?
Je me permets de commencer par la fin de votre question : bien sûr que De grandes dents s’inscrit dans la continuité du mouvement #MeToo, qu’il “prend part à une conversation en cours”, pour reprendre les mots de Neige Sinno. Les prises de parole de ces meufs kamikazes sont les courroies de transmission qui autorisent, peu à peu, qu’on ouvre la discussion dans la sphère intime. C’est aussi ce qui me porte, lorsque je tâche de refigurer le Petit Chaperon Rouge. J’y vois un cheval de Troie idéal, bien installé dans les chaumières, qui pourrait tout à coup rompre le silence, déclencher quelque chose, une conversation.
À mon sens, le féminisme est un mouvement de libération par des femmes de toutes et tous : femmes, hommes et enfants. En ce qui me concerne, mon combat se situe du côté des enfants plus encore que des femmes. La domination contre laquelle je veux lutter d'abord, c’est celle des adultes – peut-être parce que cette domination-là, des enfants par les adultes (les parents, les profs, la police), est celle que l’on questionne le moins, celle qui, parfaitement naturalisée, semble la plus évidente. Et ce n’est pas un hasard à mon avis si le backlash actuel est si fort et si immédiat : on a glissé tellement vite d’un discours politique bienveillant et engagé contre les violences sur les mineurs (la création de la CIIVISE après la parution du livre de Camille Kouchner) à un retournement fulgurant (et affligeant) qui combat désormais (ou plutôt à nouveau) la violence des mineurs (après que d’horribles faits divers ont comme légitimé l’envie de nos dirigeants de changer leur fusil d’épaule...). Côté politisation de l’enfance, hormis la parenthèse de la CIIVISE, l’ambiance en France c’est plutôt Mantes-la-Jolie.
Cependant, De grandes dents ne doit pas être lui-même victime d’un malentendu tant il ne s’agit pas uniquement d’un texte critique : au souci de lecture vient se conjuguer un constant souci d’écriture. A la force bibliographique qui fait traverser par le conte toutes les bibliothèques vient se conjuguer la dynamique autobiographique de votre écriture qui est une écriture de filiation. Dès son entame surgit une parole intime, celle qui, en notes de bas de pages à la grandeur croissante, convoque votre passé familial, qu’il s’agisse des « mises en garde maternelles » dans votre enfance ou encore du souvenir de « la première fois que (vous êtes) tombée dans les pommes. »
Ma question sera double ici : pourquoi était-il indispensable pour vous de doubler et redoubler votre texte d’un récit intrafamilial qui surgit en notes, par fragments, en manières de bribes ? En quoi la relecture du conte vous oblige à une relecture de votre propre passé familial ? S’agit-il là encore d’œuvrer à cette célèbre formule féministe selon laquelle « l’intime est politique » ? Pourriez-vous qualifier, à ce titre, De grandes dents de texte politique ?
J’aimerais que ce souci d’écriture en fasse un texte politique – mais ce n’est pas vraiment à moi d’en juger. En tout état de cause De grandes dents ne prétend pas à la rigueur ni à l’exhaustivité d’un travail universitaire orthodoxe : il m’importe d’être juste, d’être à la hauteur même, et que mon geste porte ; mais j’assume que ce geste s’appuie sur un corpus tout à fait subjectif – le mien. J’espère surtout que mon livre n’est pas univoque, qu’il a sa secrète archéologie, ses courants sous-marins, bref qu’il est, comme tout objet littéraire à mes yeux, autre chose qu’un discours.
Et puis il y a ce récit intime qui, alors que je commence à écrire, vient s’imposer, ou plutôt se faufiler, spontanément, en notes de bas de page. Je n’analyse pas cette effraction, je la laisse venir, procéder par libre association, comme si se dessinait là l’inconscient du texte principal. Quand le livre est achevé, je comprends que le “malentendu” de mon enquête est double, sociétal et familial. Dans les deux cas, la question est la même : que fait-on des histoires qu’on nous rabâche et de celles que l’on nous cache ? Et ce qui se tisse en pointillés, ce sont les récits et les silences de ma mère quant à son propre vécu. C’est une histoire tristement banale. Les notes de bas de page n’ont pas vocation à être un témoignage, mais plutôt une chambre d’échos, un théâtre d’ombres. Marguerite Yourcenar décrit les rêves comme des “châteaux réfléchis dans leurs douves”. J’aimerais bien que l’espace des notes de bas de page soit comme les douves du texte. Que les lecteurices projettent, en s’y mirant, d’autres rêveries que la mienne.
Il me semble que le geste politique du livre fait un mouvement circulaire, des enfants d’aujourd’hui dont je prends la défense à ma « petite maman » à qui j’adresse, à tâtons, cette parole consolatrice : « regarde maman, l’oubli, l’incrédulité, la tristesse : c’est un système ». Relire l’histoire familiale au prisme de la politique est, aussi, un geste d’amour.
A la croisée de la critique et de l’autobiographique, De grandes dents offre une interrogation générique d’une rare force. Perpétuel va-et-vient entre le biographique et le critique, votre écriture peut s’appréhender comme celle d’un texte hybride voire plus largement un texte qu’il faudrait qualifier de « fluide générique », où les genres se mêlent comme en écho à la fluidité de genre de la grand-mère devenue loup. Parleriez-vous ainsi d’un texte qui dans son écriture manifeste un trouble dans le genre ? Diriez-vous que votre écriture œuvre à l’élaboration d’une littérature comme truchement ainsi que la définit Sandra Lucbert, à savoir une littérature qui permet, par sa vertu critique, de mieux cerner l’existence de chacun, une vertu morale qui fait finalement flotter les assignations génériques ?
Ce trouble dans le genre textuel (où se nouent le récit intime et l’essai réflexif, la critique littéraire et l’analyse freudienne, l’enquête policière et la charge politique) est à rapprocher bien sûr des réflexions contemporaines sur le genre sexuel. Mais on pourrait aussi bien arguer qu’il est constitutif de la forme essayistique depuis ses débuts : Les essais de Montaigne, c’était tout de même, déjà, un énorme what the fuck formel, et une masterclass en fluidité générique.
Je suis férue de l’œuvre de Sandra Lucbert et vous me faites honneur en comparant nos démarches. J’espère qu’à la manière de ses textes, libres et exigeants, le mien permettra aussi de “quitter les sentiers de l’évidence”, en proposant de “défaire voir ” le Petit Chaperon Rouge. Il s’agit bien en effet d’élaborer une littérature comme truchement, à rapprocher peut-être de ce que je nommais plus tôt un cheval de Troie : une manière irrévérencieuse, drôle mais incisive, de se réapproprier des œuvres pour nous affranchir du “c’est-comme-ça”.
Les artistes chères à mon cœur travaillent toutes cette fluidité : de Maggie Nelson à Carmen Maria Machado en passant par la réalisatrice Julia Ducournau, les œuvres hybrides, un peu monstrueuses, sont celles qui me touchent le plus – et qui ont à mon sens la portée politique la plus forte, car le carcan dont elles s’affranchissent n’est pas seulement idéologique, mais aussi formel.
Au cœur de cette puissance d’invention de l’écriture se manifeste, à la suite de ce premier texte, un second, Barbie-Bleue, un conte dont vous êtes le Perrault qui renverse absolument De grandes dents. Tour de force formel, répondant à la structure aléatoire d’un livre dont vous êtes le héros ou plutôt l’héroïne, ce bref récit déconstruit le premier en relançant littéralement les dés : réécriture d’un conte, interrogation sur la lecture dans ce que vous nommez « la catabase du patriarcat ». Est-ce qu’écrire un conte nouveau doit se lire ici comme un geste proprement biographique : se libérer de la pesanteur de contes factices et de leurs critiques stéréotypées ? Faut-il le lire comme un texte libératoire, où la fiction occupe une fonction cathartique parce qu’émancipatrice, à commencer de vous-même ?
Barbie-Bleue aurait pu s’intituler “L’âge 2”, pour reprendre l’expression qu’emploie Pauline Peyrade dans son terrible roman L’âge de détruire. L’enfant est devenue adolescente et, où que le jeu la mène, le conte de fées finit toujours par se transformer en film d’horreur.
Je le vois comme une ode à la final girl, cet archétype génial du cinéma horrifique. La final girl, c’est la bimbo qui va échapper à tous les dangers, surmonter les pires épreuves, survivre à ses potes qui semblaient pourtant plus intellos ou plus costauds. Plus elle encaisse, et plus elle devient un modèle de puissance qui finira, couverte de sang, le poumpoum short en lambeaux, par laisser échapper le rire illuminé de celle qui a su conquérir sa bravoure.
Ma tâche pour ce petit livre-jeu était singulièrement un travail de montage : réagencer les schémas narratifs de quatre contes célèbres, opérer des coupes, disposer des pièges, creuser des tunnels d’un récit à l’autre – et éventuellement remasteriser un peu la voix narrative, j’avoue. Loin de critiquer ces histoires, je les considère au contraire comme des alliées, qui m’offrent leurs terribles scénarios pour traverser sans crainte les enfers du patriarcat – c’est bien là que réside leur force cathartique : la catabase n’est que récréative, mais on en sort quand même plus courageux. En ce sens, Barbie-Bleue est un peu un manuel de survie à l’usage des jeunes filles.
Là où je m’autorise un coup de cutter émancipateur par rapport aux contes d’origine, c’est en dissimulant une porte de sortie au cœur du labyrinthe. On peut dire que cette issue constitue une moralité, mais c’est une moralité à l’envers, qui ne se livre pas facilement, qui n’édicte rien, qui invite à n’en faire qu’à sa tête. À sa manière, elle fait retentir le conseil de la plus badass des marraines : “on se lève et on se barre”.
Ma dernière question voudrait porter sur les autrices qui ont pu influencer votre écriture. On a pu citer Neige Sinno mais Marguerite Duras occupe une place centrale également : en quoi s’impose-t-elle à vous ? Enfin, une riche culture cinématographique de M. Night Shyamalan à David Lynch en passant par Alejandro Amenabar constelle votre réflexion : en quoi s’agit-il là encore d’une recherche d’une plasticité dans les références ?
À propos d’intertextualité, Perec compare son œuvre à la pièce d’un puzzle qui s’insèrerait dans le creux séparant ses auteurs favoris. La plasticité des références qui saturent mon texte dessine la bibliothèque intérieure au milieu de laquelle j’écris – et vous dire pourquoi Marguerite Duras y tient une place si particulière, cela me paraît aussi difficile que d’expliquer pourquoi j’aime la littérature. Ce corpus n’est pas exclusivement féminin, loin s’en faut : Perrault et les frères Grimm m’ont tenu la main pendant toute la traversée.
Cela me vient peut-être de mon métier d’enseignante : parler à travers ces récits, ces autres voix, me semble un formidable levier heuristique, et parfois une nécessité pour affronter certains sujets. Il y a un plaisir, une joie évidente à (re)raconter des histoires, joie redoublée par la conscience que cette bibliothèque constitue un alphabet précieux dans lequel nous pouvons puiser, inexorablement, pour épeler l’indicible.
Lucile Novat, De grandes dents : enquête sur un petit malentendu suivi de Barbie-Bleue : un conte dont vous êtes le Perrault, La Découverte, « Zones », août 2024, 160 pages, 16 euros