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  • Photo du rédacteurSimona Crippa

Louise Chennevière : « L’imaginaire de la jeune fille, que je cherche à démonter, a imposé une violence réelle à nos corps » (Pour Britney)

Dernière mise à jour : il y a 1 jour


Louise Chennevière (c) Teddy Attia


Après les remarquables Comme la chienne et Mausolée, Louise Chennevière nous offre à lire un récit bouleversant d’émancipation. Ce récit qui entrecroise les vies éclatées de Britney Spears et de Nelly Arcan revient sur les images que la société patriarcale nous a donné à voir d’elles et par ricochet, de nous-mêmes. Redéfinir les expériences de l’être femme(s), voici un beau projet qui sonne comme un cri, celui que l’on entend se libérer depuis le titre : Pour Britney.

 


Pour Britney, votre troisième roman après les très réussis Comme la chienne et Mausolée, pourrait-il prendre un sous-titre tel Pour nous les femmes ? Car je l’ai lu comme une sorte de lettre ouverte à nous toutes ou à toutes celles et ceux qui s’intéressent à la construction et à la déconstruction de l’image des femmes dans nos sociétés patriarcales : « pour que les jeunes femmes arrêtent de se soumettre à ce qui les tue » ?   

 

Dans Comme la chienne je récusais ce nous et j’ai toujours du mal à l’utiliser en tant qu’il nierait ou viendrait recouvrir la particularité des vécus sous quelque universel factice et pourtant il y a bien quelque chose que nous avons en partage, et ce n’est pas une identité mais plutôt une somme d’expériences. On pourrait dire que l’on est fait femme par le monde à travers une série d’expériences qui nous apprennent l’infériorité et cela élargit beaucoup le nous. Oui bien sûr c’est une lettre pour toutes celleux qui se trouvent à quelque endroit du spectre de ce nous, et pour ceux qui se situent au-delà aussi – c'est une lettre que j’aimerai adressée le plus loin possible, le plus loin possible de moi et j’aimerai qu’elle parle aussi à ceux qui ignorent ou qui feignent d’ignorer la violence qui nous a constitué.es et nous traverse encore.  

 

 

D’où vient l’idée de croiser les chemins de Britney Spears et Nelly Arcan ? 

 

Cette rencontre s’est imposée à moi de façon nécessaire sans même que j’aie le temps de réfléchir à ce que je faisais. J’ai écrit le livre d’une traite juste après avoir refermée l’autobiographie de Britney Spears et cette lecture a immédiatement fait écho à la lecture des textes d’Arcan qui m’avait bouleversée l’été dernier. Leurs deux existences si lointaines étaient justement trouées par les mêmes expériences d’humiliation, de solitude et de honte – des expériences qui se retrouvent à d’autres échelles dans nos existences et que Nelly a décrit mieux que personne. Elle est allée au bout de l’abjection de ce fait femme qu’elle haïssait mais dans lequel elle s’est vautrée comme s'il y avait là pour elle quelque chose à comprendre, à épuiser. C’est elle qui s’est épuisée à ce jeu-là. En y réfléchissant là, je me dis que c’est comme une sorte de martyre qui se serait sacrifiée pour que nous entendions cette violence, enfin. Mais le monde y est sourd, toujours. Moi j’ai été très heureuse, et émue, malgré la colère, de passer ce temps de l’écriture avec ces deux femmes. J’y ai puisé beaucoup de force.  

 

 

Le corps et les images de ces deux femmes viennent à la rencontre de votre écriture qui est comme un archi-rire de la Méduse tel que Cixous l’avait souhaité. Votre très beau texte se lit comme un parcours d’émancipation de l’être féminin : lisez-vous aussi de la théorie féministe ? Je pense en particulier au dernier essai de Christine Van Geen que je viens de lire, Allumeuse. Genèse d’un mythe où est déconstruit l’archétype de l’allumeuse à la fois cause et justification de violence sexiste. Sans être théorique, votre texte déconstruit cette image d’un élan littéraire haletant et solide. En seriez-vous d’accord ? 

 

J'ai lu beaucoup de théorie oui, et cela constitue l’arrière-fond de mon écriture, le garde-fou peut-être aussi, mais j’admets en lire moins. En termes de déconstruction du patriarcat, il me semble qu’il y a très peu de choses aussi fortes que les livres d’Arcan. C’est d’une radicalité que beaucoup de textes théoriques envieraient. Et il me semble qu’il y a quelque chose d’autre qui peut passer à travers l’expression littéraire, quelque chose qui s’adresse à un endroit intime et sensible qui je pense peut toucher beaucoup plus large car cette parole se situe au-delà des clivages politiques ou sociaux (ce qui ne veut pas dire qu’elle les ignore) et s’adresse à la part de radicale subjectivité en chacun. J’ai découvert cette année le sublime texte de Zora Neale Hurston, Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, et ça aussi c’est terriblement radical.  

 

 

Une question qui me tient à cœur car on m’a souvent reproché l’utilisation de la virgule et je jubile donc de la voir respirer sans règles dans vos pages : vous bousculez la ponctuation, vous aimez l’inachèvement, certaines phrases se trouvent interrompues. Est-ce un vrai appel aux femmes que de « putasser » sans freins au propre comme au figuré ? Pour, et je reprends vos mots dans le questionnaire Duras pour Collateral, « restituer dans la langue le trouble dans lequel se manifeste à nous notre vie » ? 

 

Pour moi la parole littéraire est l’endroit du trouble, pas de la certitude, et pour restituer cela bien sûr il faut brouiller les pistes. Voilà ce qu’est pour moi, à l’encontre des définitions traditionnelles peut-être le véritable réalisme : une tentative de restituer la confusion mentale dans laquelle se déroulent nos existences quand pèsent sur elles le poids de tant d’aliénations. Donc les virgules sont un moyen de décaler un peu les certitudes, c’est aussi une traduction de mon rythme propre d’écriture, celui dans lequel est pris mon corps, car j’écris ainsi en tension, dans l’urgence. Faire apparaître cela dans le texte, le rythme du corps, ses hésitations c’est un appel oui à se montrer, à putasser si vous le voulez, à cesser de faire croire que ce corps est aussi lisse poli et silencieux que l’on a voulu nous le faire croire. De toute façon, le corps, la tête, la parole, le silence, le souffle, le texte, toutes ces choses pour moi n’existent pas de façon séparée.  

 

 

Pour Britney est un livre choral parce que nous nous reconnaissons dans les peurs partagées et les diktats patriarcaux imposés, parce que vous refaites vivre Britney Spears et Nelly Arcan aussi à travers un texte intime qui dit la femme et l’écrivaine que vous êtes, réduite parfois au stéréotype d’une image qu’on se ferait de vous : « oh, je ne vous imaginais pas comme ça » ! Jamais on n’a reproché à Paul Auster d’être beau mec aux yeux clairs… 

 

Oui j’ai voulu donner la parole à ces deux femmes mais à travers elles il y a en a beaucoup, une infinité d’autres qui parlent, et moi aussi. C’est la première fois que j’assume dans le texte ce moi sans fards, que je confesse sans la parade de la fiction ma propre existence et cela je n’ai pu le faire que grâce à elles. C’est toujours avec les autres qu’on accède à soi, il me semble et la présence des autres est inscrite au cœur de mon écriture, nécessaire. Parler de moi, c’était aussi une manière de me tenir aux côtés de Britney Spears et de Nelly Arcan, de dire ce que vous avez vécu eh bien, je le comprends, je vois très bien ce que c’est et moi aussi, à une autre échelle... 

 

 

Et dernière question : en quoi vous apparaît-il nécessaire pour l’écriture contemporaine telle que vous la pratiquez de produire de nouveaux imaginaires ? En quoi cela fournit-il la visée même, me semble-t-il, de votre geste d’écriture ?  

 

Parce que les représentations et les récits jouent un rôle fondamental dans les constructions de nos subjectivités et agissent la plupart du temps à notre insu – surtout les imaginaires dominant se sont tellement imposés qu’ils ont réussi à nous faire croire qu’ils étaient l’expression de quelque vérité et non pas justement, une construction. Il faut commencer par montrer, par dire, par faire voir et entendre que d’autres réalités sont possibles pour que la réalité perde son caractère totalitaire. Car les images ne sont pas de simples images elles indiquent des mondes possibles et les forgent – ainsi l’imaginaire de la jeune fille, que je cherche à démonter dans le livre, a imposé une violence réelle à nos corps et les a soumis à sa loi. Moi je voudrais que les jeunes filles qui viennent puissent le refuser, refuser d’être des jeunes filles pour embrasser leur subjectivité propre en dehors des cadres et surtout qu’elles puissent se représenter le fait de vieillir comme une bénédiction, qu’elles cessent d’en avoir peur. Il nous manque tout un imaginaire pour y arriver, il faut que l’art s’empare de cela, il me semble.  





Louise Chennevière, Pour Britney, POL, août 2024, 144 pages, 15 euros

 

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