top of page
  • Photo du rédacteurJohan Faerber

Louise Bentkowski : « Si la parenté avait à voir avec l’invention, je voulais pouvoir revoir l’histoire inventée sur laquelle je reposais » (Constellucination)


Louise Bentkowski (c) © Jean Doroszczuk

Avec Constellucination qui paraît chez Verdier dans la collection « Chaoid », Louise Bentkowski signe un des récits majeurs de cette rentrée. Dans ce premier roman, à la langue magnétique, Bentkowski interroge Bentkowski, à savoir sonde sa parenté, interroge sa généalogie à travers ce nom qui est le sien. Famille comme fiction, fiction même du nom : la jeune romancière mène l’enquête pour exhumer les morts qui fondent son existence. Un texte puissant dont Collateral ne pouvait, en cette rentrée de premiers romans, manquer d’interroger son autrice.



Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre si singulier et si beau premier roman, Constellucination qui vient de paraître chez Verdier dans la collection « Chaoïd ». Comment est né votre souhait d’écrire sur votre famille ou, ce que plus précisément vous formulez d’emblée, à savoir à partir de votre nom de famille Bentkowski dont vous écrivez : « si mon nom est Bentkowski, alors je suis la fille d’une vallée, non plutôt la fille d’une vallée violée, ou alors peut-être, la fille d’une vallée adoptive » ? Y a-t-il eu une circonstance ou une lecture précises qui vous ont poussée ainsi à produire un récit à partir de votre lignée qui, comme toute lignée, dites-vous encore « est un groupe de filiation symbolique unissant des vivants et des morts à travers la propriété collective de biens symboliques, parmi lesquels le patronyme » ?

 

En 2018, bien avant que ne sorte la traduction française de l’essai Staying with the trouble, de Donna Haraway, je suis tombée dans le magazine du Musée du Palais de Tokyo sur une première traduction des Camille stories, la fabulation spéculative – comme elle l’appelle – qui conclue le livre. Cette histoire qui évolue sur cinq générations de Camille de 2025 à 2425, dans un monde abîmé où les zones vivables se raréfient, où se forme des communautés dont les « communauté du Compost » dont font partie les différentes Camille. Ce qui m’a le plus frappée et qui m’a peut-être en partie poussé à commencer l’écriture de Constellucination c’est un passage qui décrit l’organisation de cette communauté, «  Des relations de parenté pouvaient se former à tous les âges de la vie. Toutes sortent de parents et de proches étaient susceptibles de s’ajouter ou d’être inventés à des moments de transition importants. » Là c’est certain il s’est passé quelque chose pour moi, un courant d’air dans une pièce sombre laissée fermée trop longtemps – mon corps peut-être. J’ai toujours voulu être adoptée, voulu élargir ma parenté, mais cette idée était un peu honteuse pour moi. La voir ici écrite, ça lui a donné une légitimité, une autorisation à écrire. Mais je ne voulais pas me lancer dans une vision du futur sans avoir embrassé le passé et le présent. Si la parenté avait à voir avec l’invention, je voulais pouvoir revoir l’histoire inventée sur laquelle je reposais. C’est aussi dans cette idée d’élargissement de la parenté à partir de l’écriture même que j’ai intégré beaucoup de phrases, d’idées et d’images trouvés au cours de mon enquête, comme cette définition de la lignée par l’anthropologue et sociologue Florence Weber. Le nom, le patronyme, représentait un point de départ à la fois particulier et universel. Cette recherche je l’ai menée à partir mais aussi à l’intérieur des mots et de leurs liens de parenté que j’ai suivi comme des routes, des itinéraires.

 

 

Pour en venir au cœur de Constellucination, ce qui ne manque pas d’emblée de frapper, c’est combien votre récit familial, qui convoque notamment la mémoire de la grand-mère, ou encore de son frère Victor, séminariste mort à Dachau, se présente comme une véritable enquête. Une enquête cependant particulière tant, parti à la recherche de traces, votre récit entend proposer une manière d’archéologie : « J’irai me souvenir du recouvert et de l’enfoui. Car c’est au-dessous de la terre, au fond du conteneur à ordures, dans le tas de pommes de terres germées, qu’il y a l’enfant à naître et la mère morte, toutes deux reliées par des milliers de capillaires entortillés, réseau de germinations immenses, une toile, un tissage. » Pourquoi vous importait-il de placer le récit familial sous le signe de la fouille, mais aussi plus considérablement sous le signe du « compost » ? Pourquoi placez-vous votre enquête sous le signe de ce que vous nommez encore les « communautés du compost » ?

 

Sans revenir sur le lien de parenté du texte avec celui de Donna Haraway et de ses « communautés du compost », je dirais que la question de la fouille, du lien avec la terre vient aussi beaucoup de mon attachement au travail de l’artiste Ana Mendieta et sa série des Siluetas, l’image de son corps en empreinte négative ou en positive dans la terre, le sable, l’eau. Quand on enquête sur la parenté, on se retrouve vite entourée de présences sorties de la terre, sorties de la tombe. Quand on les compte, on réalise qu’on marche sur un champ de morts et alors on regarde différemment le ver de terre et les escargots qui se goinfrent dans le compost.

 

 

Plus largement, ce qui tisse la grande beauté de Constellucination c’est son rapport intime à la terre, au vivant, à la manière dont la parole de la narratrice s’enfonce dans la terre meuble du souvenir et de la famille, déterre et exhume des cadavres de personnes âgées ou encore de nouveaux nés comme lorsque vous écrivez : « Mon arrière-arrière-arrière-petit-e-enfant est dans le compost, avec ma mère et toutes les autres histoires de parenté, ça fermente. » Le rapport tellurique se fait ici organique – et puissamment écopoétique. En ce sens, diriez-vous que Constellucination peut se lire comme une histoire familiale à l’énergie écopoétique ?

 

Puisqu’il s’agissait d’élargir la parenté, il fallait y aller, au-delà du sang, au-delà du nom, au-delà de l’espèce (comme le fait Donna Haraway avec le papillon monarque), au-delà du règne et de la planète terre, entre les mots à travers le temps. Car si on prend au sérieux cette histoire d’enquête généalogique – qui consiste à remonter le fil de ses ancêtres le plus loin possible – à force de remonter dans le temps on finit par sortir, de l’espèce, du règne, on finit par quitter la terre et puis à un moment donné, tout s’ouvre dans le vide, il n’y a plus que des questions, aucune réponse, aucune. Dans cette dilatation, je voulais garder aussi le fil du présent de ce qu’est la famille, pour le sens commun aujourd’hui autour de moi. Afin de donner à voir le trajet et non seulement le résultat, quelque chose de l’enquête en train de se faire avec et parfois malgré moi.

 

 

Cette fermentation du compost qui est au cœur de l’archéologie familiale ne peut être comprise que comme le premier pan même de votre récit qui est plus vaste. C’est peut-être ainsi le moment de nous intéresser au superbe néologisme qui donne son titre à votre récit : Constellucination. Plus qu’un simple néologisme, il porte dans sa formulation le cœur de la poétique même de votre texte, la manière dont votre premier roman va choisir de mener l’enquête familiale sur les Bentkowski qui est la vôtre.

Sondant le passé, revenant notamment sur les expériences de la guerre et la mort dans votre famille, deux mots reviennent avec insistance : « Les mots halluciner et constellation ». Ils placent votre récit sous un double projet : « Je voudrais élargir ma parenté depuis mes propres histoires, les relier à des mondes aussi lointains que possible, fouiller le passé et l’histoire de cette fiction de famille, chercher loin en moi, dans d’autres cultures, d’autres mythes et coudre cela ensemble. » Vous ajoutez un peu plus loin : « J’appellerais ça une constellucination et si on me le demandait, j’expliquerais que c’est un grand patchwork multicolore qui flotte, jusqu’à la surface de l’eau. »

Ma question ici sera double : tout d’abord, en quoi enquêter sur sa famille vous conduit-il à vous inventer comme vous le suggérez ici d’autres parentés ou comme vous l’écrivez : « Je voudrais m’inventer une parenté avec d’autres histoires, d’autres cultures » ? Comment « halluciner une parenté » comme vous l’écrivez encore ?

 

Il n’y a pas de parenté qui ne soit pas hallucinée, la famille est une fiction, une construction sociale. Il s’agit ici d’y prendre part, de ne pas subir cette fiction comme étant la seule véritable. On a le droit de prendre ce qui nous plait et de laisser les histoires qu’on ne veut plus porter, le droit de s’en inventer de nouvelles, tout autour de nous s’agite quelque chose avec quoi on peut se trouver une parenté. Notre identité est en mouvement, la langue aussi. C’est impure et sale comme le compost, reste de déchets végétaux qui se désagrègent en engrais. Constelluciner c’est se chercher des ressemblances partout pour se sentir faire partie du monde.

 

 

Enfin, en écho à la question précédente, revenons à la signification du titre et notamment à l’image du patchwork que vous convoquiez. En quoi cette image rend-t-elle compte d’un récit qui hallucine les vies, au sens que vous déployez lorsque vous écrivez : « Toutes les histoires que je vais écrire ne sont pas tout à fait les miennes et tout à fait les miennes » ? En quoi ce terme même de Constellucination fait-il en quelque sorte patchwork lui-même ?

 

Constellucination c’est un mot inventé, ça a encore à voir avec cette idée d’élargissement de la parenté. C’est ce qu’on appelle un mot valise (il y aurait encore à dire sur cela), c’est-à-dire un mot constitué de deux mots existant qui ont fusionné à partir d’un son commun, ici la fin du premier et le début du second, c’est une haplologie. Dans Constellucination il y a donc « constellation » et « hallucination » et je me sers du son « l » pour les coller à la bave d’escargot. Le patchwork est une pratique populaire de réutilisation de textiles abîmés. On récupère une pièce sur un vêtement usé qu’on vient coudre à d’autres bouts prélevés sur d’autre tissus en fin de course. De cet assemblage de déchets on forme un nouveau tissu, sublimé par le mélange de tissus aux motifs et textures différentes, ça à avoir avec le compost je crois. C’est un travail domestique et donc historiquement féminin, ça demande beaucoup d’heures de travail minutieux. Ces ouvrages sont à la fois des œuvres d’art et des objets de soin de la vie quotidienne, des couvertures, des coussins, j’aimerais que mon texte soit cela aussi.

 

 

Ce qui ne manque également pas de frapper, c’est la forme tout à fait singulière que revêt le récit même de Constellucination. Si le récit s’offre sans détour comme un roman, ce roman lui-même regarde aussi avec force du côté de la poésie et cela en deux temps : en effet, chacun des chapitres sont autant de « chants » car, dans un second temps, le texte serait peut-être à lire, comme vous le suggérez, à la manière d’une « rhapsodie » dont vous dites notamment qu’il s’agit, en écho au patchwork, une « couture de chants ». Diriez-vous ainsi que Constellucination peut être lu comme un poème ?

 

Il faudrait savoir ce que l’on entend par « être lu comme un poème », je ne suis pas sûre de le savoir, mais ce que j’aime dans cette idée c’est la potentielle pluralité des lectures du texte, et que ce soit un objet bâtard, qu’il ne tienne pas dans un genre, ou plutôt qu’il puisse être abrité par plusieurs, être adopté. J’aimerais que de la poésie il y ait la liberté à la lecture de se raconter sa propre histoire, tenter ses propres rapprochements. La poésie est traversée à différents niveaux je crois par cette question de l’élargissement de la parenté, par les rapports nouveaux qu’elle produit entre les mots, les images et les sons. Il me semble aussi que même si Constellucination est ordonné dans un certain sens de lecture et que cela crée une sorte de complétude du texte, les chants ont aussi une forme d’autonomie qui n’est pas celle du roman et se rapproche du poème. (Et puis il y a mon lyrisme, ça j’essaie de m’en défaire, mais je n’y arrive pas ;).

 

 

Une question qui, de manière alternativement souterraine ou éclatante, traverse l’ensemble de cette enquête familiale hallucinée est la place réservée à la politique. Loin d’être secondaire, cette question taraude constamment la narratrice qui ne cesse d’analyser notamment l’emprise qu’exerce Macron mais surtout de convoquer la figure de Louise Michel. En quoi cette dernière est-elle primordiale pour le récit de Constellucination ?

 

La famille est une fiction, mais cette fiction est rendue réelle par le politique, par le droit. La question de l’élargissement de la parenté, tant qu’elle reste dans le domaine de l’intime et du privé, restera fiction. Elle doit atteindre le politique pour exister. C’est le droit qui décide qui peut être parent de qui, où, comment, enfant de qui, où, comment. Mon enquête m’a sans cesse ramenéE à cette question de la limite légale de la parenté, notamment par le cas de l’héritage, pratique et droit inégalitaires, qui bénéficient aux plus riches et aux hommes et qui reposent sur des valeurs prétendument morales, un vision de la famille ultra rétrécie, en tout cas dans les pays occidentaux, et centrée sur les liens du sang. Si on veut réellement se poser la question de l’égalité il faut en passer par la question de la transmission des richesses, il faudra donc que la déconstruction de la notion de famille dépasse la fiction.

 

 

Ma dernière question voudrait porter sur les influences qui ont été les vôtres au moment de rédiger votre récit. Quelles sont les autrices contemporaines ou les auteurs contemporains qui ont pu exercer sur vous une attraction ? Y a-t-il eu un texte qui, en particulier, a cristallisé votre attention durant la rédaction de votre premier roman ? Quelle est votre famille ou plutôt votre constellucination d’autrices et d’auteurs ?

 

Au cours de l’écriture j’ai découvert les textes de Maggie Nelson (Bluets et Les argonautes) et je crois que la façon dont elle s’affranchit des genres littéraire dans ces textes, en articulant des éléments autobiographiques, de la théorie critique et de la poésie, plus que de m’inspirer, m’a rassurée. Souvent en essayant de nommer ce que j’étais en train d’écrire, je me suis effrayée, et la lire m’a permis de me remettre au travail, dans la page, avec les mots. Le retour d’un enthousiasme premier vers l’acte d’écrire. Et quand je dis écrire, je pense relire car 80% de mon temps d’écriture n’est que de la relecture à la recherche de meilleures coutures entre les mots.




Louise Bentkowski, Constellucination, Verdier, coll. "Chaoid", août 2024, 128 pages, 17 euros

Posts similaires

Voir tout

Commentaires


Les commentaires ont été désactivés.
bottom of page