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Lionel Ruffel : “La question c’était comment continuer à désirer écrire sans désirer jouer à l’Auteur avec un A majuscule ?” (Trois éveils)


Lionel Ruffel (c) Idriss Bigou-Gilles


Disons-le sans attendre : avec Trois éveils paru ces jours-ci chez Corti, Lionel Ruffel signe un essai majeur de notre temps, sans doute un des livres les plus courageux, lumineux et indispensables. A rebours d’une pensée éditorialiste, véhémente et affirmative, Ruffel pose dans cet essai, conçu en trois vagues successives, une déprise consciente des attentes ultra-contemporaines pour interroger les horreurs politiques que traverse notre époque. Dans le sillage de son très bel essai précédent, Trompe-la-mort, Ruffel invente une parole entre essai, narration et récit de pensée qui se donne comme une contre-traversée du fascisme qui s’installe, et qui prône l’engourdissement des masses. La lecture, la critique peuvent nous être d’un secours neuf : autant de questions qu’un grand entretien avec Lionel Ruffel a pu permettre de convoquer.  


 

Ma première question voudrait porter sur votre nouveau très bel essai, sans doute votre plus beau livre, Trois éveils qui paraît ces jours-ci aux éditions José Corti dans la collection « penser-situer ». Comment vous est venu le désir d’écrire sur la confrontation de vos lectures avec une actualité politique forte et vive qui est la nôtre en France, en vous interrogeant précisément, comme vous le dites, sur la capacité de la lecture notamment à ne jamais nous endormir, et à réveiller en nous la pensée car, dites-vous, « plus le capitalisme vorace étend son empire, plus notre besoin de fictions nocturnes est insatiable » ? Vous datez de mars 2020, au moment du premier confinement, la naissance de ce livre : comment précisément ce moment de suspension de la vie de tous les jours, a pu œuvrer à la naissance de votre regard critique sur le sommeil et l’éveil par la littérature ? Plus largement, difficile en lisant votre titre de ne pas penser à la question du « wokisme », de l’éveil en anglais : s’agissait-il pour vous d’un clin d’œil notamment à tout ce qui peut se dire sur cette terreur de la presse de droite et d’extrême droite ? 

 

Merci tout d’abord pour votre lecture.  

Confronter mes lectures à l’actualité politique, c’est ce que je fais en permanence depuis que la littérature et la politique sont devenues des passions dominantes dans ma vie, c’est-à-dire depuis mon entrée dans l’âge adulte. C’est aussi ce que je fais en permanence comme enseignant, non pas pour essayer d’accrocher l’intérêt de nouvelles générations pour des objets parfois anciens (des livres, des textes), non par tactique donc, mais parce que précisément confronter des textes littéraires à d’autres réalités, sociales, politiques permet de mieux en voir tel ou tel détail, de les dépayser parfois, d’accentuer telle ou telle zone, telle ou telle tonalité. C’est une voie assez déconseillée si on cherche la production d’un savoir car on risque l’anachronisme et le manque de cohérence et de rigueur en se laissant trop influencer par les rythmes mouvants et désordonnés de l’actualité. C’est pourtant la voie que j’ai choisie de suivre exclusivement depuis mon précédent livre, Trompe-la-mort, que Trois éveils prolonge de ce point de vue.  

Sur l’origine du texte, et sa relation au premier confinement, tout d’abord je précise que ce n’est pas le texte d’un professeur-écrivain tout à coup libéré de ses obligations et qui, dans sa maison de campagne, trouve le temps de réfléchir au destin du monde. Dans certains cas, dont le mien, le confinement a plutôt été une exacerbation de la vie quotidienne (tâches domestiques et éducatives, gestion relationnelle de la famille, colonisation des affects par la médiasphère) que sa suspension. Et même si je n’ai pas à particulièrement me plaindre de ma situation par rapport à bien d’autres, c’est plutôt cette sensation de siège des affects et de la pensée que j’ai ressentie de manière très intense et qui a déclenché l’écriture. Ce rapport très singulier au temps, à l’espace, à l’attention, dans un lieu où par ailleurs, à cette époque en particulier, je dormais mal et tentais d’utiliser la lecture comme quasi-sédatif, tout ça s’est mélangé et lorsque j’ai commencé à écrire, la question du sommeil s’est imposée. Durant ces périodes en particulier, on se demandait « est-ce un rêve ? est-ce un cauchemar ? finira-t-on par se réveiller ? » C’est le type de sujet (le sommeil) que j’aime beaucoup, immense et minuscule, individuel et collectif, contemporain et intemporel, social mais aussi biologique. Surtout, le sommeil et l’éveil ont une relation forte avec la lecture, la littérature et les fictions, pour de multiples raisons que je voulais travailler. Donc ça s’est imposé. Et par la suite, comme ce livre s’est écrit sur une assez longue période, cette basse continue dans mon travail a été affectée, à moins que cela ne l’ait suscité, je n’en sais rien, par la cristallisation du discours conservateur d’extrême droite sur le terme de « wokisme ». Alors, ce que j’étais en train d’écrire (et qui était assez hétérogène) s’est aussi cristallisé et j’ai volontairement travaillé les figures de l’éveil et orienté le livre en fonction de cette bataille culturelle. C’est donc plus qu’un clin d’œil. J’ai conscience que ma proposition est fragile face aux puissances qu’elle affronte, mais je me dis qu’il faut toujours tenter de mettre des petits grains de sable dans les grosses machines destructrices. Trois éveils c’est aussi un grain de sable.  

 

 

Pour en venir au cœur de Trois éveils, abordons, si vous le voulez bien, chacun de ces trois éveils qui sont narrés afin de pouvoir en tisser, comme par cercles concentriques, la thèse centrale. Le premier éveil est taraudé par la question du sommeil : c’est « Nuit Blanche ». En ouverture du volume, vous racontez combien au moment de vous endormir se dessine pour vous ce qu’il conviendrait de nommer une kinésique de la lecture. En effet, comme en écho au début de La Recherche, vous posez la lecture comme un acte physique, une puissance qui doit s’affronter à un double caractère matériel : le livre lui-même mais aussi la manière dont il agit nerveusement sur le sujet lectrice ou lecteur. Cette scène nocturne vous permet de proposer une poétique de l’acte de lecture, d’identifier le geste critique même du littéraire : « Et si je me reconnais non pas un talent, mais une capacité, c’est celle-ci : j’entends et je vois des échos. » En quoi voir des échos, les tisser fournit selon vous la singularité des études littéraires ? N’est-ce pas aussi la poétique interne même de votre recueil qui s’élabore en tissant des échos ? 

 

J’aime beaucoup votre expression « kinésique de la lecture ». Je suis de manière générale passionné par les recherches sur l’économie de l’attention, les travaux d’Yves Citton ou de Bernard Stiegler par exemple. Cette économie, qui consiste à capter notre attention, est venue se superposer, redoubler, amplifier l’économie de la production qui n’a pas disparu pour autant. Et on pourrait même dire qu’elles sont liées puisqu’une travailleuse, un travailleur n’ont pas que leur force de travail réquisitionnée et exploitée par le capital, elle et il ont aussi leur attention capturée. Du reste, ce n’est pas nouveau, il y a toute une littérature du XIXe siècle qui évoque le sommeil, l’éveil, le loisir, les vacances, au regard de ce siège de la vie qu’est le travail. Baudelaire en parle beaucoup si on y prête attention et c’est ce que je fais. La question est de savoir quel rôle jouent la lecture, l’écriture, la littérature mais aussi le sommeil au sein de cette économie. On pourrait penser que c’est un antidote à cette occupation des corps et des psychés. Mais ce n’est pas si évident que cela. Il n’y a pas de réponse univoque à cette question et encore moins aujourd’hui où les frontières sont poreuses entre l’éveil, le sommeil, la nuit, le jour, où nous continuons à « agir » sans même le savoir dans la médiasphère alors que nous dormons, où le travail parfois ne s’interrompt véritablement jamais. Mon principe est d’écrire à partir de cela, et non pas sur cela. C’est-à-dire que je n’ai rien à dire de plus ou de mieux que les spécialistes que j’ai déjà évoqués. Mais je peux me prendre comme cobaye et écrire ces expériences : pourquoi ne puis-je jamais finir un livre avant de m’endormir ? pourquoi certaines lectures ont-elles tendance à me maintenir en éveil et d’autres à m’endormir ? est-ce que la position du corps n’est pas ce qui conditionne l’effet-lecture ? Ce sont les éléments déclencheurs de l’écriture que je laisse d’une certaine manière dériver dans une sorte d’attention flottante qui est notre état psychique le plus commun. L’attention flottante est, me semble-t-il, le plus souvent orientée par la recherche ou simplement la perception d’échos, de résonances. À mes yeux, percevoir des ressemblances et des différences forme les caractéristiques premières de la critique, quelle qu’elle soit. Une curiosité, écrirait Baudelaire. « Ah tiens, c’est curieux j’ai lu ça quelque part ! c’était où déjà ? » Ça commence toujours comme ça. Et si on ne contraint pas trop cette perception par une vision préalable ou un plan à suivre, mais plutôt en tissant des harmoniques, alors on se situe sur un plan créatif de la critique. Je crois que j’ai toujours fait ça. Avant je le cachais derrière une architecture conceptuelle ou une thèse, maintenant c’est à l’avant de la scène.  

 

 

Ce qui ne manque pas d’emblée de frapper, c’est la très grande modestie sinon prudence qui traverse Trois éveils. Dans le sillage de Trompe-la-mort, vous proposez un essai critique qui, à rebours de toute polémique ou de toute stratégie de l’attention excessive, se situe donc aux antipodes de la violence du clash. C’est presque même un bréviaire de l’apaisement qui, pourtant, dans le même temps, ne renonce pas du tout à l’énonciation de fortes positions. Vous dites même, en anti-poétique de votre geste critique, dès le premier éveil : « institutionnalisation, pouvoir, image de marque ». S’agit-il pour vous dans l’écriture même de Trois éveils de lutter contre cette triade que vous dénoncez avec justesse ? On songe souvent en vous lisant à un autre texte très important paru cette année, Vivarium de Tanguy Viel qui, précisément, affiche une semblable visée mesurée et apaisée ?  

 

Merci de le remarquer, et merci de la comparaison avec le travail de Tanguy Viel, dont je sais combien son œuvre est importante pour vous. Et pour moi aussi. Trompe-la-mort était déjà un essai bizarre, sans thèse, sans punchlines, non résumable, non-citable. J’y renonçais à une autorité un peu surplombante, et je faisais aussi le deuil volontaire d’une forme identifiable pour m’aventurer dans quelque chose de beaucoup plus incertain. Je renonçais aussi à une certaine visibilité (celle de l’intello qui a quelque chose à dire au monde et qui le dit fort) pour être en accord avec ce que je pense politiquement. S’il y a une homologie entre les formes et les normes et si on veut se défaire de certaines normes, alors il faut aussi s’attaquer à certaines formes. D’où tout un travail de désidentification des genres ou de la position énonciative. Ça passe plutôt par une minoration ou des bifurcations que par une affirmation. On a beaucoup travaillé ces idées dans mes séminaires ces dernières années. J’aurais été coupable de ne pas me les appliquer. Donc la question c’était comment continuer à désirer écrire, sans désirer jouer à l’Auteur avec un A majuscule ? Vous savez par ailleurs que je suis éditeur, chez Verdier, et coresponsable du master de création littéraire de Paris 8, je vois donc de près les évolutions du « monde littéraire », un univers qui demande toujours plus de visibilité, de pitch, de « storytelling ». Personnellement, je n’ai plus envie de jouer ce jeu-là, je l’ai fait, donc je comprends parfaitement qu’on le fasse. Mais c’est fini pour moi, pour ce qui concerne l’écriture je me mets sur le bas-côté, je sors de l’autoroute, je prends la tangente. Mais bon, parfois sur le bas-côté on se sent un peu perdus. Ce qui me fait revenir à Tanguy Viel, et à son livre précédent, Icebergs dont la lecture m’a tellement fait de bien qu’elle a peut-être sauvé ce livre. Je me disais non seulement que je me sentais moins seul, mais aussi moins perdu, car il replaçait, comme l’a fait Brian Dillon dans Essayism cette tentative dans une histoire collective. Un mot sur la question de l’apaisement puisque vous l’évoquez. Je crois pourtant que je n’ai jamais été aussi en colère politiquement que ces années durant lesquelles j’ai écrit Trois éveils. Et ce n’est pas près de s’arrêter. J’ai bouillonné en permanence, et c’est parce que le texte a été beaucoup réécrit qu’il a désormais cette tonalité. Je remercie du reste Marie de Quatrebarbes et Maël Guesdon, excellents éditeurices de Corti qui m’ont aidé dans cette phase, alors que par moments moi aussi je me laissais aller à la « douche écossaise » dont parle Victor Klemperer à propos du style de Goebbels et Hitler. Avec leur aide, je suis revenu à mon envie initiale d’avoir un texte qui ondule dans la première partie, soubresaute dans la seconde et suive un mouvement lyrique dans la troisième puisque je suivais une phrase de Baudelaire qui évoque ces trois tonalités. C’était une envie musicale, où même si la part de soubresauts est la plus importante, elle est encadrée par les ondulations et les mouvements, d’où certainement cet effet d’apaisement.  

 

 

Le deuxième éveil, de loin le plus massif, de votre essai porte pour titre « En campagne ». A partir de la préparation de votre séminaire « Klemperer contemporain », vous racontez très précisément ce que veut dire aujourd’hui s’engager dans une époque d’une extrême tension pour ne pas dire violence. Là encore avec mesure mais détermination, vous proposez une double approche : tout d’abord, votre texte raconte Klemperer au moment où il écrit LTI, présente comment il a pu en venir à écrire ce texte majeur. Votre analyse prend ici la texture du récit comme c’était déjà le cas dans Trompe-la-mort. En quoi le récit fournit-il selon vous une percée critique que le discursif notamment peut-être pourrait limiter d’une certaine façon ? S’agit-il aussi d’incarner ce principe que vous mettez en lumière : « D’un côté, un monde fictionnel dans lequel on peut prendre place, fût-il effrayant. De l’autre, l’écriture comme acte, pour rester éveillé : rien que ça, tout ça. / La nuit du roman, le jour du journal » ?  

 

Dans cette citation je compare deux livres majeurs, Nuit un roman d’Edgar Hilsenrath et le Journal de Victor Klemperer. Tous deux décrivent dans deux contextes différents la situation absolument abominable et meurtrière à laquelle ont été confrontés les juifs d’Europe durant la seconde guerre mondiale. Nuit se déroule dans un ghetto, c’est épouvantable. Mais c’est un roman, et parce que c’est un roman j’arrivais à le lire de nuit, et même à m’endormir avec. Alors que je ne peux pas lire le journal de Klemperer de nuit, sa lecture m’éveille, bien qu’un grand nombre de pages soient plus banales et quotidiennes que dans le livre de Hilsenrath. J’aime profondément les deux, récit et discours, et pour ce qui me concerne je ne choisis pas. C’est peut-être aussi une question de capacité. Peut-être que tout simplement je suis incapable d’écrire un roman ou un essai en bonne et due forme. En tout cas, ça ne me vient jamais comme cela. Ce qui me vient, c’est un « je », et ce « je »-là, c’est celui d’une pensée qui s’élabore et c’est cette élaboration dont j’écris le récit (personnel). L’élaboration se prête à la narration, car il y a du temps qui passe. Et souvent lorsque je m’intéresse à d’autres pensées, comme à celle de Klemperer en l’occurrence, c’est aussi le récit de l’élaboration qui m’intéresse. Je m’intéresse surtout aux effets, notamment de la littérature et de la politique, aux effets les plus concrets sur les sujets. Donc le sujet expérimental, c’est ce « je », qui pense la politique et la littérature, qui tâtonne, qui bifurque, qui échoue et m’intéresse surtout le chemin qu’il emprunte, pas du tout son point d’arrivée. J’ai beaucoup pensé à l’échec ces dernières années, ça m’a passionné ! 

 

 

Dans ce deuxième éveil, votre questionnement de l’engagement en passe par une implication personnelle dans la bataille politique qui précède la présidentielle de 2022. Vous écrivez ainsi explicitement : « Dans l’air, je sens qu’on veut en découdre, et moi-même, presque malgré moi, j’ai envie d’en découdre. C’est affreux à dire, mais comme tout le monde, j’ai envie d’entrer en campagne. Je veux être prêt avant que ça ne commence. Je n’ai pas envie de me laisser déborder par elle, j’ai envie de l’anticiper. Ça va partir tellement vite et tellement vite et tellement à l’extrême droite qu’il ne faut pas être pris de court. Il faut de la discipline. » En quoi la lecture de Klemperer est-elle selon vous cette école de la patience et de la discipline pour lutter contre l’extrême droite ? Pourquoi, selon votre expression, Klemperer a-t-il « vibré » dans votre bibliothèque plus qu’aucun autre auteur ? 

 

Pour tout dire, Klemperer vibrait beaucoup ces dernières années et je suis plutôt en retard (si en retard qu’en cours d’écriture George Didi-Huberman lui a consacré un magnifique livre, Le Témoin jusqu’au bout), ce qui, au fond, m’a donné une certaine liberté. J’ai été fasciné par la présence de LTI dans Poétique de l’emploi de Noémi Lefebvre ou par la manière dont le traitent Nathalie Quintane et Sandra Lucbert. Plus je les lisais, plus LTI vibrait dans ma bibliothèque. Il fallait que je m’en saisisse. Il faut se souvenir qu’avant les confinements beaucoup, dont moi, étaient déjà en grève contre une première réforme des retraites. Ce mouvement a été suspendu mais rien n’avait été soldé et en sortie de confinements, on ne pouvait que se projeter sur les élections à venir. Or, qui peut nier aujourd’hui qu’on fait face à un mouvement globalisé de fascisation, particulièrement sensible durant les séquences électorales ? On ne naît pas fasciste, ai-je envie de dire, on le devient. Les personnes raisonnables, et je ne parle pas des gens qui nous gouvernent, prennent au sérieux la menace fasciste et la fascisation en cours. Ce n’est pas un jeu. Ça arrive en ce moment-même, et a déjà des effets désastreux sur des populations partout dans le monde. Les fascistes, eux, se préparent avec méthode et rigueur pour le combat de rue et le combat des idées. Pour le moment, je ne suis pas très à l’aise avec le combat de rue, mais je peux me préparer pour le combat des idées. C’est pourquoi j’ai plongé dans Klemperer, et l’expression n’est pas galvaudée car ses journaux comptent presque deux mille pages grand format. Je voulais tout bêtement apprendre de situations comparables ; non pas similaires, mais qui peuvent résonner avec la situation actuelle. Par ailleurs, Klemperer était universitaire comme je le suis et spécialiste de philologie romane, dont on a hérité la littérature comparée que j’enseigne. Son côté anti-héros et écrivain mineur me plaisaient beaucoup, je me sentais très à mon aise en sa compagnie. Je pouvais très facilement me projeter en lui, y compris dans certains traits de son caractère dans la vie quotidienne. Parallèlement, j’ai donné plusieurs cours et séminaires pendant deux ans sur « les langues fascistes » ou « Klemperer contemporain ». Le chapitre raconte cela : il commence par un réveil brutal avec une phrase de Klemperer en tête et se poursuit avec la préparation de cours qui lui sont consacrés. Le chapitre relate ces allers-retours entre lecture, réflexion, écriture, il évoque aussi tous ces gestes, toutes ses pratiques qui accompagnent une recherche.  

La bataille culturelle que mène l’extrême droite avec le soutien de l’extrême centre repose en grande partie sur un engourdissement. Alors que la politique menée est plus ou moins la même, un libéralisme sécuritaire avec une dimension raciste, et que rien ne change, la succession permanente de micro-faits qui sont souvent uniquement, si j’ose dire, des faits langagiers, conduit à cet engourdissement destiné à nous amener à renoncer. C’est dur de rester debout lorsqu’on prend des coups en permanence. Klemperer reste debout, ou plutôt assis, dans le noir, pour continuer à sténographier la transformation de la société et de la langue allemandes. Il s’est fait une promesse, il ne la trahit pas. Sa promesse, au fond, c’est de ne pas renoncer à l’étude. Par exemple, il se promet de ne pas lâcher son grand ouvrage sur le XVIIIe siècle. C’est admirable, j’en ai des frissons lorsque je l’évoque ! Et il le fait sans aucun espoir de publication, même si, au péril de leur vie, lui, son épouse et des amis cachent les manuscrits. Et plus le régime entre dans sa folie meurtrière qui est une folie du langage, plus il noircit son journal en restant calme. Là où l’allemand hitlérien accélère tout, avec ses sigles, ses insultes, ses raccourcis, là où il crée un régime de surchauffe linguistique, Klemperer, pour lui-même, c’est-à-dire pour l’humanité tout entière, ralentit, densifie, ajoute encore et encore des pages, parfois très ennuyeuses, parfois bouleversantes, parfois les deux. C’était vraiment mon antidote à Twitter (entretemps devenu X) qui m’a permis de continuer à suivre et participer à la bataille culturelle, tout en évitant de sombrer dans la folie.  

 

 

Un des passages les plus forts de Trois éveils renvoie au moment où vous décidez d’acheter Mein Kampf. Il y a là toute une procédure, tout une manière de rituel et surtout un sentiment de honte pour l’acheteur. Pourquoi vous a-t-il semblé nécessaire de lire Mein Kampf dans votre exploration de la campagne d’extrême droite qui a ébranlé la dernière présidentielle ? 

 

Ce passage, qui est un peu potache, il faut le reconnaître, renvoie à ce que je disais précédemment sur le récit de l’élaboration de la pensée elle-même et sur les effets parfois physiques des textes. Ici, c’est au sens propre, puisqu’en l’occurrence la nouvelle édition de Mein Kampf est très lourde et très difficile à manier. Le texte est rendu non-praticable, comme « sarcophagisé ». Il n’est pas si simple de l’acheter et lorsqu’on y parvient, on peut en avoir honte, comme ça a été mon cas. Cette histoire dit beaucoup de choses que je connecte sans avoir de discours très clair à leur propos. Mais cela fait sens qu’on réédite Mein Kampf au moment où Klemperer refait surface. Il y a quelque chose de romanesque là-dedans, comme une revanche post-mortem de Klemperer (lisible en poche) sur Hitler (et son gros pavé non praticable, rendu illisible). Les dictateurs écrivent, nous a rappelé dernièrement un livre passionnant de critique littéraire, mais à l’exception de Hitler ils écrivent plutôt de la poésie. Or, Hitler dans Mein Kampf, écrit un livre hybride entre récit personnel et pamphlet politique. Je voulais interroger cette hybridité entre récit personnel et essai qui est aussi la forme littéraire que je pratique. Il fallait se confronter à cela et voir ce qui différait. Enfin, même si ce n’est pas explicitement présent dans le livre, l’esthétique de Mein Kampf a aussi été reprise par l’alt-right mondiale, en France dans les livres de Zemmour ou de Philippe de Villiers par exemple. Ce sont les mêmes recettes qui sont employées qui, par ailleurs, enrichissent considérablement leurs auteurs. Le fascisme ça paie, au sens propre du terme. Lorsque j’écrivais ce passage, l’hypothèse qu’Éric Zemmour atteigne le second tour des élections en s’appuyant sur une tournée d’un livre relevant de cette esthétique n’était pas du tout absurde, elle était même désirée et portée par toute une partie du champ médiatique.  

 

 

S’agissant de Klemperer, le retour au philologue allemand qui vécut sous le IIIe Reich vous permet de souligner un effort contemporain qui nous reste à fournir. Dans des pages décisives, vous montrez bien que se concentrer sur Klemperer, c’est désormais passer d’une analyse du storytelling à une plus grande attention au procès de resémantisation qui affecte certains termes en particulier, combien des mots ont changé de sens, au point même que la question pourtant juste de la novlangue d’Orwell dissimule en partie tout l’intérêt qu’il y aurait à s’intéresser au sens même : « j’ai le sentiment que le moment Klemperer c’est certainement un moment de réévaluation critique de la question linguistique. » En quoi Klemperer permet-il de saisir le travail sur le sens des mots tel qu’il est reconfiguré par le débat public en France ?  

 

L’œuvre et la figure de Klemperer sont remontées à la surface ces vingt dernières années, en France, mais aussi en Allemagne et aux États-Unis après avoir failli être complètement oubliées, Klemperer ayant choisi de rester du côté Est de l’Allemagne. Ce n’est que lors de la réunification, et bien après sa mort, qu’il a commencé à apparaître comme un auteur important, alors que jusque-là il était considéré comme un savant mineur. C’est aussi une très passionnante histoire littéraire, très irrégulière. 

Sa remontée à la surface, très sensible ces dernières années, signale quelque chose à mes yeux de simple et évident :  la langue peut être un outil politique. Ça paraît évident, dit comme cela, les mots agissent, mais pendant un moment, cette vieille idée ne semblait plus intéresser personne. Le spectacle d’abord, le récit ensuite (storytelling, narratifs), les dispositifs enfin ont été au centre de l’attention. Et on a oublié la langue, si bien que lorsque Trump arrive, avec son usage guerrier du langage, tout le monde paraît démuni. Et pourtant cet usage s’est imposé chez de très nombreux agents de la politique (dans le cercle politique ou médiatique). Plus personne ne veut parler comme Obama, toutes et tous veulent parler ou parlent déjà comme Trump. L’apport du travail de Klemperer est souvent résumé par une de ses phrases : « les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir ». Il dit aussi, et c’est peut-être encore plus puissant : « Le poison est partout. Il traîne dans cette eau qu’est la LTI, personne n’est épargné. » Il est en moi, il est en vous, c’est un effort constant de lutter contre. Parfois on n’y parvient pas. L’approche de Klemperer est très peu scientifique, elle est sensible et métaphorique. Elle n’est même pas idéologique, comme pouvait l’être celle d’Orwell, exactement à la même époque. Sa grande puissance est précisément d’être sensible. L’allemand hitlérien, ce n’est pas un néoparler ou une novlangue, c’est un usage de l’allemand en lutte contre d’autres usages de l’allemand pour l’hégémonie. Et cette lutte passe aussi en chacun·e de nous. C’est très puissant, et j’ai envie de dire très éveillé, comme approche. Mais, et je tiens à le préciser, la politique s’impose aussi par du récit, du spectacle, des dispositifs, il ne faut pas en abandonner l’étude ou la préoccupation. Simplement, j’ai l’impression que le langage est le lieu le plus intime où cela agit. Lorsqu’on reprend un mot, ou une expression, lorsqu’on les vocalise pour la première fois, c’est très corporel, c’est aussi du souffle, ça passe en nous. Parfois, il m’arrive de dire, presque malgré moi, un mot issu de ces eaux usées médiatiques, et je le sens passer dans ma bouche, j’en suis surpris et perturbé. C’est à cette lucidité-là que nous convie Klemperer, elle est essentielle aujourd’hui.  

 

 

Ma dernière question voudrait porter enfin le troisième et ultime éveil : il porte sur un film cette fois, L’Époque de Matthieu Bareyre. Vous liez la vision de ce film à la question de la création littéraire, vous qui êtes co-fondateur du master de création littéraire de Paris 8 ? En quoi le personnage de Rose est-il d’une certaine manière un intercesseur dans l’acte de création ? 

 

Merci de revenir sur ce troisième chapitre qui est le plus court du livre mais auquel je tiens beaucoup, qui est peut-être le plus crucial à mes yeux, précisément peut-être parce que ma position en tant que sujet-narrateur est la plus délicate, la plus ambigüe. Il travaille donc à partir de deux films de Matthieu Bareyre, L’Époque principalement et Le journal d’une femme nwar. Mais comme je le fais généralement lorsque je me saisis d’autres matières que littéraires, je zoome sur un personnage, un thème, ou une histoire. En l’occurrence, dans ces deux films, c’est le personnage de Rose qui retient mon attention et suscite mon désir d’écrire. Rose, dans L’Époque c’est l’éveillée parmi les éveillé·es. Le film se passe de nuit et la plupart du temps dehors, à Paris ; tous les personnages sont de jeunes gens.  

Rose est le plus souvent sur la place de la République lorsqu’elle est occupée, durant les Nuits debout et différentes manifestations. Elle poétise, elle harangue, elle tient des discours percutants, amusants, émouvants. Surtout elle « klempererise », elle joue avec le langage du pouvoir pour le détourner. Elle est bouleversante. Avec mon prisme, j’ai vu en elle une poétesse, une artiste du langage, une « street poet ». Puis j’ai nourri ma rêverie d’images de la Commune, de la figure de Rimbaud. J’ai écrit un texte il y a longtemps (avant les confinements, avant les campagnes électorales) empreints de ce lyrisme. Depuis j’ai souvent montré le film à mes étudiant·es, particulièrement lors de mouvements de grève, j’ai vu comment la « magie Rose » opérait toujours. Il aurait été tentant de finir le livre sur ce lyrisme, un peu naïf de ma part. Mais ça n’aurait pas été juste, car Rose n’est pas simplement un personnage de film, elle n’est pas simplement le personnage de film documentaire que performe Rose-Marie Ayoko Folly, qui dans la vie de tous les jours, ne se contente pas de poétiser et klempereriser. Un deuxième film coécrit par elle et Matthieu Bareyre Le Journal d’une femme nwar évoque d’autres aspects de sa vie et de sa personnalité, moins solaires, plus douloureux. Je ne pouvais pas faire comme si ce film n’existait pas. Il y a encore autre chose, que vous évoquez. Je m’occupe de cette formation en création littéraire, à l’université Paris 8. J’ai pensé très simplement lorsque j’ai vu L’Époque la première fois : « tiens, voilà une partie de la création littéraire contemporaine que nous ne savons pas accueillir. » Et quelques années plus tard, je dois reconnaître qu’on ne sait toujours pas le faire. Comme spectateur, je suis du côté de, et en totale empathie avec, la puissance poétique de Rose. Comme responsable d’une formation, donc d’une institution, je suis, malgré moi, représentant d’une certaine police du discours, pour reprendre des mots de Foucault. C’est le dernier éveil du livre. J’ai beaucoup tourné autour de cette question sans savoir comment l’aborder, et puis j’ai pensé à une phrase sur le rêve de Deleuze et j’ai su que mon travail était terminé, pour ce livre du moins.  





Lionel Ruffel, Trois éveils, José Corti, coll. "Penser-situer", septembre 2024, 160 pages, 19 euros

 

 

 

 

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