« Comment entrer dans l'œuvre de Kafka ? », ainsi s'ouvrait le livre que Gilles Deleuze et Félix Guattari avaient consacré en 1975 à l'écrivain dont par ailleurs ils soulignaient l'« antilyrisme », la « sobriété » et l' « hyper-réalisme ».
Sans écarter les réponses qu'ils firent eux-mêmes valoir, on serait tenté aujourd'hui de proposer, comme une entrée possible dans cette œuvre, la lecture des Fiches que viennent de publier les éditions Nous dans l'impeccable traduction de Robert Kahn, lequel, on se souvient, avait déjà traduit chez le même éditeur les Derniers cahiers (2017), les Journaux (2020) et les lettres À Milena (2021).
Les fiches en question sont celles que Franz Kafka rédigea lors de son séjour de huit mois à Zürau, dans la campagne de Bohème, entre 1917 et 1918. Qu'y trouve-t-on ? Des notations, souvent brèves, parfois fulgurantes, renvoyant à des questionnements d'ordre philosophique, esthétique ou moral ; autrement dit l'archive alerte d'une pensée constamment aux aguets. Par exemple lorsque s'écrit ceci : « Comment se réjouir du monde, si ce n'est en s'y réfugiant ? » ; ou bien : « Il y a un but mais pas de chemin ; ce que nous nommons chemin est hésitation » ; ou encore : « Mesure-toi à l'humanité. Elle fait douter celui qui doute, croire celui qui croit ».
Dans sa note liminaire, considérant ce matériau singulier d'écriture, le traducteur tient à souligner deux de ses caractéristiques essentielles. D'une part, contrairement à ce qu'on a pu soutenir, ces fiches, quelquefois narratives, ne relèvent pas du genre de l'aphorisme, terme qui n'est d'ailleurs jamais employé par Kafka. D'autre part, tout en appartenant de fait à un ensemble constitué, ces fiches restent autonomes, chacune apparaissant à la lecture comme affranchie des autres, enveloppée dans son dire, quasiment cause d'elle-même ; si bien qu'on pourrait les voir, précise Robert Kahn, comme des « monades ou des ''fractales'', […] elles forment aussi une énigmatique constellation ». D'où la justesse du choix éditorial de ne pas les publier en volume afin d'éviter précisément « un effet de clôture du texte ».
Cette publication s'avère ainsi non seulement fidèle à la matérialité originelle de ces écrits — ce sont de réelles fiches que nous lisons —, mais elle choisit aussi de se présenter sous la forme d'un coffret où les Fiches de Zürau de Kafka se trouvent accompagnées par tout un lot de créations inédites impliquant la bande dessinée, l'image et la musique.
Ce coffret, que les éditeurs nomment à bon droit « laboratoire Kafka », invite dès lors à effectuer et à laisser se croiser plusieurs expériences ; celle de la lecture des 105 fiches traduites par Robert Kahn (proposées ici en version bilingue) ; celle de la découverte des 26 fiches de l'artiste Marc-Antoine Mathieu, Le cercle restreint (de sobres et sombres images) ; ou des 36 fiches du même artiste, Les environs de l'impossible (d'énigmatiques et belles cartes postales comme autant d'aperçus sur des lieux et des paysages aussi puissants qu'oniriques) ; celle de 6 fiches QR codes renvoyant à des créations sonores et multimédia du musicien et réalisateur Wilfried Wendling ainsi qu'à des lectures de Denis Lavant.
On l'aura compris, il s'agit là d'une réussite éditoriale et d'une véritable prouesse collaborative — audacieuse, inventive, pertinente — ; rien n'interdit d'y voir en même temps une manière délicate de se souvenir qu'il y a tout juste un siècle disparaissait Franz Kafka, l'écrivain qui, un jour, avait noté sur le dos d'une fiche, semblable à celle que nous tenons entre nos mains, cette intuition saisissante : « Dans le combat entre Toi et le monde seconde le monde ».
Franz KAFKA
FICHES
coédition éditions Nous / la Muse en circuit – centre national de création musicale
coffret 158*253 cm | 35 euros
sortie en librairie le 5 novembre 2024