Le roman – pour l’instant le seul – de Judith Godrèche, édité en 1995, aura-t-il plus de lecteurs avec sa réédition en mars 2024 ? Si c’était le cas, quelles seront les raisons d’un succès ? Sa qualité littéraire et son apport précoce à #metoo et donc la curiosité que peut susciter le nom de l’autrice après sa dénonciation courageuse des pratiques banalisées de la pédophilie et de la toute-puissance masculine dans le monde du cinéma ?
Je ne suis pas sûre, pour ma part, que j’aurais fait le geste d’achat sans la notoriété acquise par cette femme dans le combat #metoo qui se poursuit et s’étend à de nouveaux domaines… Quelle qu’en soit la raison, on ne va pas regretter de découvrir un livre de plus !
Edition 1995 / Edition 2024
Tenter de lire comme en 1995…
Les balises-accroches de tout récit peuvent retenir l’attention : le titre, tout d’abord, Point de côté, malaise produit par le mouvement majeur du déroulé narratif, la course ; le poème de Rainer Maria Rilke, ensuite, avec des mots clefs comme « exister », « échapper », « liberté » et « donner la main ». Dans sa déambulation déjantée dans Paris, au gré de ses humeurs et des hasards sur son chemin, Juliette est partagée entre son attachement à cet homme qu’elle ne nomme pas et son désir de liberté. La jeune fille est pétrie d’ambiguïté. Lorsqu’elle pense à cet homme, elle semble rêver de protection, d’aide, elle ne parvient pas à poster elle-même sa lettre de rupture ; en même temps, elle est prête à se transformer pour devenir elle-même. Le récit est construit, de manière presque constante, sur des dialogues et se présente alors comme un scenario de film. Mais, en même temps il est entrecoupé de monologues intérieurs qui affichent le combat qu’elle livre contre ce qu’on a fait d’elle.
Courir, fuir…
La course de la jeune fille – course à perdre le souffle –, habite tout le texte. La première lettre, en ouverture, note : « Je cours et je m’essouffle jamais. Je tenais toujours plus longtemps que les autres filles. J’ai tellement de points de côté, je sais même plus où les mettre ». Plus loin, après la scène du vol des bonbons dans la boulangerie : « Juliette rentre chez elle en courant, elle court dans les rues, dans les avenues, elle court et s’arrête enfin devant une porte cochère ». Elle entre dans l’appartement puis repart : « Dans la rue elle se remet à courir ». Lorsqu’elle téléphone à l’homme quitté, il lui demande si elle court toujours et lui conseille de faire attention en traversant… Quand François, le frère d’Odile, lui demande de rester avec eux, elle répond :
« -Je suis restée avec un garçon pendant longtemps. Maintenant j’ai plus tellement de souffle, j’ai plus tellement envie ».
Lorsqu’elle veut partir de chez François parce qu’il a tenté de la forcer, elle se dit : « Tourner le dos et partir en courant, partir… » « Juliette court dans les rues, les mains sur les oreilles ». Lorsque sa mère, à son insu, à renvoyer Odile chez elle, Juliette « court, court de toutes ses forces dans les rues de Paris ».
Des dialogues avortés
Le récit est fait de dialogues et souligne ainsi la recherche d’une communication qui est toujours ratée : que ce soit avec le frère d’Odile, avec son amie Annie qui y met pourtant toute son amitié. Elle reste étrangère à ses grands-parents lors de l’unique scène de déjeuner familial où elle leur offre un corps et non un cœur : « Elle n’a rien à craindre, Juliette, elle peut rester là, elle trompe son monde, avec son corps pour armure, son corps opaque. Mais comment savoir un corps sans passer par son cœur ? »
Dialogue impossible, évidemment, avec sa mère. Leurs échanges sont de véritables dialogues de sourdes : « -Tu m’entends pas, maman, tu m’entends pas. Je t’entends pas et tu m’entends pas, on s’entend pas ».
Avec l’homme quitté, c’est aussi un dialogue avorté, non en présence mais toujours au téléphone :
« Voix
-Tiens, tiens, une revenante.
Juliette :
-c’est moi qui ai appelé avant.
Voix :
-Je sais. Je reconnaîtrai toujours ».
Plus loin :
« Voix :
-T’as quel âge maintenant ?
Juliette :
-Vingt et un.
Voix :
-Six ans que je te connais.
Juliette :
-Oui ».
La cleptomanie comme symbole-symptôme d’une identité perturbée
Le dialogue avec Annie, au début du récit est très éclairant à ce sujet : il y a confusion chez Juliette entre le vol et la conscience d’exister qui lui a été enlevée :
« - Alors quand tu voles c’est pour lui.
- Non, je volais déjà avant. J’ai pas volé pendant, je revole, c’est un peu pour lui, un peu pas, c’est moitié-moitié.
- Et tu crois qu’il le sait ?
- Même pas. Il le sait même pas ».
Une conversation avec Odile fait mesurer l’étendue du désastre : celui de priver un être de sa liberté : « Je suis jeune, de temps en temps je m’en souviens et ça m’est égal de pas suivre les ordres qu’on me donne. J’ai envie de traverser la rue, je traverse la rue. J’ai envie de voler des bonbons, de m’enfuir, je vole des bonbons, je m’enfuis. J’ai envie de vivre dans un appartement que je connais pas, de dormir dans un lit que je connais pas parce que j’ai rencontré une petite fille, je le fais ».
S’il était question de comprendre le sentiment amoureux entre deux êtres, la prise de conscience de cette jeune fille de vingt ans pourrait inscrire une autre citation du poète autrichien, Rainer Maria Rilka : « Le partage total entre deux êtres est impossible et chaque fois que l'on pourrait croire qu'un tel partage a été réalisé, il s'agit d'un accord qui frustre l'un des partenaires, ou même tous les deux, de la possibilité de se développer pleinement ».
Mais ce que raconte Point de côté n’est pas une histoire d’amour mais un récit de libération.
La narration s’enroule sur elle-même en s’ouvrant puis se concluant par une lettre écrite à l’homme quitté. La première lettre alimente l’ambiguïté des sentiments éprouvés : quitter même si l’on aime, quitter pour exister. La dernière dit la séparation définitive sans ambiguïté cette fois, l’envol et non le vol, la récupération de soi-même – la petite fille et la jeune fille de vingt ans fusionnées – : « Rien ne sera plus âpre, hostile, impoli, trop grand. Tant que nous serons à la portée l’une de l’autre. Tant que nos mains serrées feront de nous des cerfs-volants.
Je sais maintenant qui je suis ».
La petite fille capturée s’éloigne à jamais dans la femme enfin née qui a perdu son « regard aveugle ».
Il est temps alors de relever dans ce récit les moments où les critiques auraient pu avoir la puce à l’oreille, si tant est qu’ils aient alors été attentifs aux pratiques d’emprise sexuelle sur mineur.
Celui qui a aimé une petite fille
Juliette revient sur sa relation de couple au tiers de son récit, subrepticement, dans une conversation avec Odile, cette petite fille qui la fascine :
« Et puis j’ai rencontré un garçon qui justement m’a aimée parce que j’étais une petite fille.
- Une petite fille comme moi ?
- Non, plus vieille. J’avais quatorze ans, j’étais une petite fille en avance peut-être mais encore toute petite. Il m’a aimée pour ça entre autres mais beaucoup pour ça quand même. Alors je voulais rester toujours cette petite fille sans fards, sans bijoux, sans dessous sexy, cette petite fille pure. Mais j’ai surtout compris qu’il fallait que je reste comme ça pour lui » (p. 59-60).
La vérité est dite mais très vite le récit passe à autre chose : Juliette et Odile, de plus en plus fusionnelles, s’endorment dans les bras l’une de l’autre et le chapitre se conclue en généralisant, de façon énigmatique : « Ces filles que leurs actes n’empêchent pas de rêver, que leurs rêves n’empêchent pas d’agir ; leurs visages endormis semblent affirmer enfin : C’est vrai »
C’est toujours dans un échange avec Odile que vient le second dévoilement. Elle évoque tous les voyages faits avec son « fiancé » :
« Juliette s’arrête de sautiller, elle marche plus doucement maintenant.
- Oui, celui-là, oui. J’étais mineure, alors ma mère écrivait une lettre qu’elle allait faire tamponner à la mairie. Comme ça je pouvais aller partout avec lui là où il m’emmenait, là où il allait.
- Et sinon ?
- Sinon : détournement de mineure, les flics, la prison. A chaque fois qu’on partait en voyage, elle faisait une lettre.
- Ça disait quoi ?
- Ça disait : « j’autorise ma fille à dormir dans la même chambre que monsieur Untel durant son séjour dans tel pays ». Et elle signait, et on était plus hors la loi ».
C’est avec Odile encore qu’elle apprend comment arrêter de penser à lui : en s’enroulant autour d’elle et en posant sa tête à côté de la sienne. Surgit alors une suspension du récit pour donner à lire un monologue intérieur, troisième dévoilement de sa relation avec un adulte :
« Je pose ma tête, à côté de toi, je te regarde, du mieux que je peux.
Tu n’as pas son regard. Tout ce temps passé avec lui, dans les rues de Paris, les yeux mi-clos, comme une automate. […]
Abandonnés les pas dans Paris la nuit, le jour au soleil à la fenêtre de ma chambre, l’obligation d’être constante, d’être la même, d’aimer la lumière et le son de sa voix. Abandonnée, celle qu’il voit marcher sur fond bleu, noir, sur fond de regard ».
La quatrième confidence, expliquant la déambulation chaotique de Juliette depuis le début du récit, survient dans la chambre de François qui veut la forcer à une relation sexuelle ; c’est la sidération puis la panique, le refus et la fuite : « Choisir, se donner ou se garder, s’éprendre ou se fermer, on peut et on ne peut pas. Il n’est plus question de choix à cet instant-là, il est question de pouvoir, entre elle et lui. Le pouvoir, c’est elle qui l’a. N’attendant rien de lui, n’ayant aucun désir à assouvir, Juliette, puissante dans sa terreur, peut choisir de se garder, encore un peu, pour un autre, celui à qui elle choisirait, ou pas, de se donner ».
Après le déjeuner avec les grands-parents aux deux tiers du récit, on assiste à une nouvelle confrontation entre la mère et la fille. Agnès désapprouve sa relation avec Odile et la rappelle à un peu de morale, ce qui est parfaitement contradictoire étant donné son acceptation de la situation qu’a connue sa propre fille : « Cette relation ambigüe avec cette petite fille. Tu sais qu’on ne prend pas les enfants comme ça, il y a des lois, des parents […] Cette relation avec ce type t’a complètement déglinguée. Tu marches de travers, tu fais n’importe quoi de tes journées, tu te laisses aller ». Finalement, Agnès fait à Odile ce qu’elle a été incapable de faire pour sa propre fille : la renvoyer chez ses parents.
La dernière conversation avec Annie rétablit l’ambiguïté des conduites de Juliette. Elle explique à Annie qu’on ne doit pas ouvrir la porte à un père furieux qui veut te frapper. Annie lui rétorque alors qu’elle ouvrait bien la porte à « l’autre » ; mais pour Juliette, ce n’est pas pareil car elle ne pouvait pas faire autrement « il m’avait corps et âme ».
Ce relevé systématique fait dans le récit de 1995 montre bien l’absence de vigilance et la permissivité de la critique littéraire en 1995 qui n’interprétait pas ce qu’elle lisait.
Etant donné l’aura qu’elle avait acquise par le cinéma, Judith Godrèche a été reçue dans plusieurs émissions alors : en particulier « ex-Libris » de Patrick Poivre d’Arvor, le 16 janvier 1995. Il l’interroge sur son écriture, l’absence de négations, la spontanéité du langage recherchée. Il évoque l’obsession de la séparation et les nombreuses références cinématographiques. Judith Godrèche parvient à dire que son héroïne « se laissait faire ». Ecrire ce livre a été une manière de retrouver confiance en elle-même pour avancer.
Elle a été reçue aussi par Laure Adler dans « Le Cercle de minuit », le 2 février 1995 : elle a tenté d’expliquer la difficulté de rompre avec son amant, un homme plus âgé : « à 21 ans, il n’est plus question de jouer les petites filles… Et en fait Juliette n’a pas appris à être une femme, elle a été une femme très jeune et assez violemment, comme ça, et donc c’est vrai qu’avec les hommes elle a ce rapport ambigu, à la fois elle cherche en eux un soutien, une protection… » La jeune romancière parle lentement, cherche ses mots pour dire au plus juste sans donner de nom et de faits concrets. Alors Laure Adler lui rétorque : « - Êtes-vous désenchantée, Judith Godrèche ? » Celle-ci répond : « Non ». La journaliste joue sur le titre du film sorti en 1989, de Benoït Jacquot. Elle enchaîne en lui demandant l’autorisation de projeter un extrait de ce film « magnifique », La Désenchantée, qui avait fait la notoriété de l’actrice.
Près de trente ans après, se retrouvant sur le plateau de « C ce soir » de Karim Rissouli, le 12 février 2024, avec Laure Adler, Judith Godrèche va exprimer tout le malaise ressenti lors de l’émission de 1995. L’enchaînement choisi alors par la journaliste, elle l’a ressenti comme « extrêmement patriarcal ». Comme Laure Adler se défend, elle précise : « J’ai écrit ce roman juste après avoir fui l’appartement dans lequel je vivais avec Benoît Jacquot. Je loue une chambre de bonne et je me mets à écrire ». Elle explique que lorsque Juliette « vole » un enfant, Odile, c’est bien entendu une métaphore : à travers elle, Juliette revit une enfance qu’on lui a confisquée. Et proposer de visionner une séquence du film alors qu’elle était interrogée sur son récit, c’était extrêmement violent : ce qui était mis en valeur était le talent du cinéaste ; le récit ne servait que de prétexte.
Non seulement on ne peut plus lire Point de côté impunément… parce que Judith Godrèche a dénoncé explicitement les faits et l’acteur principal de la prédation, parce qu’elle a porté plainte et que sa voix, cette fois, n’a pu être étouffée. Elle a dit qu’elle n’avait pu lire jusqu’au bout Le Consentement de Vanessa Springora (2020) tant il présentait des similitudes avec sa propre histoire. Autre similitude troublante mais due au hasard Judith Godrèche est née en mars 1972 et Vanessa Springora… en mars 1972 !
Mona Chollet appréciant l’essai de V. Springora dans Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles ( 2021), écrit : « (il) pulvérise sèchement l’image avantageuse que Matzneff s’était construite livre après livre […] montrant comment la dépossession qu’elle a subie a aussi été une privation méthodique de la parole ». Dans Les Inrocks, on peut lire cette appréciation du récit de J. Godrèche : « On le lit et c’est une claque. Si le roman semble au départ écrit comme un scénario, avec une suite de dialogues, on réalise vite que ce parti pris fait sa force : on ne se concentre que sur ce qui est dit. Et c’est édifiant. Moins frontal que le récit de Springora, il oscille entre situation métaphorique et phrases dénuées d’ambiguïté ».
Trente ans après, Judith Godrèche revient à la charge, de manière plus explicite, bousculée dans ses derniers retranchements par la vie de sa fille et la conscience pleine de ce dont elle a été l’objet, en proposant une série cinématographique, Icon of french cinema.
Juliette Riedler a publié dans Collateral, le 7 février dernier, une analyse très intéressante de cette série, à laquelle nous renvoyons. La série met en scène la situation réelle du début des années 2020 : le retour de Judith Godrèche dans le cinéma français après sa longue résidence aux Etats-Unis, ses déboires et ses luttes ; ce qui arrive à une actrice qui ne joue plus le jeu de la domination masculine dans le monde du cinéma. Juliette Riedler montre d’abord le fonctionnement sans faille de l’entre-soi masculin, la rivalité entretenue entre les actrices, etc… Elle note aussi que s’il n’y a pas de sororité solidaire entre les actrices de cette génération, d’autres relations entre femmes sont mises en scène : avec l’agente, avec la domestique et avec la fille de Judith Godrèche, Tess Barthélémy. Cette fois, il s’agit de trouver un chemin pour empêcher sa fille d’entrer dans une relation avec un homme plus âgé, pour se réaliser artistiquement. Notons aussi qu’il y a une passe d’armes avec la mère, séquence qui permet quelques rectifications par rapport à Point de côté.
S’il n’y a plus l’ambiguïté qu’on pouvait relever dans le récit vis-à-vis de l’amant, ce n’est pas le cas pour le regard sur le père. Ce passage sur le rapport au père nous apparaît comme particulièrement pertinent de la difficulté à franchir le pas de la lucidité vis-à-vis de ce regard valorisant et pointe la complexité du positionnement de l’autrice-cinéaste dans le rapport féminin-masculin :
« Judith Godrèche évite toute forme de confrontation. « Il pensait que rien ne pouvait m’arriver, comme si j’étais magique », dit Judith Godrèche à sa mère au sujet de son père. Est-ce que révéler à son père ses sentiments d’enfant risquerait de lui faire perdre ce caractère « magique », indispensable, on s’imagine, pour une actrice ? Ce caractère « magique », puisqu’il la nie comme sujet de désir, puisqu’il n’est qu’à moitié, que dans une certaine mesure, à son écoute, n’est-il pas plutôt une forme d’enfermement dans une image ? Perdre son caractère « magique » aux yeux de son père, ne serait-ce pas aussi retrouver de l’agentivité et un certain courage qui permettrait de remettre en question moins l’amour de son père que certains de ses actes ? Est-on capable d’affronter la peur de faire perdre à son père le pouvoir qu’il croit avoir en ayant créé une fille « magique »… ? Est-on capable, finalement (et je pose un « on » collectif, qui enjambe la figure de Godrèche pour toucher tout le monde) de renoncer aux rôles prévus pour nous par nos parents, de bifurquer, de changer de route, de s’inventer de « vrais » désirs (et non celui d’entrer dans le désir de l’autre, que l’on admire, qui nous surplombe ou nous domine dans l’ordre de la parenté, de l’âge, de la renommée) ? »
La réédition du récit de 1995, outre sa qualité littéraire certaine, est une pièce passionnante pour tracer une continuité et une évolution dans cette histoire de mise sous emprise d’une adolescente par un adulte pervers et de la capacité d’une artiste à transmettre par deux canaux d’expression différents, une évolution et les questions qu’il faut affronter.
Aux Césars, elle déclarait : « Je parle mais je ne vous entends pas »… A défaut de répondre, va-t-on la lire ?
Judith Godrèche, Point de côté, Flammarion, janvier 1995, 160 pages, 17 euros