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Photo du rédacteurJohan Faerber

Le livre de poche, acteur social et politique de l’époque ?



« Le plus court chemin qui relie un homme à un autre » : telle est, aussi tranchée que généreuse, la définition qu’au cœur des années 1960, Sartre donne du « Livre de poche », alors objet d’une virulente polémique qui, par la voix notamment de Hubert Damisch, accuse ce petit format de tous les maux. Car, on s’en souvient sans peine, dès son lancement triomphal en 1953 par Hachette dirigé par Henri Filipacchi, ce format alors révolutionnaire par ses prix défiant toute concurrence ouvre d’emblée dans une France dominée par une haute bourgeoisie, soucieuse de son capital symbolique et matériel, à un double débat, à la fois culturel et social : est-ce que la démocratisation de textes jusque-là réservés, par leur prix nettement plus élevés dans leur format original initial, implique avec violence une nécessaire vulgarisation, et partant, porteuse d’une irrépressible vulgarité ? Est-ce qu’ainsi les livres de poche sont à considérer comme des vrais livres, et incidemment, leurs lecteurs comme de vrais lecteurs ou bien des lecteurs qui achètent sans comprendre ? N’assiste-t-on pas, à la vérité, à une mutation sociale du lecteur : est-il encore un lecteur identique à celui des grands formats ou bien s’est-il transmué en petit lecteur donc en un vulgaire consommateur, et partant, le livre n’est-il pas devenu un produit comme un autre, à savoir un objet non pas uniquement populaire mais surtout profane, un objet en déshérence d’absolu ou pire que tout : de sacré ?

Si, depuis les années 1960, ce débat, devenu fameux, sur la légitimité des livres de poche est tranché désormais depuis longtemps en faveur de ce dernier, on peut même résolument affirmer que, depuis 1972, avec notamment le lancement de « Folio » par Gallimard, Le Livre de poche ne constitue plus une césure dans les pratiques professionnelles mais, au contraire, une norme commerciale opportune sinon nécessaire au développement d’une maison, ce qu’atteste, sans nul doute possible, la multiplication, avec succès, des collections de poche. Pour autant, ces collections de poche ne surgissent jamais au hasard du monde dans le paysage éditorial d’une époque donnée. Leur émergence doit toujours se comprendre comme un moment de tension économique et, par conséquent, social dont elles ne peuvent se défaire, qu’elles accompagnent bien plutôt et surtout qu’elles permettent de problématiser pour la plupart et de surmonter : l’histoire des livres de poche est ainsi toujours scandée, depuis son entame, par une crise du prix du papier. Ainsi en 1949 : la France voit, après la Seconde Guerre mondiale, une explosion du prix du papier à laquelle la création en 1953 du « Livre de poche » vient en partie répondre. Ainsi encore en 2022 : la France voit, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les prix du papier flamber comme jamais.

A cette condition économique de pénurie vient toujours s’ajouter une question historique tout aussi bien déterminée, à savoir la question estudiantine, celle de la massification de l’enseignement supérieur qui, très timidement initiée dans les années 1950 et heureusement accélérée après 68, acquiert, dans les années 2020, avec plus de 80% d’accès d’une classe d’âge au baccalauréat, une résonance affirmée. Par leurs prix modérés – le plus souvent autour de 10 euros – et leur coût économique bien plus faible voire moins risqué commercialement, les collections de poche se donnent comme autant d’objets transclasses qui perpétuent l’effort de démocratisation et donc de diffusion à l’œuvre chez Penguin Books et chez Simon & Schuster avant-guerre dont Filipacchi s’était résolument inspiré.

Mais d’une époque l’autre, les collections de poche ne correspondent cependant pas aux mêmes désirs des lecteurs non plus qu’aux mêmes aspirations des éditeurs. Les années 2020 ne sont définitivement pas les années 1950, et les collections de poche dont l’apparition scande avec force notre contemporain et auxquelles Collateral consacre cette semaine son dossier, en témoignent avec une rare vigueur. De fait, notre époque déploie-t-elle peut-être un nouveau paradigme de la collection de poche – ou tout du moins en relance sur des pistes nouvelles et originales le questionnement éditorial, notamment sur la question éminente de la valeur d’usage du livre de poche qui se trouve ici totalement retournée, s’agissant notamment des collections de poche des maisons d’éditions indépendantes. De la collection de poche de Verdier, initiée en 2006 puis redessinée en 2024 jusqu’à la collection « Chaki » d’Anamosa en passant par « Souterrains » des Editions du sous-sol ou encore la poche de LansKine, s’opère un radical renversement de la valeur d’usage de la collection de poche : si, auparavant, les collections de poche opéraient, à partir des éditions grands formats aussi bien de titres classiques que de titres contemporains, le passage de la position d’objet à forte légitimité culturelle à un support industriel d’une œuvre culturelle, il apparaît très nettement que le poche contemporain cultive, à rebours, un effacement du support industriel pour opérer une valorisation culturelle en cultivant, depuis le souci de massification, une politique affirmée de la distinction.

A ce titre, dans le champ contemporain, les collections de poche, notamment des éditeurs indépendants, paraissent assumer successivement ou conjointement un triple rôle : acteur culturel, acteur social et, peut-être là encore plus marqué qu’auparavant, acteur politique. Loin dorénavant de toute image péjorative de consommateur, le lecteur de poche est un lecteur comme un autre – il est peut-être même surtout l’hyperlecteur : à la fois et indifféremment acquéreur de grands formats ou de formats poches, à la condition que le poche ne le traite jamais en sous-lecteur ou en lecteur d’occasion. Si bien que l’ensemble des collections poche ont toutes en commun de promouvoir un ensemble de stratégies éditoriales qui traitent le livre de poche comme un livre nouveau, à part entière – comme si le poche ne donnait pas une seconde vie au livre, d’abord paru en grand format, mais lui donnait une nouvelle vie à part entière.

En ce sens peut-être faudrait-il ici esquisser, provisoirement et uniquement en guise d’aperçu que le dossier de cette semaine aura à charge d’approfondir, quelques pistes de réflexion sur la manière dont les collections poche s’offrent comme autant d’objets à part entière, loin de l’image première d’un livre bon marché, où seul le texte compterait – peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse mais, à la vérité, non.

Première stratégie éditoriale : la valorisation du fonds. C’est l’axe premier, peut-être le plus attendu de l’ouverture d’une collection de poche au sein d’une maison d’édition, notamment des maisons d’éditions indépendantes qui aujourd’hui, de plus en plus, dans le sillage des Editions de Minuit puis de Verdier, lancent leurs propres collections de poche sans confier systématiquement leurs grands formats aux collections hégémoniques que sont Le Livre de Poche ou Folio encore. Ainsi, dans ces structures aux dimensions plus humaines, l’ouverture d’une collection de poche procède-t-elle d’une narrativisation de l’acte éditorial : ouvrir une collection poche permet de raconter l’éditeur et son souci d’édition, transformer son catalogue en aventure éditoriale et ainsi le livrer en histoire pour en faire un actant et un acteur du champ éditorial : une maison de référence.

Ouvrir une collection poche consiste alors à s’extraire de l’immédiat contemporain afin de construire une histoire éditoriale en deux opérations qui renvoient à autant d’effets de narrativité éditoriale : tout d’abord, patrimonialiser en classicisant. Qu’on le veuille ou non, depuis ses débuts, et parce que son histoire se fonde sur l’accessibilité aux grands classiques de la littérature mondiale, le poche est un format connoté dans le champ culturel : il s’offre toujours comme le témoin indiciel d’une classicisation en marche : métamorphoser le contemporain en fabrique d’auctorialité, et en fabrique de « hauts contemporains » comme disait Lanson qui quittent toutes et tous le simple présent afin d’entrer dans le futur perpétuel de la postérité. C’est notamment le cas, chez Verdier, de Pierre Michon ou de Pierre Bergounioux.



Enfin, après le procès de classicisation, produire une auctorialité du contemporain en passant un titre d’un écrivain en poche dans une plus large stratégie d’accompagnement éditorial. De fait, au moment de la parution d’un nouveau titre d’un écrivain, la collection de poche devient ici un outil mettant en évidence un effet-œuvre en passant en poche un texte qui, jusque-là, n’existait qu’en grand format. Ainsi le poche permet-il d’appuyer auprès du public sur la confiance que l’éditeur fait à son auteur, incidemment aussi sur la défense de sa politique auctoriale et vient immanquablement renforcer l’image de la maison par narrativisation de l’acte éditorial, là encore. Un tel effet-œuvre vient par ailleurs parfois à se croiser avec un souci de classicisation puisque certaines parutions poches deviennent l’occasion de préfaces comme c’est le cas aux Editions du sous-sol notamment pour Janet Malcolm préfacée par Emmanuel Carrère.

Deuxième stratégie éditoriale : la visibilisation de la maison. Incidemment, ce qui vient d’être énoncé au sujet de la politique des autrices et des auteurs, ainsi que la narrativisation de l’acte éditorial, participe de l’évidente visibilisation d’une maison par sa collection poche. Mais le procès de visibilisation ne se contente pas d’une puissance narrative : il se déploie encore, auprès du public, matériellement, et cela doublement : tout d’abord, comme Verdier l’a initié en 2006, par une politique esthétique. La couverture du poche doit, de fait, visibiliser la collection par une charte graphique forte qui entend la distinguer résolument et qui produit, par l’esthétique adoptée, une formule d’exigence. La formule industrielle qui avait pu présider au Livre de poche se trouve ici totalement renversée dans la mesure où le contenant valorisé comme jamais souligne combien, de manière implicite, le contenu ne peut qu’être à son tour remarquable. Contrairement au dicton anglais, il faut toujours juger un livre sur sa couverture.

A cette politique du soin graphique répond une seconde initiative éditoriale de visibilisation : celle de la politique des inédits. Loin de se faire uniquement les passeurs d’ouvrages de grands formats, les collections poches peuvent être l’occasion de prendre le contrepied même du poche en livrant des inédits. L’opération consiste alors à insister sur la vitalité de la collection poche et, incidemment, en produisant cette fois un effet-collection capable d’avoir une incidence sur les grands formats. Cependant, cette politique d’inédits peut aussi s’accompagner d’une politique de réédition : l’éditeur devient un rééditeur de textes devenus trop rares ou plus encore introuvables ou épuisés. La collection de poche devient alors l’occasion de reconstituer une bibliothèque manquante ou effondrée : un acte pleinement bibliophile, mais pas uniquement.

Enfin – et en effet, troisième et provisoirement dernière stratégie éditoriale : nourrir le débat public. Publier ne répond pas uniquement d’une stratégie commerciale mais répond toujours aussi d’un acte critique prenant cœur, place et forme au sein d’un débat public. Par sa force de diffusion, par ses tirages conséquents et par sa circulation aisée que favorise notamment son format, la puissance de démocratisation induite par le format poche porte à considérer combien éditer un poche s’inscrit plus que jamais comme un acte politique. Un acte qui vient participer le plus souvent au débat public tel qu’il se donne à lire et à voir, un acte qui prend tout son sens, aussi bien s’agissant de la fiction que de l’essai puisque certaines collections poche usent précisément du poche pour diffuser des idées jusque-là confinées aux enfers des bibliothèques.

Difficile de ne pas comprendre qu’éditer s’affirme, dès lors, également comme un acte militant, un acte pleinement politique – voire explicitement révolutionnaire. C’est notamment ce qu’ouvre, plus que jamais, la questions des collections de poches féministes, à la fois dans leur souci de porter à la connaissance des textes classiques d’autrices trop peu connus ou alors bien mal diffusés : le matrimoine. Mais à la fois aussi dans leur souci de donner à lire des textes directement contemporains qui peuvent servir de fuel à toute réflexion sur les féminismes mêmes, comme la collection « Points Féminismes » s’attache avec force à le faire.

 

 

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Ainsi cet édito n’est-il que prospectif au regard d’une semaine ouvrant un dossier nourri d’entretiens avec nombre d’éditrices et d’éditeurs de collections de poche que nous tenons à remercier ici vivement de l’amitié qui a été la leur en nous consacrant de leur temps. Mais un dossier aussi nourri d’articles et d’études sur la valeur d’usage des livres de poches, sur la question de la réédition notamment de textes du matrimoine.

Une semaine ainsi de reprise pour Collateral, « reprise » à l’instar du nom si robbe-grilletien de la collection d’essais poches chez Minuit. Décidément, Sartre avait raison : le poche est partout.

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