Il est 20:00, les premières lignes pixellisées apparaissent : le visage de François Mitterrand occupe bientôt tout l'écran du minitel. Les téléspectateurs découvrent par cette prouesse technique le nouveau Président de la République.
Cinq jours avant ce 10 mai 1981, Gilles Deleuze assurait son cours de philosophie à l’université de Vincennes Saint Denis. Le thème général était la peinture. La retranscription de cet enseignement a été publiée en septembre 2023 aux Editions de Minuit.
Bien plus que de parler pinceaux et palettes colorées à ses étudiants, ou d'enfermer la réflexion dans une histoire de l'art, le philosophe élabore ses concepts en digressant sur le code, sur le digital, sur les synthétiseurs sonores.
Les cours précédant l'élection ont abouti à identifier trois types de directions empruntées par la peinture du moment : l’abstraction, l'expressionnisme abstrait et le figural.
Les divergences entre les deux premiers courants servent de point de départ. Au commencement du geste pictural, il n'y a ni vide, ni angoisse de la toile blanche. Il y a au contraire un chaos : un excès d'intentions multiples et foisonnantes, toutes menacées par le risque d'aboutir au cliché. Le peintre va procéder à une opération de « nettoyage », de « brouillage », et par là, créer une forme ressemblante (mais ressemblante par ses propres moyens) que Deleuze appelle un diagramme. Celui-ci permettra « l'avènement de la peinture ». L'opération présente un double risque. Si le diagramme brouille tout au maximum, on se dirige vers « la bouillie ». Les couleurs qui s'émancipaient finissent par donner du gris, les chaires qui pouvaient passer pour vivantes ne sont plus que des “teintes terreuses”. Cette démarche qui étire les formes et les ressemblances au bord du chaos, au plus près du “danger-brouillage”, c'est celle de l’expressionnisme abstrait, dont Jackson Pollock est pris pour exemple.
Si au contraire, face à la profusion, on réduit tout à des règles minimales, à des oppositions ou des rapprochements de lumières, ou de couleurs deux à deux, on tend vers un minimum calculé, ce qui revient à adopter un code auquel on soumet la totalité de la toile. Réduire le diagramme au plus strict et le remplacer par un code, ce sont les démarches de Kandinsky, de Mondrian et surtout du moins connu Auguste Herbin donné pour modèle en ce genre.
Le risque est alors d’appliquer un code extérieur à la peinture. Deleuze évoque à deux reprises l’exemple d’un portrait d’Albert Einstein réalisé par un programme informatique : “... n'importe quel ordinateur peut produire des tableaux d'après un code, c'est tout simple”. L’empire du binaire, celui des 0 et des 1 devient une menace de ”bêtise”. Le monde est certes décomposable en relations simples entre unités élémentaires, comme le montrent les théories du langage. Mais le philosophe s’attarde sur le sens littéral de l’expression binary digits et la met en perspective avec les écrits d’André Leroi-Gourhan, pour condamner un monde qui oublie la main, a fortiori la main de l’artiste, « le règne du doigt qui appuie sur le clavier”.
Cependant, loin de rejeter toute binarisation, Deleuze affirme que « l'idéal du vrai code est binaire ». Et c’est toute la force de l’abstraction que de pratiquer, au risque du “danger-codage”, une mise en code singulière. Chaque artiste abstrait invente un programme unique et interne à sa propre peinture. Il s’agit toujours de créer des éléments significatifs (des verticales, des triangles, des couleurs) et d’établir des relations évidemment binaires entre ceux-ci.
Cinq jours avant l'élection présidentielle, Deleuze en est donc arrivé à cette distinction entre le diagramme et le code, dont il a délibérément forcé l’opposition. C’est à partir d’une autre machine à claviers, le synthétiseur, qu’il affine les concepts devant ses étudiants. Les modèles les plus répandus de ces instruments musicaux fonctionnaient à partir d’un traitement analogique du son, désormais arrivent sur le marché des synthétiseurs digitaux. Pour les premiers, on est dans la même logique que celle du diagramme qui opère par modulations. Ici, des sons dont on fait varier les fréquences ; là, des lumières, des teintes de couleurs altérées jusqu’aux limites de la saturation et du “gâchis”. Quant aux nouvelles machines digitales, elles dépendent d’un codage extérieur qui permet de restituer un son. Mais dans l’échange avec les étudiants sur ce sujet, Deleuze ne perd pas de vue une articulation possible entre les deux procédés, à savoir la possibilité d’une “greffe de code” sur l’analogique. L’un des participants les plus informés sur les nouvelles technologies, Richard Pinhas, confirme que la création d’hybrides entre ces deux techniques est possible et des plus prometteuses.
En définitive, tout le cours de ce mois de mai chemine le long de la ligne de crête entre danger-codage et danger-brouillage. La plus grande menace reste bien de créer quelque chose d’inintéressant et d’emprunter des codes ou des chemins sans éprouver cette tension. Sinon, “c’est du ressassement, c’est de la merde”, et l’esprit de mauvaise répétition vaut tout aussi bien pour la philosophie. Le bon codage s’oppose à la répétition purement mécanique, il est celui qui abandonne le simple automatisme pour réaliser un saut vers l’inédit.
Ainsi, si le fameux portrait d’Einstein à l’ordinateur figure comme seule illustration au chapitre conclusif de Mille plateaux, c’est bien qu’il augure le passage à un stade supérieur. L’ouvrage rédigé avec Félix Guattari, et paru l’année précédant le cours sur la peinture s’intéresse à toutes les machines possibles, des plus anciennes aux machines abstraites. L’ouverture aux agencements les plus fous, conduit les deux auteurs à prêter attention au fait que la vie sur Terre s’est développée à partir du carbone, à la place du silicium, élément chimique aux propriétés tout aussi propices. Avec l'avènement des ordinateurs et de leurs formes de vie, comme les auteurs le préciseront en entretien, c’est la “revanche” du silicium.
Dans les années qui suivent, en particulier lors des cours consacrés à Michel Foucault en 1986, cet élément chimique va incarner le succès des puces électroniques et les perspectives que représentent ces nouvelles “épousailles avec le silicium”.
Mai 81, c’est donc le temps de notre nouveau branchement aux pixels et aux ordinateurs personnels. C’est celui du branchement politique avec le socialisme, bientôt le temps des “branchés”. Ce même printemps, le groupe Kraftwerk sort Computer World, prolongement d'une musique qui produisait son propre code musical et esthétique, et avec ce disque explore l'omniprésence à venir des machines et des programmes.
Les décennies suivantes, la machine socialiste tente divers branchements avant de se voir débranchée un peu partout. Le deleuzisme tourne parfois en rond, au risque de l’automatisme de pensée, et nécessite des rebranchements en forme d'électrochocs. Dans une de ces tentatives récentes, le livre Dark Deleuze d’Andrew Culp (2020) s’en prend au connectivisme, à l'expansion sans fin que le vocabulaire des rhizomes et autres rencontres avec l’hétérogène conforte. L’auteur propose après la mort de Dieu, de débrancher ce Monde.
En tout cas, nos épousailles avec le silicium posent autrement que dans les années 80 la question de la greffe. Plus nous nous greffons à la vie des machines, plus celles-ci réalisent un expansionnisme interne : les intelligences artificielles nécessitent toujours plus de calculs et la densité de transistors sur une même surface de circuit intégré augmente de manière inouïe. En retour, l'augmentation de cette puissance génère un besoin croissant en eau, consomme toujours plus d’énergie et de métaux rares, au-delà des capacités planétaires. Le danger-pénurie devient interne et externe. On peut alors s’en remettre au code lui-même qui calculerait au mieux les rythmes d’extraction et de consommation de ressources. Afin de réduire ce que la greffe coûte aux hommes…
Nous partageons finalement avec notre époux chimique cette même question : comment “changer la vie” ?