La question : « Pourquoi faire de la théorie littéraire ? » peut se reformuler ainsi : « La théorie littéraire, une hypothèse inutile ? ». Et le fait de poser une telle question suffit déjà à remplacer le point d’interrogation par un point final. On se rappelle peut-être la critique de Claude Mauriac sur Figures III de Gérard Genette, le grand livre de narratologie sur la Recherche proustienne : « Du temps perdu dans la recherche ». La formule, que je cite de mémoire, est jolie, mais ses mérites s’arrêtent sans doute là. On peut reposer la même question de manière plus radicale, passant du point de la lecture (critique, analyse, théorie, dans cet ordre) à celui de l’écriture. Elle signifierait alors que la théorie n’est pas seulement une perte de temps, mais un vrai danger, une manière de figer ou de faire obstacle à la création proprement dite.
Thèse défendue par plus d’une, mais de façon éminente par Cyril Connolly (1903-1974), auteur francophile anglais aujourd’hui moins lu, quoique bien traduit et correctement publié, grâce surtout aux efforts du plus anglophile des écrivains français, Patrick Mauriès. L’ouverture du Tombeau de Palinure (première édition anglaise de 1944 ; Livre de poche/Biblio, 1993) lève d’emblée tout malentendu : « Plus on lit, et moins il faut de temps pour se persuader que la vraie fonction de l’écrivain est de produire un chef-d’œuvre, et que nulle autre tâche n’a d’importance. » Les arguments de Connolly dans ce livre sont largement repris à son opus magnum Enemies of Promise (1938 ; en français : Ce qu’il faut faire pour ne plus être écrivain, éd. Les Belles Lettres, 2011), diatribe contre tous les « fléaux », de la bonne chère au journalisme, en passant par le mariage et le succès (commercial ou d’estime), qui empêchent l’écrivain de tenir ses promesses, celles donc d’écrire un livre classique, un livre qui dure, le seul livre qui vaille. Ces arguments sont souvent justes (n’importe quel écrivain qui se respecte aurait intérêt à relire ce que Connolly observe sur le danger des prix littéraires). Parfois ils sont un peu courts, voire un peu bêtes : « Combien de livres Renoir a-t-il écrits sur l’art de peindre ? », comme si la théorie de la peinture devait nécessairement passer par les mots, alors qu’il existe des manières de faire de la théorie à l’aide d’images (je ne me prononce par sur le choix de l’exemple de Renoir, je fais confiance à Connolly, qui ne manque pas de goût). L’histoire n’est pas rare de théoriciens qui n’ont pas écrit, au sens où l’entend la vulgate : Aristote n’est pas auteur de tragédies, pourtant sa Poétique est un chef-d’œuvre (absent toutefois du panthéon de Connolly). Et quid de Roland Barthes, qui n’a écrit de roman que « rêvé » ?
Cette position, celle du théoricien sans œuvre, est au fond celle de Connolly lui-même, qui s’en prend à la théorie (sans forcément la nommer, mais elle fait visiblement partie des diversions à éviter coûte que coûte), mais au moyen de textes théoriques, et qui le fait, paradoxalement, tragiquement, comme auteur en manque d’œuvre. S’il a publié aussi des textes de création, y compris des romans, il reste, du moins à ses propres yeux, un écrivain raté. Connolly est en effet obsédé par l’échec, et son propre chef-d’œuvre, Enemies of Promise, est symptomatique à cet égard. C’est un livre bicéphale, dont la seconde partie est un essai de mise en pratique des idées théoriques exposées dans la première. Connolly explique d’abord comment faire pour produire un vrai livre, puis passe à l’illustration de ses thèses – exercice périlleux qui ne s’avère pas tout à fait à la hauteur du programme énoncé. Dans cette autobiographie, limitée à l’enfance et à la jeunesse de l’écrivain, la valeur anecdotique est souvent grande (l’auteur a par exemple connu Orwell à l’école), l’intérêt sociologique de la description du système éducatif d’Eton est réel, l’auto-analyse ne manque pas de profondeur, mais l’impression qu’en retient le lecteur est celle de la banalité, pour ne pas dire de l’ennui. Enemies of Promise serait un très grand livre s’il n’était gâché par le besoin de passer de la théorie à la pratique.
Il est toujours injuste de généraliser à partir d’un exemple unique. Connolly ne s’est pas réfugié dans la critique et la théorie littéraires par faiblesse (il n’est du reste pas le réactionnaire dont il lui plaît de simuler, par bravade, les convictions). Mais son cas a l’intérêt de poser une fois encore la question du pourquoi de la théorie littéraire, dont il est un représentant aussi brillant que trop peu lu.
Je me limite ici à deux observations. Le travail de Connolly montre d’abord que l’opposition littéraire entre création et théorie ne peut plus aller de soi : techniquement, elle tient debout ; axiologiquement, elle est plus délicate à manier. C’est une dichotomie qui perpétue une valeur de jugement qui ne devrait plus avoir lieu d’être : la pratique littéraire ne vaut pas forcément mieux que la théorie de la littérature. C’est de plus une dichotomie qui perpétue une conception figée de la littérature, qui privilégie indûment la réduction de la chose littéraire à la seule fiction (et aux écrits non fictionnels de ceux qui, par ailleurs, écrivent des romans, des poèmes ou des pièces de théâtre). Si l’on accepte, comme Connolly lui-même, que le journal, la correspondance, le pamphlet, le concept, l’esquisse – la liste ne prétend pas être exhaustive et la notion de genre est évidemment sujette à caution – peuvent être de la littérature, il n’y a aucune raison d’en exclure la théorie, même dure.
Mais les textes de Connolly forcent à poser une autre question encore, plus intéressante. Si création et théorie se valent et s’il est sans doute possible de les mêler de bien des façons (dans l’âge d’or de la théorie, soit les années 60 et 70 du siècle dernier, ne parlait-on pas de fictions théoriques et de théories fictionnelles ? et vers quels modèles penchent aujourd’hui les efforts en matière de recherche- si ce n’est vers des écritures de ce type ?), on doit se demander si une théorie « promue » en texte littéraire est encore de la théorie. Telle promotion n’est peut-être rien d’autre qu’un chant de sirène, qui prive le geste théorique de cela même qui le constitue, une distance certaine par rapport à l’écriture de création. L’exemple de Connolly ne doit donc pas faire rêver d’une absorption sans reste de la théorie par la pratique, mais d’un régime littéraire qui recherche et préserve l’équilibre instable entre les deux pôles de la création et de la réflexion. Chaque lecteur aura ici ses propres exemples. En ce qui me concerne, je citerais volontiers la nouvelle forme de poésie, entre vers libre, composition typographique et glose théorique, inventée par Josef Albers dans sa période américaine (et remarquablement analysée par Vincent Broqua dans son livre Malgré la ligne droite, Les Presses du réel, 2021).