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Photo du rédacteurJohan Faerber

La revue Transat' : "À son échelle modeste, Transat’ existe pour rappeler que toute langue, toute culture, est poreuse"



Camille Leherpeur


Remarquable : tel est le mot qui vient à l'esprit en feuilletant Transat, revue entre deux rives, deux mondes, deux langues et qui pose la poésie, la traduction en son coeur même. Emmenée par Léon Pradeau et Camille Boisaubert, la revue est à découvrir ici en l'espace d'un questionnaire pour mieux aller à la rencontre de l'équipe lors du 34e Salon de la Revue.



Comment est née votre revue ? Existe-t-il un collectif d’écrivains à l’origine de votre désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agissait-il pour vous de souscrire à un imaginaire littéraire selon lequel être écrivain, comme pour Olivier dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, consiste d’abord à écrire dans une revue ?

 

Transat’ est née d’un désir de communauté, à l’initiative de Léon Pradeau. Vivant entre Paris et Chicago, son travail poétique et académique a toujours été motivé par la création de liens qui dépassent les frontières géographiques et linguistiques, notamment franco-américaines. Parmi les influences de Transat’, (feu) la revue Senna Hoy, et le collectif Double Change – deux façons de faire vivre la poésie transatlantique.

Fin 2023, Léon a donc présenté le projet de revue à Camille Boisaubert, fondatrice des éditions Les murmurations. La maison d'édition avait déjà parmi ses intérêts le travail de la langue comme matière plastique, le goût pour les projets polyglottes, et une attention particulière à l'expérience de lecture. Les murmurations éditent “des livres d’artiste au sens strict avec des artistes au sens large” : leur discussion a donc construit la revue comme un objet de collaboration artistique, où le directeur de publication est aussi un artiste de l'esthétique relationnelle. 

Le collectif est l’horizon de la revue : Transat’ est avant tout une matrice de rencontres. Nous pourrions même nous définir, pour emprunter des mots de Stacy Doris sur la traduction, comme une sorte d’agence matrimoniale : nous faisons se rencontrer des auteur·ices de langues et d’origines différentes dans nos pages et à travers des événements en France et aux États-Unis. Libre à elleux ensuite de poursuivre et approfondir ces rencontres, et de participer ainsi au jeu transatlantique.


Maintenant, doit-on passer par les revues pour devenir écrivain·e ? Pas forcément : la qualité d’une écriture ne se mesure pas à la longueur d’une liste de publications. Cependant, nous pensons que chaque publication en revue est une ouverture à un nouveau (petit) monde. C’est pourquoi il est important de bien lire une revue avant de lui proposer un texte. D’abord, cela augmente les chances d’être (bien) lu·e ; mais surtout, on aura eu le temps de reconnaître cette revue comme un monde dans lequel on se sentirait chez soi. C’est ce que nous retenons de cette idée de Gide : pour devenir écrivain·e, il faut choisir une ou plusieurs maisons (qu’elles soient ou non des revues) dans lesquelles on aimerait habiter.



Quelle vision de la littérature entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ? 


“Profession de foi”, l’expression nous semble forte. Néanmoins Transat’ s’est depuis le départ construite comme une revue dans laquelle nous publierons des textes en anglais et en français, avec le souci de regarder l’autre langue, l’autre culture, pour engager avec elle une conversation. Cela passe, notamment, par le fait de ne pas avoir deux versions de chaque texte : chacun·e est invité·e à se risquer dans l’autre langue, à essayer de comprendre l’autre même quand sa langue nous est difficile d’accès. L’objectif principal de Transat’ est d’entretenir, au creux de la mondialisation, un canal poétique entre deux aires linguistiques et culturelles. 

Si nous avons “foi” en quelque chose, ce serait en un rapport exigeant à la langue. En creusant notre relation à notre langue (ou nos langues), celle(s) de l’autre nous devien(nen)t accessible. Les poèmes qui nous plaisent sont ceux qui creusent dans leur(s) langue(s), en direction de quelque chose qui les dépasse.



Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité littéraire ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une littérature détachée des contingences du marché éditorial ? 


Il faut espérer que “l’actualité littéraire” et les “contingences du marché éditorial” ne soient pas (encore) exactement la même chose. Le travail d’éditeur·ice de revue passe par un regard transversal non seulement sur l'actualité littéraire avec un grand A, mais surtout sur d’autres revues parfois très confidentielles. Dans le cas de Transat’, nous faisons nécessairement un pas de côté en explorant deux langues, donc deux scènes, voire deux ensembles de scènes poétiques, et en se demandant à chaque fois : quelle résonance observe-t-on entre telle et telle tendance ou pratique poétique, d’un côté et de l’autre ? Nous nous donnons le beau rôle d’inventer une actualité de la conversation transatlantique.

Les numéros sont composés dans cette logique, avec un équilibre entre textes en anglais et textes en français ; et un équilibre entre textes sollicités par les membres du comité, et textes reçus lors de nos appels à textes. Nous défendons avant tout la création d’un dialogue.

Une vision du présent est toujours subjective. C’est pourquoi chaque année nous invitons un·e Américain·e et un·e Français·e à jouer le rôle d’éditeur·ices invité·es. Ces deux membres du comité font leurs propres sollicitations, apportent leur regard sur les textes reçus, et réorientent à leur façon notre actualité transatlantique. Pour notre première année, nous avons travaillé avec Clara Nizard, qui vit à Chicago ; et Tancrède Rivière, qui vit à Paris.



À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que toute revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ? 


Les échanges transatlantiques en poésie ont beau avoir une histoire très riche (qu’Abigaïl Lang a retracé récemment dans La conversation transatlantique), cela ne veut pas dire que tous les acteurs du champ poétique, en France ou aux Etats-Unis, sont automatiquement branchés sur ce canal de conversation. Nous aimons beaucoup l’idée de “revenir”, car elle évoque le voyage, ces trajets allers et retours à travers l’Atlantique qui ont participé à l’invention poétique de part et d’autre depuis des décennies, et même davantage. Nous essayons, à notre échelle, de faire revenir ce bateau, mais aussi de le faire repartir, bref, de nourrir la correspondance.



Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?


Absolument. À son échelle modeste, Transat’ existe pour rappeler que toute langue, toute culture, est poreuse. Contrairement à ce que nous matraquent des politiques de plus en plus réactionnaires, il n’y a pas d’identité nationale et linguistique absolue et anhistorique. Transat’ est l’occasion de susciter des traductions, mais aussi et avant tout des lectures, qui rappellent ou font prendre conscience que la langue dans laquelle on écrit n’est pas une bulle hermétique, mais une sphère ouverte aux échanges et aux influences.

Ce geste d’ouverture de la langue est aussi une invitation. Une des fonctions premières de Transat’ est de créer ou entretenir des liens entre lecteur·ices de poésie. La logique de l’adresse nous est chère : cette année, nous avons envoyé à nos abonné·es des sets de correspondance, comme pour les inviter à répondre à nos propositions.

Nous voudrions que Transat’ soit une œuvre d’art relationnel, qui recherche “l’ensemble des relations humaines et leur contexte social, plutôt qu’un espace autonome et privatif” (Nicolas Bourriaud). Ou bien, comme le dit souvent Stéphane Bouquet, un espace où l’écriture est avant tout un moyen de “créer de la vie” : la revue imprimée devient un médium dans la construction de ces relations humaines. Un outil avec lequel ouvrir sa propre langue ; un guide-interprète pour voyager dans le Midwest ; une petite annonce venue d’outre-Atlantique.



(c) Camille Leherpeur


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