
Emmenée par Patrick Dubuis depuis plus de 20 ans, la revue Inverses s’est imposée au fil des années comme une revue majeure d’un double paysage : littéraire et militant LGBTQ+. Par ses dossiers monographiques, consacrés à des écrivains comme Proust, Inverses est une référence désormais certaine. Entretien avec Patrick Dubuis.
Comment est née votre revue ? Existe-t-il un collectif d’écrivains à l’origine de votre désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agissait-il pour vous de souscrire à un imaginaire littéraire selon lequel être écrivain, comme pour Olivier dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, consiste d’abord à écrire dans une revue ?
L’idée de la revue a germé dans l’esprit d’une seule personne dont le souhait était de s’entourer d’une équipe afin de mener un projet collectif. Au commencement, en 2000, nous étions une douzaine de personnes toutes motivées pour combler le vide laissé dans le domaine du genre, notamment en littérature, par de grandes revues disparues. Nous ne souhaitions ni copier ni même prolonger ce qui avait été fait mais offrir au lecteur un espace de réflexion qui faisait cruellement défaut.
Quelle vision de la littérature entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?
Aucune profession de foi n’a été écrite. En revanche, une ligne éditoriale assez stricte a été définie par les membres fondateurs. Dans le domaine qui était le nôtre, nous avons notamment voulu éviter l’habituel clivage homos/lesbiennes. C’est pourquoi nous avons publié des textes, parfois dans le même numéro, qui pouvaient traiter des deux questions. Par ailleurs, nous n’avons pas voulu nous limiter à l’espace francophone et nous nous sommes largement ouverts sur l’étranger. Certains de nos numéros ont même été bilingues.
Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité littéraire ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une littérature détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?
Au fil du temps, la formule a évolué parce que nous avons eu des remontées de nos lecteurs. Aujourd’hui, nous proposons un dossier thématique, totalement détaché de l’actualité littéraire du moment (seule exception, le centième anniversaire de la mort de Marcel Proust). Au contraire, nous avons toujours souhaité mettre en avant des écrivains du passé peu ou mal connus. C’est ainsi que nous avons traité de Jean Lorrain ou d’Annemarie Schwazenbach. Des pays ont été mis à l’honneur, en particulier la Grèce contemporaine si mal connue en France. Des thématiques, nous ont aussi semblé devoir être abordées comme la chanson ou la bande dessinée (dossier de notre numéro 2024). On ne s’éparpille pas car la même exigence de qualité est toujours là.
À côté de ce dossier, nous avons voulu un espace plus ouvert qui parle d’autres écrivains choisis par nos collaborateurs. De même, une autre rubrique permet la recension d’ouvrages publiés très récemment. Ce n’est pas une concession à l’air du temps mais un choix assumé de coller aux désirs de nos lecteurs. En fait, nous cherchons à atteindre une sorte d’équilibre, ce qui nous oblige à des remises en cause constantes.
À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que toute revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?
Nous nous inscrivons totalement dans cette démarche qui semble même être notre fil conducteur. En effet, en ressuscitant des écrivains du passé (qui ont parfois connu la gloire en leur temps) ou en faisant connaître des artistes étrangers célèbres en leur pays mais quasi inconnus en France (Filippo de Pisis ou Yannis Tsarouchis), notre souhait le plus cher est de donner la possibilité à nos lecteurs de découvrir ou redécouvrir des personnalités du monde des lettres et des arts sur lesquels ils ne se seraient pas arrêtés. Comment bien de fois avons-nous entendu, à notre grande satisfaction, cette phrase : « Heureusement que vous êtes là car sinon je serai passé à côté d’un tel ou d’une telle ! »
Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?
Politique, je ne sais. Mais de résistance à coup sûr. En effet, notre démarche, qui consiste à promouvoir des écrivains et artistes du passé ou venus d’ailleurs, s’inscrit en faux contre le consumériste culturel actuel. Nous proposons à nos lecteurs d’entrer dans une dimension différente qui n’est soumis à aucun diktat. En partant de ce principe, les difficultés matérielles réelles que nous rencontrons tendent à s’estomper. On a le sentiment très fort de faire œuvre utile.