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Photo du rédacteurJohan Faerber

La littérature est-elle politique ?



La littérature est-elle politique ? Telle est, massive et frontale, la question qui préside cette semaine au nouveau dossier ouvert par Collateral et qui entend se faire l’écho averti de cette interrogation agitant en cette rentrée d’hiver la critique littéraire ou encore les débats académiques. Paraissent ainsi ces jours-ci, coup sur coup, trois livres majeurs sur cette délicate mais féconde articulation entre politique et littérature, et dont nos colonnes discuteront : Contre la littérature politique, remarquable collectif à La Fabrique ; le formidable Défaire voir : littérature et politique de Sandra Lucbert chez Amsterdam ; et, enfin, le très éclairant Littérature et révolution de Joseph Andras et Kaoutar Harchi aux éditions Divergences.

Littérature et politique donc car, depuis quelques brèves années déjà, s’est produit une inflexion de la littérature contemporaine qui aurait de nouveau les mains dans le cambouis, qui aurait redécouvert, du fameux mot de Rimbaud, la rugueuse réalité à étreindre et qui aurait désormais pour toute réalité : la réalité. Comme si, tombée hors de l’écriture, une exigence documentaire du monde social emportait désormais, et à toute force, la parole littéraire même et devait, coûte que coûte, être le fuel du débat public. Comme si chaque récit était aussi et surtout un peu un essai qui aurait manqué sa vocation d’essai mais, littérature indirecte et indirectement littérature, aurait néanmoins réussi à être conjointement une dénonciation vociférante au pire, un pamphlet au mieux. La littérature ne serait ainsi plus tellement la littérature mais tirerait sa légitimité de la politique qu’elle convoquerait et dont elle se serait finalement le prête-nom générique : le contemporain serait avant tout une « littérature politique » – comme si la « littérature politique » faisait de la littérature une extension de la furie éditorialiste qui consume notre époque.

Une telle lecture qui pose la littérature comme un éditorialisme narratif procède, de fait, d’un réflexe de réduction référentielle qui, progressivement, a œuvré à construire, médiatiquement, la littérature comme expressivité pure par laquelle, devenue politique, la littérature se donne enfin comme une intelligence claire de diction. Fiction et diction se recouvrent exactement. La littérature serait concernée : elle dirait enfin les choses. Elle parlerait enfin de la société. Elle raconterait avec un surplomb de bon aloi. Ce serait ainsi une littérature sans la littérature mais plus la société : comme si cette « littérature politique » délimitait un champ de lecture mais aussi d’écriture éditorialiste qui, pour les besoins de l’ivresse sociétale des débats, poserait deux modèles de récits selon deux orientations politiques antagonistes : à l’extrême droite, les mauvais romans sociétaux de Michel Houellebecq qui, sous un angle réactionnaire, traitent et bavardent de questions de société telles que les éditorialistes les traitent déjà ; à gauche, les stimulants romans de Nicolas Mathieu qui, sous un angle progressiste, mettent en lumière ce dont la société ne veut pas parler et que les éditorialistes mettent sous le tapis. Différence de taille, on le mesure entre un écrivain de salon (Houellebecq) et un écrivain (Mathieu).

Réaction et progressisme dessinent ainsi un champ politique dans lequel le narratif devient l’élément moteur d’une énergie contextuelle conditionnant les possibilités de fiction du récit lui-même. Mais, des réactionnaires aux progressistes, de quelle politique parlons-nous ? Est-ce bien ce que les uns et les autres ont pu appeler la « littérature politique » ? N’y a-t-il pas plutôt lieu de se méfier aussi de cette formule même de « littérature politique » qui cherche à se faire passer pour un concept opératoire ? Que dit-elle, enfin, de celles et ceux qui la répètent à l’envi ?

 

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C’est ce dont il sera ainsi question toute cette semaine dans Collateral où, depuis les ouvrages de Sandra Lucbert, Joseph Andras et Kaoutar Harchi et le collectif Contre la littérature politique, sera discutée, une fois ces questions liminaires posées, la notion de « littérature politique » depuis sa formulation même afin de lui faire définitivement un sort à la fois comme misère littéraire, comme leurre critique et comme facilité rhétorique. De fait, parler de « littérature politique », ce n’est faire ni de la littérature ni de la politique et encore moins de la critique. Ce serait bien plutôt céder à autant de raccourcis mondains sinon se livrer sans vergogne à du marketing publicitaire.





Dès lors, ainsi qu’y invitent ces trois livres paraissant cette semaine, convient-il de formuler deux remarques, à la manière d’une double prévention, sur la nature de cette littérature puis l’usage de cette formule même afin de venir dire ici les interactions sinon les liens que la littérature et la politique entretiennent dans la violence sociale du contemporain.

Tout d’abord, la « littérature politique » comme contresens littéraire : de quelle littérature parle-t-on quand on parle donc de « littérature politique » ? Manifestement, comme on a commencé à le comprendre, d’aucune, et surtout pas de littérature. De fait, le tumulte social depuis notamment la loi « Travail », les Gilets jaunes et #MeToo encore, s’il invite à refuser toutes les situations de domination, d’exploitation et sortir du harcèlement, pointe avant tout vers un souci d’intensité de la littérature devant le monde. Qu’il s’agisse de Nathalie Quintane, Hugues Jallon ou encore de Tanguy Viel, l’ensemble de leurs récits dévoilent cette tension de la littérature vers le social. Mais cette intensité renvoie avant tout à une poétique résolue de l’inquiétude. Elle ne s’offre alors jamais comme une affirmation péremptoire mais se donne toujours comme un doute voire une violente interrogation sinon permanente hésitation devant la possibilité de la littérature à pouvoir faire. En ce sens, cette intensité conduit la littérature même au seuil d’une double exigence pragmatique : comment rendre compte du « Réel » ? Et comment faire de la littérature une action dans le combat à mener contre, pêle-mêle et toutes ensemble, les oppressions et discriminations sarkozyste puis hollandiste et enfin macroniste ?

A cette double interrogation, la « littérature politique », qui malheureusement existe et qui n’est donc pas qu’une formule, choisit de répondre, avec Houellebecq notamment, en éludant la question même de l’énonciation qu’elle fait glisser, comme un seul homme, vers une discursivité permanente du récit : le récit s’y lit alors comme une tribune puisque, semble-t-il, la littérature n’y assume plus qu’une seule et unique vocation d’apologue. C’est le retour de la fonction bien connue de la littérature comme message à délivrer qui, davantage encore qu’une résurgence du roman balzacien ou une restauration d’un quelconque néo-réalisme, renvoie au poids de l’héritage sartrien. Sartre se tient là comme le grand fantôme critique de la « littérature politique » puisque d’aucuns reparlent même de « littérature engagée », convoquent « l’engagement » en usant d’un lexique sartrien. Pour parler de ce contemporain, une partie de la critique rejoint la file des précaires à la soupe populaire. En pleine résurgence sartrienne, elle monte sur un bidon sans remarquer que les usines Renault de Boulogne-Billancourt sont devenues, avec le temps, l’objet d’une spéculation financière de la même manière que le concept de « littérature engagée ». Car, de la recherche académique jusqu’aux journalistes, ce qui est recherché ici dans le sartrisme, c’est bien évidemment la posture héroïque.

Or depuis 1980 Sartre n’arrête pas d’être mort, l’époque de ne pas être celle de l’Après-Guerre, et les débats de se mouvoir, de se décentrer et d’être guidés par d’autres problématisations. Lisons ce que Joseph Andras en dit si singulièrement, lui-même se réclamant ici de Sartre mais se défaisant de la « littérature engagée » même : « On dit : écrivain « engagé ». Il faut toujours qualifier, afficher, montrer, distinguer les écrivains qui ne supportent pas le monde de ceux qui, au contraire, le portent et en sont les supporters. On dit : « Attention, ces écrivains veulent la révolution. » Mais jamais, jamais, on n’entend : « Attention, ces écrivains œuvrent contre la révolution. » Alors que ces écrivains ne sont pas moins engagés que moi. Il luttent, bataillent, veulent un monde et non autre. De là, la notion d’engagement perd de sa pertinence. Il importe d’en trouver une autre… ». Lisons encore ce que Sandra Lucbert peut en dire à son tour évoquant ce « marasme désormais étiqueté La-Littérature-politique, jusqu’à récemment mieux connu : La-Littérature-engagée. »


Jean-Paul Sartre (c) DR


Enfin, la formule de « littérature politique » comme coup de force mondain : si la « littérature politique » se révèle être un fiasco pour la littérature mais aussi un concept critique impropre et erroné, elle doit cependant surtout son succès à sa valeur mondaine. De fait, la formule de « littérature politique » doit être avant tout lue comme un outil discursif avant même peut-être d’être une réalité littéraire discutable. Car, au-delà de cette littérature sans littérature, la « littérature politique » doit s’entendre pour la force de sa formule même : une formule qui devient, pour beaucoup, un outil argumentatif : une manière de masculinisme et d’affirmation virile du pouvoir. La « littérature politique » se signale ainsi avant tout, dans le sillage des romans auxquels elle renvoie, comme une occurrence conversationnelle : décidément, rien à faire, cette littérature refuse d’écrire. Car parler de « littérature politique », c’est comme parler de politique : c’est toujours la conversation des hommes après le repas mais c’est aussi une manière d’instrumentalisation du politique en le vidant de toute action politique même car il s’agit d’une manière de se parer de la lutte et du prestige : une manière autoritariste de confisquer le débat. Il s’agit là de rien de moins que d’un coup d’Etat qui procède d’une préemption dans le débat : une confiscation résolue de toute critique sinon de toute parole.

Car, au-delà du contresens littéraire et de ce virilisme discursif, une littérature qui travaille le politique existe cependant. Elle est celle de Quintane, de Viel, de Joseph Andras, de Hugues Jallon, d’Eric Vuillard. Mais, on l’a compris, elle travaille le politique non pas pour proposer une « littérature politique » mais afin d’œuvrer à ce que Rancière a désigné, au détour des années 2000, comme une politique de la littérature. Renversant la formule de « littérature politique » dérivée de Sartre, le philosophe du partage du sensible a proposé de montrer que, dans le régime esthétique de l’art qui s’ouvre après la Révolution française, la politique de la littérature ne se résumait pas à la politique des écrivains, leurs engagements personnels ou encore leurs luttes. Elle ne consiste pas non plus à rendre compte dans leurs livres de la manière dont ils mettent en scène des figures politiques. Elle consiste au contraire « à faire de la politique en tant que littérature », à savoir trouver depuis la littérature et depuis sa forme une manière politique d’agir pour la communauté. Un tel programme considère alors que le geste d’écrire ne vaut pas uniquement comme médium mais comme puissance d’intellection et d’interaction. Ecrire, c’est inventer une réflexion active sur la forme pour agir depuis la littérature.

Sandra Lucbert ne dit ainsi rien d’autre qui la voit mettre en action, dans un va-et-vient résolument indiscernable, ce qui relève de la théorie et de la pratique dans Défaire voir : littérature et politique. Afin de lutter contre ce qu’elle nomme donc à juste titre comme « ce marasme », l’autrice du Ministère des contes publics débute depuis la littérature une action même de montage et de démontage afin de dessiller. Le Faire-Voir de la littérature est à prendre, comme toujours en littérature, au pied de la lettre : l’art du montage qui fait alterner citations de Gombrowicz et déclarations des Ehpads dévoilent la littérature comme œuvre sociale en faisant apparaître une domination, une maltraitance ou encore une oppression. La politique de la littérature dévoile avant tout et surtout une véritable poétique. N’ayons pas peur de la forme : aucun formalisme ne s’opposera jamais à la conquête raisonnée du Réel. Au contraire.

De fait, c’est là que se tient l’impasse de la littérature politique en tant qu’il n’y non seulement pas de littérature mais que la politique y fait de la politique pour la politique : tautologie irrémédiablement sans fin. Il faut alors lire les deux interventions magistrales de Louisa Yousfi et Tanguy Viel – à la décharge des autres contributeurs de Contre la littérature politique, tous les textes dudit volume y sont magistraux. Dans « Chant pour des armes splendides », Louisa Yousfi souligne, vers après vers inspirés de L’Iliade, combien la politique doit passer par une poétique : une poétique de l’inférence qui conduit à une réflexion déductive sur la manière dont la littérature représente la violence, le langage même qui peut la produire et l’oreille qui cherche à l’entendre. Ce chant poétique ne porte en soi aucun discours. Le texte qui s’y lit se laisse interpréter politiquement comme si l’herméneutique était la chance vitale et politique du texte lui-même : au texte qui se fait, la politique le défait ; à la politique qui défait, le texte se fait.

De la même manière, dans « Voltaire ou sainte Thérèse ? », Tanguy Viel indique d’emblée une tension entre deux positions du politique en littérature subsumées en deux figures antithétiques : d’un côté, Voltaire ou la littérature qui est en conversation permanente avec l’histoire, la société et l’actualité, et d’un autre côté, opposé, sainte Thérèse ou la littérature qui, délaissant la visée sociale, lui préfère des horizons plus contemplatifs ou spéculatifs. D’un côté, l’énergie pamphlétaire comme moteur de l’écriture et de l’autre l’extase poétique comme miroir de l’écriture. Mais surtout au milieu, nous. Entre un sursaut hérité des Lumières qui veut en découdre avec le monde et un penchant romantique pour le repli sur soi et la matière du repli, Tanguy Viel montre combien il ne s’agit pas tout à fait de choisir entre ces deux positions de manière aussi tranchée qu’on le dit tant la littérature asilaire du repli peut tout aussi bien libérer des oppressions, bien davantage qu’on ne le pense. Dénoncer ou énoncer, telle est donc la question. Mais pas seulement car Tanguy Viel ne le dit pas mais un troisième personnage intervient pour dire pourquoi il s’inscrit contre la littérature politique. Un troisième personnage, une ultime figure, qui se situe entre critique artiste et critique sociale : alors Voltaire ou sainte Thérèse ? Bartleby répondrait Tanguy Viel, lui qui, entre Voltaire et sainte Thèrèse, préfère ne pas.

 

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Cette semaine, pour discuter de la manière dont il s’agit de s’inscrire contre la littérature politique, Collateral a choisi d’entendre différentes voix dans le débat à commencer, dès demain, par un grand entretien avec Phœbe Hadjimarkos Clarke dont l’étonnant et formidable roman, Aliène, ne constitue pas uniquement l’un des points d’orgue de la rentrée d’hiver 2024. Il pose aussi, par l’angoisse qui tenaille les personnages, une lecture politique de notre époque comme il est rarement donné. On retrouvera également dès lundi au programme Nathalie Quintane avec, sous la plume avisée de Chloé Brendlé, son remarquable dernier roman, Tout va bien se passer qui se verra éclairé ici par son formidable texte, « Beaucoup d’intentions, assez peu de crimes » dans Contre la littérature politique. Une lecture étroite de littérature et politique qu’annonçait déjà notre premier grand entretien de Collateral, celui d’Emma Marsantes qui, par MeToo, montre combien la littérature de l’intime adresse à chacun des questions éminemment politiques.

Littérature et politique toujours car, comme le déclarait Tanguy Viel au moment de la parution de La Fille qu’on appelle, « je préférerai toujours la littérature à la politique. »

 

 

Sandra Lucbert, Défaire voir : littérature et politique, éditions Amsterdam, janvier 2024, 110 pages, 10 €


Joseph Andras et Kaoutar Harchi, Littérature et révolution, éditions Divergences, janvier 2024, 240 pages, 16 €


Contre la littérature politique, La Fabrique, janvier 2024, 200 pages, 15 €


  

 

 

 


 

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