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Photo du rédacteurCécile Vallée

Laélia Véron et Karine Abiven : analyse sociostylistique et politique du récit de transfuge de classe (Trahir et venger)

Dernière mise à jour : 25 avr.


Laélia Véron (c) DR


Les deux autrices, toutes deux maîtresses de conférences en sciences du langage, partent du constat que le récit de transfuge de classe est une forme discursive qui n’est pas spécifique au champ littéraire. Il traverse également les discours sociologique, médiatique et politique dans notre société. C’est de ce continuum des discours aux influences réciproques, qu’elles proposent l’analyse en sollicitant notamment les outils de la sociostylistique qui permet d’identifier « des récurrences lexicales, textuelles et argumentatives » qui « sont à même de dévoiler les types de représentations véhiculées par ces récits, sans qu’elles y soient explicitées ». Cet ouvrage offre donc quelques outils d’analyse pour lire mais aussi relire les récits qui représentent une mobilité sociale tout en soulevant les paradoxes qui leur sont constitutifs pour nous inviter à interroger ce qu’ils disent, ce qui se dit sur eux mais aussi nos propres représentations de ces récits.


Définition du récit de transfuge :  « variante du récit de soi assez codifiée, reconnaissable et marquée par la littérature, sans s’y limiter, bref un récit à disposition dans l’espace commun ».  

Le corpus, limité aux productions hexagonales, est donc hybride pour montrer que les discours sont en réseau, qu’ils s’influencent les uns les autres. Si le canon du genre est littéraire malgré sa faible représentation, sociologues, journalistes, universitaires, personnalités politiques s’approprient également cette forme discursive. Le récit du transfuge de classe est également représenté dans la fiction. C’est toutefois dans le discours médiatique qu’il est le plus récurrent, notamment ces dernières années et dans certains médias. Il influence la lecture des parcours des personnalités.

A partir de ce large corpus, les autrices identifient les caractéristiques de la poétique de cette catégorie unifiée par « l’inscription de l’origine sociale (populaire) du narrateur, une thématique (la mobilité sociale) et un style » mais qui emprunte à plusieurs genres :


1. Le schéma narratif est traditionnel, il se rapproche de celui du roman d’apprentissage. La situation initiale décrit un cadre populaire, l’élément perturbateur est l’origine du transfuge (l’école ou une rencontre), les péripéties reposent sur les efforts d’adaptation à la classe sociale d’arrivée et la résolution finale révèle la réconciliation avec le milieu d’origine grâce à la parole et à l’écriture.


2. L’inscription dans le genre du récit de soi centre la narration sur les affects négatifs. Le transfuge, comme l’étymologie du mot le révèle, est celui qui trahit. Il décrit son sentiment de honte mais aussi de la honte d’avoir honte.


3. La langue est une thématique centrale dans le parcours du transfuge de classe et outil pour l’exprimer. En effet, l’un des ressorts de la représentation du clivage entre les deux catégories sociales dans lesquelles évolue le personnage est lié à sa prise de conscience d’être confronté à deux langues qui ne sont pas équivalentes : la variété du français de son milieu d’origine et celle normée utilisée dans la classe sociale qu’il rejoint. La représentation récurrente de cette diglossie est associée à la honte de la langue familiale, populaire, et de la honte d’en avoir honte.  La question de la langue d’écriture en est impactée comme l’illustre la fameuse « écriture plate » d’Annie Ernaux.


4. L’absence du registre de l’ironie. C’est un point que soulignent les autrices comme une caractéristique intrinsèque importante :


« Peut-être peut-on lier cette absence à son fonctionnement même : l’ironie propose un discours instable, elle suppose alors d’assumer une certaine incertitude pragmatique sur la réception qui va en être faite. Or cette incertitude entre en contradiction avec la forte tendance des récits de transfuges au métadiscours qui cherche, au contraire, à baliser la réception, comme s’il fallait être sûr d’être compris, bien compris. »

Un genre traversé par des paradoxes

Cependant, il ne s’agit pas seulement de proposer des outils pour identifier les caractéristiques du genre et ses variantes mais d’analyser également ce que veut signifier ce récit de transfuge dans la mesure où il se présente souvent lui-même comme politisant voire politique par une forte présence du métadiscours. Les autrices mettent en lumière deux paradoxes principaux.

Premier paradoxe : la représentation sociologique. Annie Ernaux en fait même une nouvelle catégorie de l’écriture de soi à travers le néologisme « autosociobiographie ». Pourtant, la forme même du récit rend cet enjeu difficile. En effet, le récit à la première personne fait du transfuge le personnage principal, reconstitue un chemin en gommant les hasards. Cette héroïsation du personnage implique un je qui se détache du nous. L’ascension sociale reste donc un parcours individuel qui n’emmène personne avec lui et qui ne correspond pas à la réalité sociologique dans laquelle les transfuges de classe restent peu nombreux. On peut ainsi se demander si les récits de transfuge de classe ne sont pas plus proches des success stories libérales que de la représentation des sans voix.  

La thématique de l’école est centrale dans ce paradoxe puisque même si elle s’inscrit dans une lecture bourdieusienne de la reproduction des déterminismes sociaux, le métadiscours en fait toujours le lieu de la réussite par le mérite. Par ailleurs, même si l’élément qui permet de franchir les barrières sociales, ne passe pas par l’école, il relève toujours du culturel. Les autrices montrent comment les récits de transfuge sont traversés par « une forme de préjugé intellectualiste dû à un ethnocentrisme « littéraire » ». Et même s’il est rejeté par les narrateurs, ils n’y échappent pas. Ainsi, l’« écriture plate » d’Annie Ernaux, qu’elle présente comme hors du champ littéraire, y est entrée par l’analyse qui en a été faite par les universitaires mais également par sa propre théorisation. Les autrices soulignent aussi le paradoxe d’Edouard Louis qui revendique être en marge du littéraire en prenant comme modèle… Marguerite Duras.


« Le rejet de la norme littéraire, lorsqu’il est reconnu comme légitime par ces mêmes institutions littéraires, devient une nouvelle norme. L’écriture qui était marginale devient un des nouveaux canons du « style littéraire ».

Deuxième paradoxe : la vengeance. En quoi l’ascension sociale d’un individu permet-elle de venger ceux qui restent dans leur classe sociale ? Annie Ernaux se pose elle-même la question dans son discours lors de la cérémonie du Prix Nobel. Les autrices se demandent si le principe même de raconter ce parcours n’entérinerait pas les frontières franchies.


« les récits de transfuges de classe ne sont pas révolutionnaires : s’ils peuvent dévoiler l’arbitraire des hiérarchies sociales, ils ne semblent pas chercher à les renverser ( […] le ou la transfuge critique peu son milieu d’arrivée) et s’ils peignent la société en classes sociales, ils ne semblent pas envisager d’évolution possible de ces catégories, mais seulement par rapport à ces catégories. Il n’est pas question de redéfinir le découpage des classes sociales mais d’évoluer avec elles. »

Les autrices montrent ainsi que cette écriture mémorialiste idéalise souvent le milieu d’origine avec des descriptions – l’usine qui ferme, la solidarité ouvrière – qui deviennent des topoï, ce qui rend difficile la portée politique pour le présent.

Cette analyse des implicites qui peuvent ne pas être identifiés par le lecteur fait écho à l’analyse que propose Neige Sinno des contes dans Triste tigre. Elle montre ainsi comment le conte invite implicitement à un chemin de résilience : il faut supporter la souffrance pour espérer une vie heureuse. Le récit de transfuge valorise lui aussi la réussite individuelle malgré les obstacles, sans dénoncer ni apporter de propositions pour changer la société.


« on peut supposer soit que cette veine va se tarir (et être de plus en plus accusée de nombrilisme), soit qu’elle devra dépasser le récit de la vie du ou de la transfuge et de son premier cercle pour parler de luttes auxquelles il ou elle participe. Il ne s’agit plus alors de venger les siens au sens familial, ni même au sens social du terme, mais les groupes dominés en général. »

Elles s’interrogent toutefois sur la portée politique de leur propre discours : « Démonter les rouages des récits de transfuges de classe qui se disent politiques, est-ce critiquer des personnes engagées politiquement, et nous engager politiquement contre ces mêmes personnes ? » Ce n’est pas le cas. Les autrices ne dénoncent pas ces récits de parcours individuels mais elles mettent en lumière les représentations qu’ils véhiculent implicitement, récupérées médiatiquement et politiquement et qui s’ancrent dans l’opinion commune pour ouvrir des perspectives aussi bien littéraires que politiques.





Laélia Véron, Karine Abiven, Trahir et venger, Paradoxes des récits de transfuges de classe, Cahiers libres La Découverte, avril 2024, 232 pages, 19,50 euros

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