L’Oreille musicale n°7 : Samples et nostalgie britannique 2/2
- Timothée Beaujard
- 24 mai 2024
- 4 min de lecture

Nous évoquions, dans la précédente chronique, la façon dont les musiques reposant sur l’utilisation de samples pouvaient exploiter avec plus ou moins de bonheur le sentiment nostalgique. Nous poursuivons ici cette question en interrogeant notamment le risque de s’emprisonner, comme tant d’autres formes d’art, dans le souvenir ou le fantasme d’un âge d’or, en en répétant et usant les caractéristiques les plus reconnaissables.
Face A : Burial – Boy Sent From Above sorti en février 2024 sur XL Recordings
Breakbeat, Rave, Experimental
Une sortie de Burial agite toujours singulièrement le monde de la musique électronique, son anonymat ayant longtemps alimenté une spéculation sur son identité réelle. Le 12’’ Dreamfear/ Boy Sent From Above sorti en février sur XL Recordings n’a pas dérogé à la règle. Il était dès lors impossible de clore cette double-chronique sur le breakbeat britannique et la nostalgie sans aborder sa discographie presque intégralement conçue comme un mémorial du genre. Pour autant, si l’on retrouve le plus souvent les caractéristiques rythmiques et les samples déjà évoqués, il ne faudrait pas réduire sa musique à un simple pastiche ou hommage à la scène des années 90. Plus que le passé, c’est le sentiment nostalgique lui-même qui est au coeur de son travail et mis en évidence. Ainsi, et particulièrement depuis 2011 et l’excellent EP Kindred, ses productions s’ouvrent, se ferment et sont entrecoupées de bruits extradiégétiques : une aiguille de vinyle qui dérape, un aérosol que l’on secoue… Par ce biais, ce que l’on écoute est moins un simulacre de rave que l’individu, seul chez lui, qui essaie patiemment et presque obsessionnellement d’en reconstituer après coup les émotions à partir de souvenirs peu clairs et de vinyles usés par des années d’utilisation attentive.
Plus les années avancent et plus les « vocaux » utilisés se dégradent, se déforment, se distordent, plus le grain du vinyle est exagéré comme si ce que Burial voulait, en définitive, montrer, c’est l’impossibilité de revivre l’intensité d’une fête dont la musique n’aura été qu’une des composantes. L’histoire qu’il nous raconte, par cette mise à distance, se situe toujours après la rave : c’est le chemin du retour, la descente de drogue, l’isolement voire le sentiment d’avoir manqué une époque. Et la dégradation volontaire des échantillons mime la dégradation des souvenirs. Il faut alors tendre l’oreille pour écouter ce que les vocaux choisis disent, comme autant d’indices pour reconstituer l’état d’esprit du producteur au moment où il produit. Burial ne dissimule rien de ce que la nostalgie peut avoir de stérile voire de morbide, il en fait le tissu de son propos.
Toutefois, l’aporie de cette approche réside en cela qu’elle est prisonnière de ce qu’elle dénonce. Et de fait, après s’être éloigné de sa méthode de production pour s’aventurer du côté de l’ambient, Burial est revenu aux années 90, aux rythmes breakés et aux samples vocaux. Ce retour aux fondamentaux a pu le pousser à reprendre parfois des séquences déjà utilisées dans ses propres morceaux ou à aller fouiller vers des synthés plus criards, ayant moins bien vieilli que le matériau exploité jusqu’alors. La cible de cet EP pose également question : le label, les références rythmiques semblent davantage le destiner au dancefloor qu’à une écoute domestique mais le mixage manque de basses pour un tel usage. Sans doute les productions de Burial ne peuvent-elles exister que dans cet entre-deux, entre la fête et son souvenir.
Face B : The Future Sound of London – Pulse Five sorti en janvier 2024 sur De:Tuned
Breakbeat, Downtempo, IDM
Plutôt que de fantasmer le passé, une descente aux archives peut être le moyen de savoir quelle idée on se faisait du futur de la musique dans les années 1990. C’est précisément ce qu’ont fait les membres de The Future Sound of London, excavant des productions non pressées et avec elles un futur jusqu’alors non advenu. Grâce au label belge De-Tuned, c’est maintenant chose faite.
La compilation étonne par son éclectisme et la quantité de genres et sous-genres explorés en seulement 8 titres par les différents alias d’un groupe devenu légendaire. Un morceau comme ‘The Nu Generation’ illustre clairement le breakbeat abrasif dont Burial exploite le fantôme. La différence de construction et de mixage est néanmoins manifeste : TFSoL met à notre disposition des basses chaudes et profondes, des samples qui sonnent comme des cris de ralliement.
Ailleurs, plusieurs morceaux réduisent la voilure comme le downtempo solaire de ‘Man Shall Be Conditionned’ sous l’alias Yage.
Le morceau s’ouvre sur un drone puis sur le sample de break de batterie caractéristique mais à un tempo très respirable de 107 BPM. Cette lenteur laisse de la place pour l’introduction d’un question/réponse entre une basse frontale et quelques notes aériennes qui couvrent le vocal éponyme en arrière-plan. Au milieu du morceau des nappes viennent remplir le spectre sonore avant qu’à 3 minutes 21 ne soient lancées quelques notes joueuses qui rebondissent et s’amortissent dans une atmosphère vaste et douce libérée de la basse. Et c’est très beau.
On pourrait s’inquiéter de ce que l’un des meilleurs morceaux de 2024 ait été produit dans les années 1990 si le printemps 2024 n’avait pas été si riche en sorties de qualité que nous découvrirons dans les semaines à venir.