Il est des artistes dont l’œuvre et le poids historique peuvent intimider pour qui, comme moi, les découvre sur le tard. Indéniablement Klaus Schulze est de ceux-là. Membre de formations aussi légendaires que Tangerine Dream ou Ash Ra Tempel, cité par bon nombre de producteurs actuels comme influence sinon comme référence, on n’entre dans son catalogue que dans ses petits souliers. Pour celui ou celle qui s’aventure dans cette œuvre monumentale et labyrinthique ponctuée de collaborations, de morceaux parus à son insu, d’archives, de pseudonymes, de reprises live, rien ne vaut la conduite rassurante d’un guide qui présente, pas-à-pas, ce qui se révèle comme un trésor d’expérimentations musicales. L’ouvrage d’Emmanuel Saint-Bonnet Klaus Schulze Le rêve éveillé paru en août 2024 vient donc fort heureusement jouer ce rôle et compléter les livres existants pour constituer une synthèse détaillée de l’œuvre de l’artiste mort en 2022. Et, de fait, le livre présente l’immense avantage de ne pas inhumer Klaus Schulze dans le récit héroïque des premières heures du krautrock au tournant des années 1970 mais d’interroger sa discographie dans son entièreté.
Face A1 : Tangerine Dream – Journey Through a Burning Brain tiré de l’album Electronic Meditation paru en 1970 sur Ohr.
Krautrock, Rock Psychédélique
Originaire de Berlin Ouest, Schulze est d’abord l’un personnages emblématiques de ce rock progressif allemand tendant vers l’électronique qu’une presse britannique a rapidement baptisé ‘krautrock’ (soit le ‘Rock-Choucroute’). En 1970, c’est en tant que batteur qu’il participe au premier album de Tangerine Dream aux côtés d’Edgar Froese et de Conrad Schnitzler. Il quitte le groupe presque immédiatement pour expérimenter de façon plus personnelle notamment à partir de bandes magnétiques et d’instruments électroniques. Il ne revendique pourtant pas particulièrement le patronage de l’Electronische Musik de Karlheinz Stockhausen mais préfère mettre en avant son goût pour la pop des Beatles ou de Pink Floyd.
Face A2 : Klaus Schulze – Moondawn paru en 1976 sur Brain
Berlin School
Emmanuel Saint-Bonnet, déjà auteur en 2023 d’un ouvrage sur Tangerine Dream, déploie la minutie remarquable d’un collectionneur passionné pour reconstituer la lutherie électronique employée, la datation exacte, le contexte de captation du son, non pas par encyclopédisme stérile mais toujours pour éclairer les choix et revirements esthétiques du producteur. On voit ainsi Klaus Schulze refuser catégoriquement les albums-lives pour finalement en produire onze. On le voit passer du bidouillage de bandes magnétiques d’orchestres aux synthétiseurs analogiques, puis à la synthèse MIDI. On le voit tenter et réussir le domptage du Big Moog, un synthétiseur particulièrement puissant mais retors qu’il a racheté à Florian Fricke qui le tenait lui-même de George Harrison. Ce même Moog IIIp qui s’invite discrètement à l’arrière-plan d’ « Here comes the Sun » en 1969 devient ainsi l’élément central de l’album Moondawn.
On apprend alors, à travers la trajectoire de l’objet, la façon dont le musicien allemand tire son inspiration d’une approche très empirique de l’instrument loin de l’image de froideur mathématique souvent associée à la musique électronique. Schulze a d’ailleurs toujours refusé de séparer celle-ci de la musique instrumentale « traditionnelle », considérant que les instruments électroniques ne sont pas moins des instruments que leurs cousins acoustiques. Et, après tout, comme il le formule lui-même : « les violons ne poussent pas sur les arbres ».
Face B1 : La Main tendue à la techno. The Dark Side Of The Moog – Astro Know Me Domina Part 3 paru en 2005.
Techno, Ambient, Downtempo
Pour autant le livre ne se lit pas comme un éloge funèbre béat. Emmanuel Saint-Bonnet n’élude pas les albums considérés comme moins réussis et prend le temps d’expliquer pourquoi un son, issue d’une technologie particulière a pu, à son sens, manquer sa cible pour apparaître aujourd’hui grandiloquent, faible ou simplement daté. L’auteur aborde également la façon dont Schulze a su se renouveler et met en avant des tentatives parfois boudées par les fans de la première heure comme sa main tendue à la techno. On apprend ainsi que Schulze cite volontiers Richie Hawtin ou The Future Sound Of London comme source d’inspiration au tournant des années 1990-2000. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le projet The Dark Side Of The Moog avec Peter Kuhlmann aka Pete Namlook dont on retiendra la délicatesse ambient-techno d’« Astro Know Me Domina » paru en 2005 ou encore le downtempo sombre et immersif qui ouvre « The Heart Of Our Nearest Star » onzième et dernier opus de cette collaboration en 2008.
Face B2 : Le dernier album. Deus Arrakis paru en 2022 sur SPV recordings.
Berlin School, Néo-Classique
Le 26 avril 2022 Schulze est emporté par la maladie. Il laisse derrière lui une discographie gigantesque qui s’achève sur un album brillant consacré au roman de SF Dune de Frank Herbert. Le musicien allemand n’a jamais dissimulé son admiration pour l’écrivain, utilisant son nom pour l’un de ses morceaux et composant une bande-originale pour l’adaptation cinématographique inachevée d’Alejandro Jodorowsky.
Ce dernier album qui tire vers le néo-classique atteint des sommets lors de son deuxième mouvement. Schulze y installe un dialogue patient et équilibré entre le violoncelle de Wolfgang Tiepold et ses propres de séquences de synthétiseur arpégées qui se réduisent parfois à de simples pulsations pour laisser pleinement respirer l’instrument à cordes.
On remercie donc Emmanuel Saint-Bonnet pour ce travail passionnant et l’on signale particulièrement les pages qui racontent l’intimité qui se noue entre Schulze et son public lors de concerts comme celui de Dresde en 1989 à quelques mois de la chute du mur de Berlin ou encore à Osnabrück en 2001.
Emmanuel Saint-Bonnet, Klaus Schulze : le rêve éveillé, éditions Le Mot et le Reste, août 2024, 217 pages, 21 euros