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L’inscription des Barbaresques chez Jean-Jacques Rousseau (1768)

Photo du rédacteur: Christiane Chaulet AchourChristiane Chaulet Achour




C’est dans un roman inachevé de Rousseau, Emile et Sophie ou les Solitaires, qu’en écho au travail d’Alain Ruscio et à une des raisons avancées de l’expédition d’Alger « débarrasser la Méditerranée de ces Barbaresques », Acte I de la colonisation par la France de l’Algérie, que nous allons revenir  aujourd’hui. Ce texte n’est pas inconnu mais ce n’est pas l’œuvre la plus étudiée de l’écrivain. Ecrit autour de 1768, il figure dans le Tome IV des Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau dans la Bibliothèque de la Pléiade (1969). 


C’est un roman par lettres (deux lettres), écrit après Emile ou de l’éducation. Rousseau imagine Emile et Sophie mariés et vivant une union qui tourne à la catastrophe. Installés à Paris, ils se gâtent comme les fruits sortis de leur milieu de protection ! Quand Sophie apprend à Emile qu’elle est enceinte d’un autre, celui-ci la quitte, quitte Paris pour la… banlieue puis, pour mettre encore plus de distance entre eux, décide même de quitter la France et de faire le tour du monde. Tout au long de son itinéraire en France, il s’adapte à toutes les situations professionnelles grâce à son excellente éducation.

Il embarque à Marseille à bord d’un bateau au capitaine douteux. L’inévitable, en ces temps où les Barbaresques écument, dit-on,  la Méditerranée, se produit : le navire est capturé par les fameux corsaires algéro-turcs. Après un acte de justice, Emile, comme ses compagnons, est emmené à Alger, au bagne des captifs : Emile est esclave, comme son illustre devancier, Cervantès, esclave à Alger de 1571 à 1580, année où il est racheté et rendu à la liberté. On sait que Rousseau a lu Cervantès dont les six volumes d’œuvres ont été publiés en français de 1614 à 1618.


Emile, esclave à Alger ! Ce sont quelques pages de ce texte donc. Notons qu’à l’époque de Rousseau, l’Algérie sous ce vocable n’existe pas. On employait parfois mais rarement le mot « Algérien ». En réalité, Alger, comme le montrent les articles de Diderot dans L’Encyclopédie, désigne à la fois la ville, la capitale et le Régence, commandées par un « dey » tenant son pouvoir du Sultan turc de Constantinople.


Le texte qui nous retient commence par l’embarquement d’Emile à Marseille, avec un portrait particulièrement appuyé du capitaine – d’autant plus appuyé qu’Emile raconte après coup et qu’il veut donc orienter immédiatement le regard de son interlocuteur dans la bonne direction : « Le capitaine du bâtiment, espèce de patron renforcé, était un renégat qui s’était rapatrié. Il avait été pris depuis lors par les corsaires, et disait s’être échappé de leurs mains sans avoir été reconnu ». Le portrait-charge se poursuit, dans ce premier paragraphe, préparant le lecteur à l’inévitable. Comme dans toute situation, Emile s’adapte à l’événement et ne s’arrête jamais d’apprendre et d’adapter ses connaissances à son nouveau métier : en conséquence, il se sent très vite à l’aise dans toutes les manœuvres des marins au point de comprendre que quelque chose ne va pas du côté du compas  qui donne une direction fausse ; mais Emile ne pense pas encore que ce soit volontaire.


Au moment où il aurait pu trouver preuves à ses doutes, la tempête se déchaîne, avec dérive du bâtiment et toute une scène « classique » de naufrage attendu : le capitaine livre son navire aux corsaires : fausses informations, fausse défense mais vrai abordage sans grande résistance. Emile a tout compris et se fait déjà le bras vengeur de ses « compagnons d’infortune » en décapitant le patron et en s’exposant au même sort face aux corsaires. Mais son geste provoque la considération du « chef des Barbaresques » qui ne l’enchaîne pas contrairement aux autres captifs. Ils échangent, brièvement, en langue franque : « Il sourit, et, me tendant la main, il défendit qu’on me mît aux fers avec les autres, mais il ne me parla point de l’expédition qu’il m’avait vu faire ; ce qui confirma qu’il en savait assez la raison. Cette distinction, au reste, ne dura que jusqu’au port d’Alger, et nous fûmes envoyés au bagne en débarquant, couplés comme des chiens de chasse ». Rousseau signale ces échanges en langue franque mais ne les donne pas dans cette langue.


Rappelons ce qu’écrit Jocelyne Dakhlia dans son étude passionnante en 2004,  « La lingua franca méditerranéenne : langue de contact ou langue de creuset ? » Elle fut « un vecteur fort de communication à l’époque moderne surtout – c’est-à-dire du XVIe jusqu’au début du XIXe siècle. Elle a été l’emblème d’un entre-deux de la communication et du brassage, du mélange, que l’on a effectivement perdu de vue aujourd’hui […] La lingua franca est, dans l’histoire de la Méditerranée, un mixte de langues, un pidgin servant à la communication entre musulmans et chrétiens, mais aussi – c’est important – entre chrétiens, entre européens d’origines différentes, entre flamands et italiens par exemple ou entre grecs et latins. Ce n’est donc pas un mince objet d’histoire et pourtant on s’aperçoit que, dans l’historiographie de la Méditerranée, cet usage linguistique a été perçu comme une sorte d’évidence, comme une sorte d’élément d’arrière-plan à l’histoire du commerce, à l’histoire de la circulation des hommes et des marchandises ». 







On pourrait s’attendre alors à une description du bagne, de ses compagnons, de la maltraitance et de la vente et à quelques mots sur le moyen linguistique de communication dont ils usent les uns et les autres. Il n’en est rien car ce n’est pas un tableau de l’esclavage que veut peindre Rousseau et, sans doute aussi, parce que les modalités de cet esclavage-là sont bien connues du lecteur. Il semble ne céder qu’à la vraisemblance et à ses souvenirs de lecture : s’embarquer en Méditerranée, c’est prendre le risque d’être captif. C’est cette situation de captivité qui l’intéresse pour placer Emile dans une position où il pourra révéler ses qualités mises à mal en amour et illustrer les convictions éducatives de son créateur. On peut se rappeler quelques énoncés connus du Contrat social : «  L’homme est né libre, et partout il est dans les fers » (chapitre 1). La vie en société oblige à une certaine association qui repose sur un contrat entre l’homme et sa communauté. Rien ne justifie l’esclavage car il établit un rapport de force et le contrat disparaît alors : « Aristote avant eux tous avait dit aussi que les hommes ne sont point naturellement égaux, mais que les uns naissent pour l’esclavage et les autres pour la domination.

Aristote avait raison, mais il prenait l’effet pour la cause. Tout homme né dans l’esclavage naît pour l’esclavage, rien n’est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir ; ils aiment leur servitude comme les compagnons d’Ulysse aimaient leur abrutissement. S’il y a donc des esclaves par nature, c’est parce qu’il y a eu des esclaves contre nature. La force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a perpétués ».


Dans le chapitre 4 du Contrat social, intitulé « De l’esclavage », Rousseau a condamné cette pratique, de façon générale et ferme, au non du bon sens – et non dans les occurrences de l’esclavage en son temps et tout particulièrement l’esclavage transatlantique dont il ne parle pas –  : « Renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs ; il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme, et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté […] Car quel droit mon esclave aurait-il contre moi, puisque tout ce qu’il a m’appartient, et que son droit étant le mien, ce droit de moi contre moi-même est un mot qui n’a aucun sens ?

[…] Ainsi, de quelque sens qu’on envisage les choses, le droit d’esclave est nul, non seulement parce qu’il est illégitime, mais parce qu’il est absurde et ne signifie rien. Ces mots, esclavage et droit, sont contradictoires ; ils s’excluent mutuellement. Soit d’un homme à un homme, soit d’un homme à un peuple, ce discours sera toujours également insensé : Je fais avec toi une convention toute à ta charge et toute à mon profit, que j’observerai tant qu’il me plaira, et que tu observeras tant qu’il me plaira ».


On peut penser qu’ici Rousseau attaque Le Code noir en tant que texte « de contrat » absurde. Mais ce n’est pas clairement explicité et illustré par des exemples de situations qui lui sont contemporaines. Cela rend les pages sur lesquelles nous nous arrêtons aujourd’hui, particulièrement intéressantes parce que Rousseau y représente fictionnellement une situation d’esclavage. Il met à l’épreuve Emile et le rédacteur du Contrat social. Aussi, après la capture, ce qui suit est un grand morceau de rousseauisme : Emile médite sur son  nouvel état, sur la différence à établir entre liberté et esclavage, insistant ainsi sur la relativité de celui-ci, au regard de la nécessité qui limite la liberté de l’être humain en société. La citation est longue mais il n’est pas inutile de la rappeler :


« La première agitation cessée me laissa réfléchir sur mon changement d’état, et le sentiment qui m’occupait encore dans toute sa force me fit dire en moi-même avec une sorte de satisfaction : que m’ôtera cet événement ? Le pouvoir de faire une sottise. Je suis plus libre qu’auparavant. Emile esclave ! reprenais-je. Eh ! dans quel sens ? Qu’ai-je perdu de ma liberté primitive ? Ne naquis-je pas esclave de la nécessité ? Quel nouveau joug peuvent m’imposer les hommes ? Le travail ? Ne travaillais-je pas quand j’étais libre ? La faim ? Combien de fois je l’ai soufferte volontairement ! La douleur ? Toutes les forces humaines ne m’en donneront pas plus que ne m’en fit sentir un grain de sable. La contrainte ? Sera-t-elle plus rude que celle de mes premiers fers, et je n’en voulais pas sortir. Soumis par ma naissance aux passions humaines, que leur joug me soit imposé par un autre ou par moi, ne faut-il pas toujours le porter, et qui sait de quelle part il me sera plus supportable ? J’aurais du moins toute ma raison pour les modérer dans un autre : combien de fois m’a-t-elle abandonné dans les miennes ? Qui pourra me faire porter deux chaînes ? N’en portais-je pas une auparavant ? Il n’y a de servitude réelle que celle de la nature. Les hommes n’en sont que les instruments. Qu’un maître m’assomme ou qu’un rocher m’écrase, c’est le même événement à mes yeux, et tout ce qui peut m’arriver de pis dans l’esclavage est de ne pas plus fléchir un tyran qu’un caillou. Enfin si j’avais ma liberté, qu’en ferais-je ? Dans l’état où je suis que puis-je vouloir ? Eh ! pour ne pas tomber dans l’anéantissement j’ai besoin d’être animé par la volonté d’un autre au défaut de la mienne.

Je tirai de ces réflexions la conséquence que mon changement d’état était plus apparent que réel ; que, si la liberté consistait à faire ce qu’on veut, nul homme ne serait libre ; que tous sont faibles, dépendants des choses, de la dure nécessité ; que celui qui sait le mieux vouloir tout ce qu’elle ordonne est le plus libre, puisqu’il n’est jamais forcé de faire ce qu’il ne veut pas.

Oui, mon père, je puis le dire : le temps de ma servitude fut celui de mon règne, et jamais je n’eus tant d’autorité sur moi que quand je portai les fers des barbares. Soumis à leurs passions sans les partager, j’appris à mieux connaître les miennes. Leurs écarts furent pour moi des instructions plus vives que n’avaient été vos leçons, et je fis sous ces rudes maîtres un cours de Philosophie encore plus utile que celui que j’avais fait près de vous ». 


On voit Rousseau glisser du sens propre au sens figuré lorsqu’il utilise les mots d’esclavage, de fers, de passions, de liberté et de nécessité. Face à ce qu’il a vécu auparavant, face à l’immense déception que fut la trahison de Sophie, Emile se découvre plus libre que jamais car il n’est plus, dans cette situation-là, esclave de ses passions et aliéné à un autre être. L’aliénation à un maître barbare ne lui supprime pas sa raison, lui laisse son libre-arbitre. Il enchaîne alors en relativisant la cruauté de l’esclavage dans cette terre d’islam des Barbaresques se faisant l’écho de Laugier de Tassy et du Chevalier d’Arvieux, relativisant la barbarie des Barbaresques : « Je n’éprouvai pas pourtant dans leur servitude toutes les rigueurs que j’en attendais. J’essuyai de mauvais traitements, mais moins, peut-être, qu’ils n’en eussent essuyé parmi nous, et je connus que ces noms de Maures et de pirates portaient avec eux des préjugés dont je ne m’étais pas assez défendu. Ils ne sont pas pitoyables mais ils sont justes, et s’il faut n’attendre d’eux ni douceur ni clémence on n’en doit craindre non plus ni caprice ni méchanceté. Ils veulent qu’on fasse ce qu’on peut faire, mais ils n’exigent rien de plus, et dans leurs châtiments ils ne punissent jamais l’impuissance, mais seulement la mauvaise volonté. Les Nègres seraient trop heureux en Amérique si l’Européen les traitait avec la même équité ; mais comme ils ne voient dans ces malheureux que des instruments de travail, sa conduite envers eux dépend uniquement de l’utilité qu’il en tire ; il mesure sa justice pour son profit ».


On peut penser, sans en avoir la certitude, que Rousseau a lu l’ouvrage de Laugier de Tassy, Histoire du Royaume d’Alger, publié à Amsterdam en 1725, cité dans l’édition de la Pléiade : « Les esclaves [à Alger] ne sont maltraités ni châtiés, que lorsqu’ils manquent gravement à leur devoir. On ne les fait point travailler au-dessus de leurs forces, et même on les ménage de peur de les rendre malades et de les perdre […] La Justice se rend aussi promptement qu’il se puisse sans écritures, sans frais et sans appel ».


Un autre ouvrage peut avoir été lu par Rousseau, les Mémoires du Chevalier d’Arvieux, envoyé extraordinaire du roi à la Porte, consul d’Alep, d’Alger et d’ailleurs, édité en 1735. On y trouve  un passage qui ressemble fort aux réflexions d’Emile : « On s’imagine que les chrétiens qui ont le malheur d’être esclaves en Barbarie y sont tourmentés d’une manière la plus cruelle et la plus inhumaine […] J’ai été dans cette erreur comme bien d’autres, et j’y serais peut-être encore, malgré ce que j’avais remarquée dans d’autres parties de l’empire ottoman où je me suis trouvé ; mais ce que j’ai vu à Tunis m’a détrompé. Il est vrai qu’il y a des patrons de mauvaise humeur, durs, fâcheux, et même cruels. Nous voyons des maîtres en Europe qui ne sont pas plus raisonnables et qui seraient peut-être plus barbares que ceux de Tunis s’ils avaient des esclaves […] Les Turcs ont intérêt à ménager les esclaves […] C’est chez eux une marchandise ».


Echos aussi, dans cette simple incise de Rousseau, « Les Nègres seraient trop heureux en Amérique si l’Européen les traitait avec la même équité », sur la comparaison avec l’esclavage des nègres, témoignant du débat très vivace au XVIIIe siècle dont on rappellera des textes de base, postérieurs à la fiction que nous étudions mais qui prouvent bien son importance et ses enjeux. En 1781, Condorcet publie ses Réflexions sur l’esclavage des nègres qu’il réédite en 1788 à la veille de la Révolution ; et l’abbé Grégoire, De la traite et de l’esclavage des nègres  élaboré dans les années 1790 quand l’assemblée française ne parvient pas à imposer la fin de la traitre et, en conséquence, de l’esclavage et qui est publié en 1815 seulement.


Après ces réflexions sur l’état de servitude et sa relativisation, Emile reprend le fil de son récit pour évoquer ses différents maîtres, toujours avec la même volonté de récuser la possibilité même de vendre un être humain : « On vendait le travail de mes mains ; mais ma volonté, mon entendement, mon être, tout ce par quoi j’étais moi et non pas un autre ne se vendait assurément pas ».


Pour montrer la vérité de sa perception, il met en pratique son affirmation précédente : « tout ce qui peut m’arriver de pis dans l’esclavage est de ne pas plus fléchir un tyran qu’un caillou ». S’adaptant bien au travail, Emile passe d’un patron à l’autre et, au passage, évoque le sort des esclaves des Barbaresques : « Ceux qui pouvaient être rachetés l’avaient été. Ceux qui ne pouvaient l’être avaient eu le même sort que moi, mais tous n’y avaient pas trouvé le même adoucissement ». Et lorsqu’il tombe sur l’injustice, il sait organiser la résistance, obtenir la solidarité de ses compagnons et déclencher une « grève » dont il sort victorieux :« Nous fûmes vendus à un entrepreneur d’ouvrages publics et condamnés à travailler sous les ordres d’un surveillant barbare, esclave comme nous, mais qui pour se faire valoir à son maître nous accablait de plus de travaux que la force humaine n’en pouvait porter ».


Emile s’adresse à ses compatriotes dans sa langue et prononce tout un  discours que Rousseau prend la peine de transcrire. Puis, la cessation de travail réussie, il prononce un autre discours quand le patron vient voir ce qui se passe, lui expliquant que si on les force à travailler de façon inhumaine, ce sera lui le perdant. Il s’adresse à lui « en langue franque ». Vérifiant ce qu’il a affirmé plus haut sur le bon sens des Barbaresques, Emile se voit promu surveillant à la place du « barbare » et fait merveille dans la fonction, grâce aux leçons reçues : « Je n’ai pas besoin de vous dire comment je me conduisis dans ce nouveau poste et ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Mon aventure fit du bruit, le soin qu’il prit de la répandre m’attira l’estime de tout Alger. Le Dey même entendit parler de moi et voulut me voir. Mon patron m’ayant conduit à lui et croyant que je lui plaisais lui fit présent de ma personne. Voilà votre Emile esclave du Dey d’Alger ».


Et la seconde lettre reste en suspens sur le portrait qu’il esquisse de ce Dey d’Alger…


Bernardin de Saint-Pierre, ami de Rousseau, a laissé une longue note sur le dénouement que Rousseau aurait voulu à ce récit : « Le Bey ou Dey d’Alger a donné à Emile sa liberté, il voyage à pied à travers l’Afrique, pour aboutir dans une île déserte… pas tout à fait déserte… ». Ainsi l’épisode de l’esclavage barbaresque, l’esclavage méditerranéen n’est qu’accessoire par rapport au sujet qui est central, celui de l’impossibilité du couple. Néanmoins cet « accident » narratif s’inscrit dans un tableau d’époque puisque n’y investissant pas son objectif essentiel, Rousseau des éléments sur l’état du débat sur la question. Reproduisant la doxa en la matière comme en attestent les dictionnaires de l’époque mais s’en distingue en n’utilisant jamais le mot de « Mahométans » esclavagistes. Le terme « corsaires » revient à deux reprises, la seconde utilisation renvoyant dos à dos corsaires musulmans et corsaires chrétiens, à propos des Chevaliers de Malte. Celui de barbaresque intervient pour désigner la voile du bateau qui les capture et « le chef des barbaresques ». Il est question de barbares dans les méditations d’Emile lorsqu’il emploie l’expression « les fers des barbares » mais aussi, dans un sens figuré lorsqu’il désigne le « piqueur », esclave comme eux mais « barbare », dans le sens de très cruel. On ne trouve qu’une occurrence pour « Maures », « pirates » et « bourreaux ». 

Les termes qui reviennent le plus fréquemment sont ceux du domaine du travail : ce sont « patron » (7 fois) et « maître » (7 fois) avec une fois le terme pris dans son sens figuré : « Je trouvai le moyen d’entrer dans un atelier dont le maître ne tarda pas à comprendre que j’étais le sien dans son métier », en un renversement intéressant. On peut donc constater une certaine sobriété dans les désignations utilisées par Rousseau et une neutralisation du lexique habituel puisqu’on sait qu’au XVIIIe siècle, Barbares et Barbaresques étaient utilisés comme des équivalents d’Arabe, de Turc, de Musulman, de non-Européen, de non-chrétien ou de non-juif. 


On peut constater aussi que les pages sur lesquelles nous nous sommes attardé sont une représentation littéraire où « le réel référentiel » et le « projet de l’auteur » esquisse une image de l’esclavage beaucoup plus modérée que celle de bien des textes sur la course en Méditerranée. Si Rousseau laisse bien sous-entendre que deux civilisations sont en conflit, ce n’est pas nécessairement pour donner le beau rôle aux Chrétiens contre les Musulmans. Rousseau traite d’un sujet bien connu et utilise le savoir de l’époque sur cette question mais sans forcer le trait. Car le tableau qu’il donne oblige à réfléchir entre « esclavage » et « servitude ». La néantisation de l’humain n’est pas aussi radicale que dans l’esclavage transatlantique : on sait le risque que l’on prend et les hommes qui se font capturer sont des marins, des marchands ou  autres qui espèrent échapper au mauvais sort et, par l’information qui circule, connaissent, en partie, le danger qui les guette. La Course est une sorte de gestion « économique » tant chez les uns que chez les autres, même si sa forme est une épreuve dont certains ne réchappent pas. Le nombre de captifs est relativement restreint et existe toujours la possibilité de rachat et de retour chez soi.

Cette course qui a duré trois siècles a imprimé durablement une image du « musulman » sanguinaire et fanatique, cupide et sans pitié. Nous avons vu que ce n’est pas exactement l’image qu’en donne Rousseau. Et lorsque la Monarchie de juillet entreprendra l’expédition d’Alger en juillet 1830, un des arguments avancé sera le nettoyage de la Méditerranée : la France et les puissances d’Europe se féliciteront de cette victoire mettant un terme aux agissements de ces Barbares. 

Rousseau écrit au carrefour de lectures qui de Cervantès, aux « turqueries » du XVIIe, – Molière et La Gazette de France qui elle, au milieu du siècle donnait d’amples informations sur les efforts des Lazaristes pour libérer les esclaves chrétiens auprès du Dey d’Alger –, jusqu’à Laugier de Tassy et aux Mille et une nuits, ont inscrit la réalité de l’esclavage en terre d’islam, en en forgeant une image tenace et hostile mais en ne le récusant pas avec les mêmes armes que celui né de la traite, sans doute à cause de la réciprocité des captures et de l’inversion des statuts que la pratique connaissait.

Aux côtés de ses contemporains, Rousseau esquive et esquisse un tableau de l’esclavage qui fait écho à L’Esprit des lois de Montesquieu (1748, précédé des Lettres persanes en 1721), à Zadig (1747) et Candide (1759) de Voltaire, à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, en des traits peu chargés. Il ne s’égare pas très loin sur cette pente mais, néanmoins, cette seconde lettre du roman inachevé montre que les échanges Nord/Sud ont bien droit de cité dans sa prose. Différemment de celui de ses contemporains, exprimé d’abord dans ses essais politiques, son antiesclavagisme est plus réformiste que radical. 

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