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Photo du rédacteurJohan Faerber

L'extrême droite a-t-elle gagné la bataille culturelle ?


Syvain Tesson (c) capture d'écran France Inter

La chose est entendue depuis longtemps : le Printemps des Poètes, dirigé par Sophie Nauleau, n’a jamais eu bonne presse voire aucun intérêt. Même le concours de poésie de la RATP pouvait, en comparaison, davantage rivaliser avec les prix de tragédie qui, à Athènes, furent décernés en leur temps à Sophocle. Mais désormais, depuis une bonne semaine, avec la parution de la tribune des 2000 poètes et signataires, plus personne n’ignore que le Printemps des poètes avec pour parrain l’écrivain d’extrême droite, Sylvain Tesson, est devenu un enjeu non seulement littéraire mais également politique et médiatique. Nul n’a pu ignorer la polémique tant elle s’est répandue, de manière massive et répétitive, dans toute la presse. Car ce qui s’est joué là n’est, à la vérité, qu’une bataille plus vaste et plus générale qui ne se limite en rien au Printemps des poètes : ce qui s’est joué, c’est un nouvel acte, peut-être décisif cette fois, de la bataille culturelle que l’extrême droite mène en France.

De fait, ce qu’il faut appeler l’affaire Tesson ne serait ainsi à comprendre que dans une plus vaste séquence : celle d’un procès de fascisation de la vie publique, du débat public où tout renvoie à une polarisation des questions politiques à l’extrême droite. Ou qui, plutôt, quel que soit le sujet, renvoie implacablement à l’extrême droitisation tant chaque affaire qui surgit obéit toujours au même schéma à la fois actantiel et discursif – ou même plutôt discursif : l’extrême droitisation fonde, à chaque instant, notre hyper-actualité. Elle politise tout, et cette fois jusqu’à la poésie qui, de manière inouïe, devient un enjeu de domination sociale.

Mais, au contraire de tout ce qui a pu être dit jusqu’ici, ce qui est proprement frappant, en dépit de la multiplication incessante de tribunes ou autres commentaires depuis bientôt une semaine d’emballement médiatique, c’est l’absence totale de débat. Littéralement, il n’y a pas eu de débat Tesson. Et c’est peut-être même le cœur le plus paradoxal et incidemment le plus ardemment passionnant de cette "affaire Tesson". Effectivement, alors qu’il y aurait eu lieu de s’attendre à de véritables échanges et dialogues sur la manière dont la poésie au Printemps des Poètes pouvait être conçue et sur la façon dont un écrivain d’extrême droite comme Sylvain Tesson pouvait être perçu, il n’y eut strictement rien. Mais alors absolument rien. Pas la moindre discussion sérieuse non plus que posément et dument argumentée tant en lieu et en place, une crispation frénétique s’est donnée à lire et surtout à voir.

Ainsi, depuis bientôt une semaine, de média en média, deux camps se sont affrontés – ou bien plutôt un camp, et un seul, s’est exprimé longuement sinon continument après le coup d’éclat de la tribune des 2000 signataires. Une expression le plus souvent véhémente voire virulente qui, de manière révélatrice, a eu très peu à voir avec la littérature mais a surtout à faire avec une question de posture : l’exhibition de partition sociale. De Pascal Bruckner à Ruth Elkrief en passant par Rachida Dati ou Bruno Lemaire encore, s’est donnée à entendre l’expression d’une pure puissance classiste, celle de l’extrême bourgeoisie toujours prompte à défendre la figure réactionnaire désormais du « Grand écrivain », curiosité sociologique typiquement française où, continuation de l’impérialisme de la Troisième République, se mêlent aux intérêts politiques l’instrumentalisation littéraire dans une névrose nationale sans partage. Non, clamait Ruth Elkrief notamment, Tesson n’est pas un réactionnaire. Non, ce n’est pas un écrivain d’extrême droite, sourire en coin pour toute démonstration : c’est un grand écrivain. Sans guillemets cette fois.

Pourtant, à retracer les fréquentations de Tesson et à lire ses récits et autres textes, aucune ambiguïté n’est possible sur ses préférences politiques. Car, sur son extrémisme, la vérité factuelle est sans appel : dans son riche et passionnant Réactions françaises : enquête sur l’extrême droite littéraire, François Krug a clairement démontré, avec force documents et preuves, combien, depuis le début des années 1990, le grand voyageur a surtout beaucoup traîné avec tout ce que l’ultra-droite compte de figures problématiques. Car, aussi bien sur son extrémisme, la vérité textuelle est sans appel : derrière le vernis humaniste de bon aloi percent, à la vérité, les obsessions d’une droite réactionnaire qui, éprise d’un catholicisme fondamentaliste à la Monseigneur Lefebvre, fait du retour au terroir et de la quête des racines le ferment actif d’une culture de l’identité française et d’une haine de l’autre, notamment des transgenres et plus encore des musulmans, comme on lit rarement. Cependant, de ces deux vérités indiscutables, factuelle et textuelle, venant dûment appuyer la tribune des 2000 signataires, il n’en a que rarement été question. Voire nullement.



Au contraire, dans ces interventions pourtant nombreuses, il n’a été que très peu question de ses fréquentations et surtout encore moins question de la lecture de ses textes. Tesson est même le non-lu des débats. Ses thuriféraires n’ont pas de temps à perdre à lire sa prose mièvre et rance car là ne se situe pas leur intérêt. Ils ne défendent qu’une position sociale qui, faisant fi de l’œuvre, exprime un magistère sur la communauté nationale par la reconduction d’une phraséologie qui renvoie à un autre débat, qui n’a rien de littéraire mais qui répond avant tout d’une idéologie : le combat des « Wokes » par les non-Wokes, à savoir les « Républicains », à savoir une lutte des progressistes contre les extrêmes droitiers qui ont honte de l’être.

De manière troublante, la phraséologie de la défense de Tesson a fini par coïncider totalement avec la phraséologie de la défense d’une figure précédemment attaquée et accusée dans la presse : Gérard Depardieu. Alors que les affaires différent résolument, et par leur gravité et par leur objet, le confusionnisme fascisant par exemple d’un Pascal Bruckner fait se confondre totalement Tesson et Depardieu au nom de deux arguments virilistes s’il en est : tout d’abord, « l’émasculation », rien que ça, à savoir la castration du discours au nom de la liberté d’expression, qui, semble surtout ici le droit à continuer d’être raciste. Les 2000 poètes et signataires castreraient le « Grand écrivain » Tesson. On en doute. Enfin, la fameuse « chasse à l’homme » : comme pour Depardieu qui serait le chasseur chassé, les 2000 poètes demanderaient au voyageur Tesson d’aller voir ailleurs. L’indécence de l’extrême bourgeoisie repousse alors toutes les limites possibles pour mieux défendre ses prérogatives sociales : comme si l’Affaire Tesson était pour eux un #MeToo poétique. Dégoût absolu.

 

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Au-delà de ce discours masculiniste qui, comme tout discours de la perversion, inverse les charges de la preuve, ce qui ne manque pas de frapper surtout c’est à la fois la résonance considérable, presque hors de toute proportion, que l’Affaire Tesson a prise et, dans le même temps, la pauvreté intellectuelle absolue des discours de ses défenseurs. Car pourquoi connaissait-on à l’avance, avant de les lire et sans même se donner la peine de les lire, ce que les uns et les autres avaient à dire ? Pourquoi savait-on déjà ce que les unes et les autres désiraient avancer et défendre ? Parler d’idéologie ne suffit sans doute plus ici car peut-être faut-il aller plus loin et dire ceci qui, semble-t-il, n’a pas été encore avancé au sujet de Sylvain Tesson : tout y est question de la poursuite de la mise en place d’une hégémonie culturelle au sens d’un Gramsci plus que jamais récupéré par l’extrême droite. Ainsi, quand l’hégémonie n’est plus hégémonique et ne peut plus se réfugier derrière sa tautologie fondatrice et sa suffisance sociale, il faut se porter au secours de ce qui permet de l’assurer.

Car il faut le dire, ce qu’a permis d’achever de faire comprendre l’Affaire Tesson, ce sont les termes mêmes de la bataille culturelle qui s’est engagée malgré nous et contre nous : Sylvain Tesson n’est pas tant un écrivain qu’un dispositif médiatique, à savoir, à travers sa figure même de « Grand écrivain », une manière de mise en tension caricaturale et permanente des clivages qui se dessinent dans la société française de nos années 20. Un dispositif médiatique qui, avec la complicité des éditorialistes, a installé Sylvain Tesson en figuration du « Grand écrivain » dans un sens bien particulier : le représentant du peuple et l’ambassadeur d’une « culture populaire ». Fraîchement nommée et fraîchement reçue, Rachida Dati ne s’y trompe pas qui n’intervient pas hasard dans ce débat : elle condamne ainsi sans attendre le « sectarisme » des 2000 poètes et signataires parce que c’est la culture « populaire » qui lui importe avant tout, culture dont Tesson serait le parangon absolu. Nous y voilà.  

Ainsi, si le débat autour de Sylvain Tesson a été d’emblée piégé par sa posture duale exacerbée dont seuls les poètes ont réussi à se défaire en ne reprenant pas publiquement la parole et en ne cédant pas à l’imaginaire belliciste de la IIIe République du duel réactivé par l’éditorialisme, c’est que ladite posture duale repose, à la vérité, sur un clivage forcené délibérément entretenu par l’extrême bourgeoisie. Une manière d’hyper-clivage propre à la fascisation du débat public qui en passe par une fabrique du populaire, à savoir une appropriation culturelle du populaire par les classes dominantes telle que Claire Sécail en analyse magistralement les tenants et les aboutissants dans son formidable Touche pas à mon peuple !. Les éditorialistes ont donc fabriqué Sylvain Tesson, émission après émission, comme un « grand écrivain populaire », ce qui a porté à une double conséquence : tout d’abord, la constitution d’une aura médiatique qui vaut par une sacralisation en majesté et toute grandeur. On comprend mieux pourquoi la tribune des poètes a été alors vécue comme un coup d’Etat poétique : pour ne pas dire, un véritable régicide.



En revanche, la seconde conséquence est bien plus terrible puisqu’elle touche à la mécanique même du débat public, totalement effondré en France depuis bientôt une vingtaine d’années : la confiscation du jugement critique. En effet, cette posture duale du débat qui a agité l’affaire Tesson au point d’en faire une « affaire » rejoue exactement les termes les plus classiques mais aussi les moins connus de la mécanique populiste, c’est-à-dire la transformation d’une idée en opinion sans plus aucune articulation critique. Dans le populisme, il n’y a pas de débats d’idées ni d’idées : il n’y a que des clashes d’opinions arrêtées, une rhétorisation forcenée, qui fonctionne à vide du moindre propos. Cette fois – et c’est la grande nouveauté – c’est la littérature qui n’y échappe pas : avec l’affaire Tesson, elle devient elle aussi un sujet populiste car la littérature n’y est plus la littérature : elle se réduit pour Ruth Elkrief et Pascal Bruckner à une simple opinion politique. C’est, comme toujours dans le populisme qui est aussi une stratégie éditorialiste, une question non de critique mais d’exercice du bon sens. D’un débat de la poétique de la poésie, le non-débat Tesson a glissé vers les plateaux de CNews et LCI dans une nouvelle forme d’affrontement populiste où toute contestation est impossible, indécente et aberrante tant ce que le populisme a tué ici, c’est la nuance donc la complexité des positions à tenir. Ben oui, c’est le bon sens qui parle. 

On l’aura compris : le « débat » sur Tesson a été ainsi piégé par la stratégie populiste qui, in fine, a toujours pour but intime de transmuer tout débat intellectuel en pur débat affectuel : l’opinion doit l’emporter à tout prix, à coup de positions autoritaristes et autres arguments d’autorité en lieu et place de toute confrontation d’idées. Face à une telle spectacularisation des débats, les poètes se sont légitimement vite trouvés démunis, d’autant plus démunis que, puisque la tribune des 2000 poètes et signataires attaquait l’hégémonie culturelle, il fallait bien que, très vite, après ce coup d’estoc, l’extrême bourgeoisie reprenne la main afin de reconduire son hégémonie. Quoi de mieux alors que de produire ce que ce populisme d’extrême droite et la bataille culturelle qu’il mène savent faire de mieux : la feuilletonnisation du débat d’opinion, d’autant plus passionnant que les opinions (et non les idées) sont tranchées ?

Car, on l’a vu et on n’en peut plus d’ailleurs, tant on l’a vu, l’affaire Tesson se réduit désormais à la production d’une dramaturgie médiatique que vient alimenter la passion française du tribunisme : une tribune répond à une tribune qui elle-même répond à une autre tribune, ad lib. Même les poètes de l’âge baroque, pourtant épris de reflets de reflets, ont le tournis, ce qui n’est pas peu dire. D’ailleurs, ce n’est plus de l’argumentation de première main :  c’est du schéma actantiel de seconde zone. Au cœur de cette surenchère dont la France a le secret, où on aime commenter le commentaire d’un commentaire, perce enfin deux derniers pans du populisme littéraire qui se développe sous nos yeux.

Premier pan : la multiplication des débats, des réponses et des tribunes répond d’un mouvement classique du populisme : l’absence de médiation. Le populisme cherche l’intermédiation à tout prix car comme le dit actuellement la publicité pour Pascal Praud à l’antenne d’Europe 1 en un slogan révélateur : « Réagissez ! » Les réseaux sociaux comme lieu d’expression jouent un rôle central en ce qu’ils sont im-médiats, et constituent donc l’espace privilégié de la réaction comme en attestent les posts toujours plus nombreux sur ce débat lui-même.

Second pan : le populisme littéraire vient confirmer enfin un dernier trait propre à tout populisme : la mise en avant d’une valeur reine : l’anti-intellectualisme ou anti-élitisme intellectuel d’autant plus violent qu’il est décrété par l’élite sociale. L’anti-intellectualisme viscéral de l’extrême droite et ses défenseurs donne de la voix dans toutes les tribunes pro-Tesson car il se signale toujours par une double stratégie de délocution donc de délégitimation de la parole adverse. A commencer par l’infériorisation sociale des contradicteurs par un portrait réducteur. Saisissons-nous des arguments de Bruckner ou encore Ruth Elkrief pour dénigrer les 2000 signataires. Ces derniers sont réduits à un triple portrait moral, affectuel et social : forcément de Gauche, les poètes ne seraient qu’envieux du succès de Tesson parce que, eux, personne ne les connaît, pas même leur boulanger. Ce sont des pauvres donc ce qu’en langage macroniste, on appelle des « profs » – pardon des « Zozos » comme dirait Frédéric Martel au micro de France Culture, une radio pourtant écoutée majoritairement par lesdits « zozos ».

Ce portrait, dont le but est donc d’inférioriser socialement les poètes et les folkloriser moralement, s’accompagne enfin d’une dévalorisation littéraire des poètes par une survalorisation littéraire louangeuse de Tesson. Contre l’intellect, l’éloge est alors toujours celui du sensible, bon sens populaire oblige. L’éloge de Tesson passe ainsi toujours par un éloge de la Nature, majuscule entre toutes les valeurs. Le voyageur qu’est Tesson vit au contact du sensible, d’un monde premier, virginal, non souillé par les intellectuels qui, quant à eux, sont irrémédiablement enfermés dans leur cabinet de lecture dont l’air est terriblement vicié. Mais ce pseudo-romantisme du contact avec la nature rejoue en fait une codification néocoloniale : le voyageur tessonien est un néocolonial – comme les éditorialistes.

On ne s’en sort pas.

 

*

 

Peut-être un mot pour finir et surtout pour ouvrir : on connaît depuis vendredi l’épilogue de cette terrible affaire. La démission de Sophie Nauleau est actée. Pourtant, ce ne sont évidemment pas les poètes qui ont décidé de son départ mais l’article du Monde qui pointait des violences managériales qui la conduiront sans doute aux portes d’un procès qui lui fera sans doute connaître un destin poétique proche de François Villon.

Au-delà de cette polémique, Collateral a voulu examiner comment cette bataille culturelle de l’extrême droite prenait forme, et cela sur plusieurs fronts : médiatique, littéraire avec l’affaire Tesson bien sûr, éditorial et enfin notamment politique. Même si la querelle Tesson a refroidi quelques plumes qui voulaient tout d’abord écrire, saluons avant tout le courage de celles et ceux qui ont décidé de s’exprimer dans ce dossier qui n’a pas vocation à clore le chapitre mais qui, comme tout dossier de Collateral, a plutôt vocation à se donner comme le point de départ d’une recherche de longue haleine. Recherche qui ne cessera d’être complétée au fur et à mesure, au fil des semaines par d’autres articles ou entretiens.

Car tel est l’enjeu de la bataille culturelle qui s’est ouverte sans nous : il faut peut-être désormais y prendre sa part.

 


 

 

 

 

 

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