La « levée de tabous » pourrait bientôt être reconnue comme une discipline olympique. Depuis les années 90, il est d'usage de déclarer en finir avec les « contraintes » du code du travail, de libérer les marchés des transports en autocar, ou encore d'assouplir les statuts de la fonction publique. La promesse est celle d'une jouissance sans entraves, à condition de supprimer les rigidités, toutes les rigidités. Tout cela ne s'accomplit pas sans résistances, preuve évidente que l'on a bien profané du sacré. On a eu raison, on mérite une médaille : passons au tabou suivant.
La dernière décennie a également mis à l'épreuve les cadres institutionnels eux-mêmes, jugés trop rétifs à la modification de la règle. L'attaque à la sauvage d'un marché, comme on attaque une diligence a été érigée en modèle sous le terme de disruption. C'est aux règles de s'adapter. Faire sauter les barrières permet alors de restaurer une pleine puissance.
La disruption et le sport du lever de tabous n'épargnent pas plus les questions européennes. La pensée de l'Europe, en particulier celle qui, directement ou indirectement souffle à l'oreille de l'Elysée, s'est progressivement attaquée à ce qui est vu comme des pesanteurs archaïques. De livres en conférences sur l'Europe, Peter Sloterdijk nous a présenté le Vieux Continent comme condamné à ne plus pouvoir user du vocabulaire de l'Empire. Par son propre passé fait de guerres napoléoniennes, de conflits mondiaux et de colonisations, l'heure est venue après 1945 de se faire petit, de ne rien proclamer de haut et de garantir la paix. Pour le philosophe allemand, l'Europe serait devenue le lieu de l'absence et du vide. Et sont donc tabous les mots de la grandeur et de l'expansion : frontières, pouvoir, militaire, etc. Au passage, l'Européen moyen privé de sa superbe s'est réveillé sans qualités, bon à consommer des écrans plats qui l'empêchent de lire Musil aux terrasses de cafés élégants. Un appel est lancé à d'éventuels « athlètes de l'Etat » pour adopter la politique appropriée à ce nouveau monde global et encore incompris du vulgaire.
Cette idée d'une apathie citoyenne, somme toute assez répandue dans la fin des années 90 trouve écho dans Politicide de Luuk van Middelaar paru en 1999 aux Pays-Bas. Ce premier ouvrage issu d'une thèse dirigée à Paris par Marcel Gauchet n'a jamais été publié en français. Son auteur décrit une sphère intellectuelle française pétrifiée dans le climat post-impérialiste de l'après-guerre, incapable de comprendre les événements, et donc vautrée dans une létargie théorique. La faute en est directement attribuée à Alexandre Kojève dont les conférences « cultes » sur Hegel ont diagnostiqué une fin de l'histoire qui évacue toute finitude.
Cohérent avec son diagnostic, le jeune chercheur combine alors la recherche académique avec l'école de la réalité, en tout cas une certaine réalité. Il assiste au début des années 2000 le Commissaire européen Frits Bolkestein, dont le nom est associé à la directive sur les travailleurs détachés. On le retrouvera plus tard dans le cabinet du président du Conseil Européen Herman van Rompuy. Ce mélange d'expérience de terrain et de recul analytique offre une grande légitimité à son opus publié en 2008, Le passage à l'Europe. Ce livre sera traduit en France chez Gallimard, et lui ouvrira une très large reconnaissance, confirmée par une chaire sur l'Europe au Collège de France. Son ouvrage est un de ces livres dans lesquels on identifie des cercles et des interactions. Il en ressort une synthèse dans laquelle trop d'acteurs agissent par une « politique de la règle », prolongement éternel de la dépolitisation plan-plan déjà dénoncée. Et où d'autres, plus brillants doit-on entendre, savent anticiper et réagir par une « politique de l'événement », quitte à casser les codes.
La suite, on la connait un peu plus. Le macronisme arraisonne le discours sur l'Europe, souvent en décalage total avec ses propres pratiques. L'expression d'Europe-puissance s'impose, en même temps que le disrupteur en chef claironne la « souveraineté européenne » dans l'amphithéâtre de la Sorbonne en 2017. Surviennent une pandémie et une guerre aux frontières. L'Europe-puissance est alors prononcée à tout-va comme on saute façon cabri. Tout semble rabattu sur ce retour du réel venu bousculer des Européens assoupis. A la suite de Luuk Van Middelaar, on tient ainsi pour évidence première que l'Europe est confrontée à son moment Machiavel.
Cette référence est empruntée à l'historien des idées J.G.A Pocock. Dans un essai paru en 1975, l'auteur du Prince y est présenté comme un conseiller en innovation. Le sursaut politique destiné à prévenir les Républiques de leur déclin dépend de la bonne réception de ses recommandations. Il faut compter sur celui qui sera lucide sur les événements et mettra en œuvre l'action qui échappe à ses contemporains. Avec notre recul, il est difficile de ne pas reconnaître ici le vocabulaire de plus en plus fréquent de l'entrepreneur-innovateur apte à prendre des risques, l'inspiration des théories économiques de la fin du vingtième siècle.
Les champions de l'Europe-puissance n'ignorent pas qu'un malentendu est vite arrivé. Depuis au moins « La volonté de puissance » de Nietzsche, et sa mise à plat par Mazzino Montinari dans « La volonté de puissance n'existe pas », on sait qu'une expression bien comprise chez les uns peut connaître d'autres destinées. Certains, par précautions, plus que par conviction, en viennent à nous préciser que l'Europe-puissance pourrait être d'une puissance puissante mais... différemment. Le programme un peu tordu était déjà en germe dans le Sloterdijk du début des années 2000, quand en quête de ses athlètes d'exception il estimait que « la grande âme est celle qui élabore en soi le monstrueux du grand et qui l'humanise ».
C'est pourtant le propre des puissances de prétendre qu'elles ne sont pas des puissances comme les autres. Nos années 20, c'est un peu plus de monstrueux mais toujours moins d'humanité, ce que l'on entend bien dans l'accueil avec « fermeté et humanité » des réfugiés. Le passage d'un dirigeant de Frontex au Rassemblement National n'est pas le seul indice d'un déséquilibre entre deux termes. De quoi faire réfléchir quand on se contente de symétriser xénophobes et cosmopolites « remontés contre certaines injustices ».
La montée en puissance de la puissance peut-elle se permettre de distinguer une libération saine de l'énergie qui s'opposerait au déchainement inversé des pulsions nihilistes ? Ce serait au présent escamoter un bout du réel, et négliger que la bonne santé des uns peut être la fabrique de rancœurs et de colères pour les autres. Peut-être faut-il remarquer dans quels domaines précis on s'adonne plus que tout à l'abattage des vieilles cloisons. Isolée, l'introduction d'uniformes à l'école ne serait pas grand chose, si dans le même temps on ne généralisait pas un service national avec lever de drapeaux à seize ans, si on n'évoquait pas à tout bout de champ de l'autorité et des réarmements douteux, y compris en matière de procréation.
En définitive, à tout déverrouiller au prétexte que la vitalité serait déprimée, on ne fait que confirmer une volonté inconsciente de provoquer l'implosion. Aussi, on aura beau proclamer en Sorbonne que l'Europe est mortelle, on ne fera que ressembler au voyageur qui, fuyant la mort croisée en personne sur son chemin, emprunte une autre route qui le mène à l'inéluctable rencontre.
Luuk Van Middelaar achevait un de ses livres plus récent Quand l'Europe improvise en saluant la lucidité d'Emmanuel Macron fraîchement élu. Celui-ci incarnait la fameuse politique de l'événement et pouvait enfin agir, selon les termes mêmes du Français, pour « nous protéger et défendre nos valeurs ». Le pas décidé vers une Europe de la défense était donc salué dans ce livre. En revanche, le Président devait s'emparer – on est au moment des précédentes élections européennes – des questions d'immigration et d'identité avec lesquelles il restait encore trop timide (coucou l'antienne selon laquelle on ne va pas laisser à l'extrême-droite le monopole de dire tout haut des horreurs). Une présidentielle plus tard, Emmanuel Macron s'est bel et bien appliqué à une extension du domaine de lever de tabous, déroulant dans son discours de la Sorbonne l'affirmation d'une puissance militaire, d'une maîtrise des frontières, d'une puissance industrielle et commerciale. A la veille de cette prise de parole, quelques intellectuels avaient été invités à donner leur avis sur le type de propos à tenir. La presse a rapporté qu'un certain Luuk Van Middelaar visiblement satisfait aurait conseillé qu'il n'y aurait plus rien à faire que de ne pas trop en faire. La boucle était bouclée, les idées étant devenues des évidences, elles appartenaient aussi bien au conseiller qu'à l'orateur.
L'Europe-puissance n'est donc pas née seulement de la réalité vraie et d'événements. Elle constitue un exemple de posture critique assez identifiable, celui de la pensée 90 qui succède à la pensée 68. Le monde de l'énergie libérée contre le mortifère.
Il ne s'agit pas maintenant d'adopter une anti-posture, de la défaire en retour, ou de lui opposer quelque chose comme un moment Lysistrata, pour mieux canaliser les pulsions désirantes.
On peut plutôt remonter à l'émergence d'une Europe faiblesse au moment de l'Exposition universelle de 1958. Le journal Spirou publiait à cette occasion une aventure de son héros intitulée C'est quoi l'Europe ? L'hebdomadaire expliquait à ses petits lecteurs l'avènement de cet embryon d'union qu'est la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier. Mais comme le pointe Nicolas Tellop dans son essai l'Anti-atome, en même temps que les dessins montraient le gigantisme des installations sidérurgiques, elles fournissaient « un abrégé de la miniature ». Les personnages s'extasiaient bien plus devant une maquette que devant les grandes réalisations prometteuses. Le style atome, terme attribué par des spécialistes de la bande dessinée se joue en permanence du grand et du progrès. Les dessins et les bulles de l'époque changent l'échelle de perception, jouent les ruses de la miniaturisation contre les ambitions démesurées conduites par le triomphe scientifique.
A contrario, une pensée critique ne sait pas changer d'échelle. A la suite de ses écrits sur la post-critique, Laurent de Sutter développe dans Superfaible, la superfaiblesse comme antidote à la superpuissance exprimée dans la critique. A l'obsession du surplomb qui caractérise celle-ci, il remarque : « Plus on s'élève, en effet, plus la définition diminue ; plus on s'abaisse, plus le champ se restreint ; s'il est loisible ( et sans doute utile ) de désirer les deux, avoir les deux est une autre paire de manches ».
Mal réglés sur les mondes, les disrupteurs critiques ont été eux-mêmes disruptés par la réalité d'un tout petit virus. Ils se sont agités dans tous les sens pour maintenir des élections ; ou distribuer de manière inégalitaire des vaccins, puis les détruire en masse. Sans rien comprendre à ce qui nous arrivait de si nouveau. Dans son livre Le philosophe, la Terre et le virus consacré à l'actualité de Bruno Latour pour saisir ce véritable nouveau paradigme, Patrice Maniglier rappelait qu'il faut commencer par « penser le global sans changer d’échelle, à plat, en somme ».
Ne rien sacrifier du réel et toujours ajouter plus d'éléments qu'on ne saurait oublier à la cartographie, tel est bien ce que l'on rencontre dans la bibliothèque contemporaine – le préalable à tout action.
Dans Les Petits Hommes, également commenté par Nicolas Tellop, quelques humains ont été lilliputisés par une météorite. Un jour où leur habitat est menacé par la construction d'un camp militaire, le lecteur observe les minuscules protagonistes venir falsifier les plans géants des travaux pour protéger leur abri. En passant à l'action, l'un des personnages s'exclame dans un style au combien Don't Look Up ! : « Ils verront bien !!!... ce qu'ils ne verront pas !!! ».