« Les drames d’enfants sont plus considérables que les drames d’adultes. »
François Truffaut
Il y a quarante ans, François Truffaut meurt d’une tumeur au cerveau. Il y a dix ans, à l’occasion de l’exposition Truffaut à la Cinémathèque française, Télérama lance le concours La plus belle lettre à la femme d’à côté. Parmi les règles, la longueur maximale du texte : 3000 signes espaces non compris, le nombre de gagnant·e·s : 3. Ma lettre grimpe au podium, qualifiée de « rageuse » par Télérama, d’ « atomique » par une grande amie écrivaine, savonnée par Laurent Lafitte lors d’une lecture à la Maison de la poésie. Les écrits comme les morts ont leur propre histoire.
« C’est pour toi ! », m’affirme au téléphone une autre amie très chère. Si elle ne m’avait pas averti, peut-être serais-je passé à côté de ce concours truffaldien. J’écris alors un recueil de nouvelles, (auto)fictionne de plus en plus mes articles, où le passé, l’enfance, l’adolescence se convoquent sans crier gare, avec l’amour de la littérature et du cinéma. La première, en chair et en pages, dévorée grâce à la bibliothèque de ma ville de naissance. Le second fantasmé puisque mes parents m’interdisent d’y aller. Sans argument particulier, par névrose et bêtise. Comme Jacob Mendel, le bouquiniste de Stefan Zweig qui connaît par cœur le titre, l’auteur et l’éditeur d’un livre sans en ouvrir aucun, je mémorise les castings sans voir les films. Pour fuir un quotidien hostile qui me retire le sommeil, les nanars, séries, variétés, ciné-clubs à la télé et la lecture sans boussole chassent l’angoisse. De Balzac et sa Comédie humaine à Heinz Günter Konsalik ; de Cocteau, Genet, les deux Jean géants, à Françoise Dorin. Un jour, je tombe sur Les films de ma vie de François Truffaut. La clarté, la précision du style, l’esprit pédagogique de l’ouvrage, tels un calque, précèdent la voix, le phrasé, l’érudition sans code du réalisateur. Et son visage si émouvant que je découvre sur le petit écran, yeux fiévreux, traits émaciés à la Saint-Vincent de Paul qu’un sourire éclaire d’une lumière juvénile, avant de devenir, dans les seventies, le grand-frère cravaté de Bernard-Henri Lévy, au comble de la sexytude dans Rencontres du troisième type de Steven Spielberg,
1973, le père d’un camarade, projectionniste d’un cinéma itinérant, montre La Nuit américaine à la classe. Je suis bouleversé, me prends pour Jacqueline Bisset, voue mon avenir au monde du spectacle. Je rentre à vélo, la tête dans les images. Exalté mais non daltonien, je stoppe au vert, m’élance au rouge. Une voiture me percute. Truffaut manque de me coûter la vie. Je le choisis comme père spirituel, lui le seul délinquant au milieu des fils de bourgeois de la Nouvelle Vague, moi l’enfant plus différent que sauvage, sans argent de poche.
1981, tout frais monté à Paris, effrayé à l’idée d’affronter mon rêve de comédie, je remets mon courage au lendemain, hante les cinémas encore permanents. On y entre, fume et reste le temps qu’on veut, jusqu’au dernier métro. À l’Odéon, je découvre La Femme d’à côté, mon film préféré de Truffaut avec tant d’autres, demeure dans la salle séance après séance, apprends la mise en scène dans ses moindres plans.
François Truffaut meurt à 52 ans. Roger Gautier à 53. En 2014, j’ai 52 ans ½ quand Télérama publie ma lettre. Une lecture est organisée à la Maison de la poésie le 15 novembre, date de la mort de mon père. « Ça tombe un samedi, comme quand il est décédé », m’apprend ma mère au bout du fil. Paire de pères réunie en cette année que l’orphelin ne peut s’empêcher de traverser aux aguets.
Aujourd’hui, les souvenirs et les fantômes de ma chambre verte brillent de mille feux sans aucune nostalgie, les films et les livres de François Truffaut font les 400 coups sans prendre une ride. Dix ans plus tard, ma lettre, L’éclipse cannibale, vole à nouveau des baisers à l’homme qui aimait les actrices, à La Sirène du Mississipi et La Femme d’à côté. Chefs-d’œuvre en reflet sur l’amour fou, jamais en fuite.
Expéditrice : Julie Roussel/Marion Bergamo, héroïne de La Sirène du Mississipi et, dans l’œuvre de François Truffaut, la mère spirituelle de Mathilde Bauchard, héroïne de La Femme d’à côté.
Mathilde, ma fille,
Je n’irai pas par quatre chemins. Les dernières nouvelles de toi me font frémir. Il paraît que tu brûles les photos de ton amant dans un feu de cheminée, la bouche tordue, le visage rongé par le chagrin. Vu ton tempérament tourmenté, j’ose écrire torturé, cela m’inquiète. Moi, devant l’âtre, je laissais mon amant, les yeux fermés, redessiner mes traits et mon sourire avec son doigt. Il inventait des montagnes, des lacs, toute une géographie. Malgré sa dévotion, je l’ai abandonné. Après l’avoir dépossédé certes, mais je suis parvenue à le quitter. Pour son bien ; mon emprise lui était néfaste. Toi, tu es revenue vivre près de l’homme qui t’a détruite par le passé. Depuis, tu tisses ta toile autour de lui. Mante religieuse de province, tu déambules en trench de l’âge d’or hollywoodien. Tu te crois fatale Mathilde, maîtresse de ta passion, tu n’es que la proie de ton attachement.
Moi, la sirène égoïste, je me suis accomplie parce que je me suis ouverte aux sentiments. Toi, la femme à côté de ses pompes, tu recules, régresses, te recroquevilles sur une pénible fusion. Alors, je t’en conjure, écoute mon conseil de mère, entends l’amoureuse qui a commis toutes les erreurs avant toi : pars quand il est encore temps, fuis le plus loin possible, car, tu le sais très bien, nous portons malheur à ceux qui nous désirent. Moi, la blondeur délinquante, fellatrice en guipure, l’oiseau de mauvais augure en manteau haute couture à plumes noires. Toi, la brune infidèle, culbutée dans une voiture, la jupe relevée sur cette blessure magique qui aspire le sexe des hommes et leur âme jusqu’à la folie. Moi, la mère solaire. Toi, la fille obscure. Nous deux, l’éclipse cannibale.
Les films et la vie ne t’apprennent-ils rien ? Mon histoire ne t’a-t-elle pas suffi ?... Souviens-toi Mathilde, j’ai enjôlé, trahi mon amant. J’ai même failli le tuer. Je l’ai fait tant souffrir qu’il a sombré dans une cure de sommeil. Si tu continues à t’acharner, à t’épuiser, à te consumer, c’est toi qui finiras internée, gavée de pilules multicolores. Elles soulageront peut-être tes humeurs, adouciront tes pensées, mais elles ne pourront jamais dissoudre le poison qui coule dans nos veines, jamais guérir le mal d’aimer inscrit dans notre ADN.
C’est un cauchemar, à l’aube, qui m’a réveillée en nage, et me dicte cette lettre. Tu m’es apparue dans un parking où les chiennes en chaleur et les chats en rut étaient lâchés. Étendue sur le dos, à même le sol, avec le corps de ton amant qui t’écrasait. Dans une de tes mains, un revolver. Sur ta tempe et sur la sienne, un trou rouge. Entre tes jambes, l’homme de ta vie – ou plutôt l’homme de ta mort – ni avec toi ni sans toi, mais en toi, Mathilde. Ma fille au prénom qui coule comme une larme, affamée, suicidaire, meurtrière pour l’éternité.
Voir et revoir :
La Nuit américaine :
La Sirène du Mississipi :
La Femme d’à côté :