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L’enfant-fille, 2 : Décrypter, lire, écrire & se sauver (Tove Ditlevsen & Gabriella Zalapì)

Photo du rédacteur: Juliette RiedlerJuliette Riedler



Une enfant lève la tête pour voir les adultes qui la surplombent. Elle dépend d’eux. Une enfant devient particulièrement attentive à ses faits et gestes car tout est reflet dans l’œil de qui la regarde, une mère, ou un père. Ainsi le monde prend-t-il forme, dans leurs regards. L’enfant s’observe être et agir dans l’œil de la personne sous la protection de laquelle elle se trouve, même si le mot de protection parfois est inexact, qu’il peut même être, dans certains cas, à l’opposé de ce qu’il signifie. L’enfant-fille est à peine vivante qu’elle est déjà dans le contrôle. Que peut-elle ? Elle ne peut croire qu’il s’agit d’autre chose que d’amour car c’est évident, les parents prennent soin d’elle et l’aiment. L’enfant-fille n’attend pas soin, amour et protection de la part de ses parents : ainsi nomme-t-elle ce qui émane d’eux. Ainsi si le père enlève sa fille, la fait chanter et lui demande de mentir, dans Ilaria de Gabriella Zalapì, la petite-fille ne peut-elle concevoir qu’il s’agit d’autre chose que de l’amour de son père pour elle. Dans Enfance, de Tove Ditlevsen, l’enfant-fille parle de sa relation à sa mère comme étant « intense, douloureuse et fragile », même si « tout ce que je fais, je le fais pour lui plaire, pour la faire sourire et désamorcer sa colère ». Ainsi les enfants-fille apprennent-elles que leur puissance est nécessairement limitée, voire, absente. 



Elles ont six, huit, dix, douze, treize ans, dans Ilaria et Enfance. Ilaria est kidnappée par son père qui l’entraîne dans une sorte de road-movie retors et la coupe de sa mère durant deux longues années ; Tove grandit coincée dans la pauvreté entre la froideur de sa mère, un père lecteur mélancolique et un frère tout puissant et mieux aimé. Est-ce qu’une enfant peut échapper au milieu que ses parents subissent ? Pour Ilaria, la porte est ouverte par la rencontre avec une amie de sa grand-mère, vivant seule dans une grande maison au fin fond de la Sicile, où l’enfant découvre les joies du plein air, des travaux des champs et de la présence quotidienne des animaux. C’est le seul moment, et le seul lieu, où elle échappe réellement à la main et au regard de son père. Pour Tove, c’est la littérature, la petite-fille se sachant et se projetant poète, mais rien n’est moins sûr que ce sacerdoce, puisque la main du destin et en l’espèce celle de la nécessité financière, va venir la cueillir à la sortie de l’enfance et entraver la poursuite de ses études. Les deux textes se terminent sur un suspens : celui du retour auprès d’une mère qui apparaît sur ses gardes et peu expansive dans ses retrouvailles après deux ans sans nouvelles de sa fille ; celui de l’entrée dans « la vie active » et la fin des illusions enfantines dans le deuxième tome de la « Trilogie de Copenhage » de Tove Ditlevsen, Jeunesse


Dans Ilaria, l’enfant a peur. Elle est toute entière soumise à son père qui la trimbale au gré de ses lubies. Il est très facile de prendre l’ascendant sur une enfant. Il suffit de faire semblant de se préoccuper de son bien-être, de lui offrir un nounours pour qu’elle se tienne tranquille, de la déscolariser, de draguer une jeune femme devant elle, lui dire qu’il n’y a qu’elle qui le comprend, de conspuer et mépriser sa mère et lui raconter combien elle le rend malheureux, de lui demander de lui allumer ses cigarettes, de l’épuiser en la réveillant à n’importe quelle heure et en la forçant parfois à dormir dans la voiture, de lui ôter tout point de repère et l’arracher sans raison aux lieux où elle se sent enfin bien, de l’emmener se baigner et l’embarquer dans ses mensonges face à des messieurs qu’il va s’agir de leurrer pour leur vendre des objets trouvés afin de récupérer un peu d’argent liquide, de lui dire qu’elle est comme sa mère et la rendre responsable d’une grande partie de ses problèmes. Ilaria peut apparaître comme un manuel pour manipuler une enfant, c’est en tout cas la description d’une grande finesse de la manière dont un père développe et exerce son emprise sur sa fille, lui faisant jouer tous les rôles, de sa femme à sa mère en passant par son amoureuse du moment.



Le livre fonctionne de manière cinématographique, suivant un principe de rupture qui nous fait passer sans transition sinon le saut de page, d’une scène, d’une temporalité, d’un lieu à un autre. Le point de vue de l’enfant-fille participe au caractère haletant, indispensable au style « road-movie » emprunté par le récit. C’est lui qui, parce qu’elle ne sait pas où son père l’emmène, qu’elle perçoit sans pouvoir le dire qu’il ne sait pas non plus où il va, ajoute, à l’intérêt pour l’intrigue narrative, l’inquiétude de l’adulte lisant pour l’enfant malmenée. Une inquiétude associée au malaise relatif à la torture d’une fille par son père, dangereux et pourtant jamais rejeté comme tel par l’enfant pour qui il apparaît comme son seul ancrage – il l’est aussi bien, puisqu’Ilaria ne sait pas où elle se trouve, et en tout état de cause loin de sa mère et de sa sœur. Et si Ilaria tente de se sauver, deux fois et par l’entremise du téléphone — elle cherche à joindre sa mère — ce sont deux échecs auxquels elle est confrontée, comme si l’impuissance de son père lui était entrée dans les veines.


« L’enfance est longue et étroite comme un cercueil, on ne peut pas s’en échapper sans aide », écrit Tove Ditlevsen dans l’un de ses premiers courts chapitres. L’autrice danoise livre dans ce premier tome de sa trilogie le portrait de son enfance mais aussi du milieu auquel elle appartient, voire plus largement celui d’une époque et des perspectives qui s’y dégagent, ou pas, pour une enfant-fille. On suit Tove de ses six ans à ses quatorze ans, et contrairement à l’errance sans fin d’Ilaria, la petite-fille danoise ne connaît d’autre horizon que le quartier de sa ville, que ses voisins voisines, son école et sa plus proche parentèle. Elle a pourtant avec tout ce petit monde suffisamment affaire pour se dépêtrer des méchancetés liés tantôt à sa maigreur tantôt à ce qui est nommé sa « bizarrerie ». « [J]’ai été si heureuse et bouleversée [par la beauté des vers d’un psaume appris à l’école] que j’ai fondu en larmes, ce qui a fait rire les autres enfants, exactement comme ma mère et Edvin [son frère] quand ma « bizarrerie » me fait pleurer. » Ainsi l’enfant-fille se voit, pour exister, réduite à jouer presque malgré elle « ce rôle de clown » et ce jusqu’à la fin de l’école, quand il s’agit de jubiler « plus fort que les autres », c’est-à-dire de faire la démonstration, à ses propres yeux, qu’elle fait partie de la petite humanité du groupe auquel elle appartient. 




De la bizarrerie qui est la traduction, aux yeux du monde, de la maladresse de l’enfant-fille qui cherche à masquer une sensibilité mal acceptée en collectivité, à l’écriture des vers, voilà le tour du cercle qui passe par la lecture à laquelle elle est d’abord invitée par son père. Or ce père qui lit et défend une vision socialiste du monde, loin d’encourager sa fille dans sa précoce vocation de poète, l’en défend aussitôt : « Il a aussitôt froncé les sourcils et m’a avertie : ne va surtout pas te monter la tête ! Une fille ne peut pas devenir poète. » Une fille ne saurait monter son émotion à la tête, la rationaliser et la passer par le prisme du langage poétique. Ce qui est impossible du fait du sexe est écarté a fortiori avec une conscience de classe et le reproche de manque de modestie. Une des raisons pour lesquelles Tove ne peut éprouver « aucun attachement profond pour [son père] » provient de ce que malgré qu’il soit celui des deux parents qui lui met des livres entre les mains, est incapable d’assumer la conséquence de l’appétit qu’il a ouvert en elle. L’enfant-fille établit mine de rien une conscience de genre qui traverse les classes car si la classe ouvrière empêche ses filles d’écrire car c’est une activité trop peut rentable, la classe bourgeoise fait la même chose car il est inconvenant pour une femme d’avoir des idées et de les coucher par écrit, le cas échéant à travers des histoires. 


Dans Enfance, c’est par la distorsion et l’entrave que la continuité de la lecture à l’écriture est mise en œuvre par l’écrivaine. On ne met pas un livre dans les mains d’une enfant impunément. C’est le frère, issu de la même génération donc, qui, par la lecture des poèmes de sa sœur à un ami, dessine une figure masculine positive en encourageant Tove sans se soucier de sa féminité. La lecture et l’écriture sont des échappatoires auxquels Ilaria n’a pas accès puisqu’elle a été retirée trop tôt de l’école. Elle sait écrire pourtant, et glisse dans le cou de son ourson les promesses qu’elle se fait à elle-même pour se donner la force de tenir une ligne de conduite à même d’amener le père à amender la sienne et s’intéresser vraiment à ce qu’elle est en train de vivre. De la perversité du père, de sa manière de se décharger sur sa fille de sa pulsion de mort, difficile de savoir comment l’enfant s’en remettra. L’histoire le tait, mais l’écriture, elle, dit autre chose. 




Tove Ditlevsen, Enfance. La trilogie de Copenhague 1, trad. du danois par Christine Berlioz et Laila Flink Thullesen, Ed. Globe, novembre 2023, 160 pages, 18 euros





Ilaria Zalapì, Ilaria ou la conquête de la désobéissance, Ed. Zoé, août 2024, 176 pages, 17 euros

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