
Un ancien président socialiste, marié à une actrice connue, en prise avec la justice… On pourrait se dire que l’on entre dans un roman à clefs satirique mais ce jeu de décryptage s’arrête vite. Ce n’est pas l’enjeu du roman. La tension narrative et l’écriture incisive nous offrent une lecture bien plus intéressante, plus universelle sur les rouages des rapports de pouvoir, de cette guerre par d’autres moyens. Karine Tuil nous propose un procès du réel mais aussi un questionnement sur sa représentation.
« Politiquement, il était en coma dépassé »
Que fait-on après avoir été Président de la République ? Après avoir été au centre de la vie d’un pays 24 heures sur 24 ? Pour Dan Lehman, qui vient d’être battu à sa réélection, la question est centrale et douloureuse. Il tente bien de trouver des stratégies pour rester un homme qu’on écoute. Il déclare ainsi sur son dictaphone que « l’écriture, on le sait, reste une voie de sortie honorable quand on a tout raté ». Sa biographie « intime et romancée » de Karl Marx lui permet, en effet, de rester médiatisé mais il rate un passage audiovisuel, ne se rattrape pas avec Léa Salamé dans la Matinale de France Inter et les ventes ne sont pas impressionnantes.
Même sa vie personnelle s’écroule. Il l’avait construite autour de son projet politique en divorçant de la mère de ses trois enfants pour épouser sa maîtresse du moment, Hilda Müller, une actrice allemande bankable, de vingt ans sa cadette, et à qui il fait un enfant à soixante ans. « L’addition de deux influences renforçait la visibilité médiatique », ils formaient « un couple de pouvoir », « un couple passionné » médiatique : « le grand amour faisait encore vendre ». Après la défaite de Dan Lehman, Hilda le quitte. Il en fait une interprétation amère sur son dictaphone : « Hilda a quitté l’appartement. Je ne ressens rien. J’ai l’habitude de ces revirement soudains. Quand on n’est plus au pouvoir, les opportunistes partent les premiers ». Cependant, un autre facteur explique cette rupture : Dan Lehman a sombré dans l’alcoolisme. Des passages dans une typographie différente mettent en lumière l’emprise de l’addiction. Il ne peut lutter seul et c’est un sujet tabou pour son entourage. Cette dépendance est au cœur de sa chute et du drame qu’il va vivre.
Un deuxième fil narratif se noue rapidement au premier : Marianne, l’ex-femme de Lehman est écrivaine. Son dernier roman a connu un succès retentissant. Mélanie, jeune actrice de films populaires, qui l’a adoré, le propose à Romain Nizan, un réalisateur « de film d’auteur, un peu branché ». Ce dernier s’approprie cette découverte, écarte Mélanie du projet, pour proposer le rôle principal à Hilda Müller : « dès la lecture, Nizan avait perçu le retentissement médiatique dont bénéficierait le film : le livre écrit par la première femme du président interprété au cinéma par la seconde, toutes deux issus d’un univers d’auteur, c’était gagnant sur tous les tableaux. » Le film est nommé au festival de Cannes où se jouera le drame.
Le titre du roman vient d’une citation de Michel Foucault que fait Dan Lehman, dans la Matinale de France Inter, quand il doit expliquer ce qu’est le pouvoir : « il a dit en paraphrasant Clausewtz : « la politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens ». Cette métaphore guerrière ne se limite pas au milieu politique.
« Le monde professionnel, c’était la guerre, tout le temps, partout, mais le cinéma, c’était vraiment moche. »
Cette mise en garde de la mère de Mélanie est confirmée par Romain Nizan qui explique à Léonie, la fille de Lehman, comment il conçoit son rôle de réalisateur : « un tournage est une machine de guerre, tu vois, et moi je suis un peu le général en chef. » Il envisage effectivement les relations qu’il doit avoir avec son équipe comme un rapport de force. Il malmène Marianne lors de l’écriture du scenario mais aussi tout le monde sur le plateau, et surtout les actrices. Il se croit tout permis parce qu’il pense qu’il est un grand réalisateur qui va bouleverser le cinéma. Il semble cependant davantage chercher le succès qu’apporter quelque chose d’important à son art. Ainsi il change la fin du roman et insiste sur des scènes particulièrement violentes et sexuelles pour choquer sans se soucier de ce que cela peut signifier même s’il affiche une posture féministe en veillant par exemple à s’inscrire le « test de Bechdel-Wallace ». Cependant, cette vigilance pour s’inscrire dans l’ère post Me Too n’est que de façade. Il n’hésite pas à proposer à Mélanie d’être la doublure corps pour les scènes de sexe : « au cinéma, il valait mieux filmer le corps d’une femme de trente-deux ans que celui d’une actrice de quarante-trois pour représenter une héroïne de cinquante-sept ».
Au-delà de ce réalisateur, la guerre qui se joue dans le milieu du septième art se cristallise lors du festival de Cannes : « vous arrivez dans un pays à part. Ici vous avez une valeur qui détermine les espaces dans lesquels votre corps est autorisé à évoluer. Il y a une géographie sociale. Respectez-la. » En haut de la pyramide, les acteurs qui représentent un « capital », en bas, tous ceux qui font vivre le cinéma mais qui restent dans l’ombre : « vos corps seront utilisés, exploités, manipulés. Sans vous, il n’y aurait rien ; pourtant personne ne vous remarque, vous êtes transparent. »
Cette violence sociale n’est pas propre au cinéma. Dan Lehman en fait les frais dans le milieu éditorial :
« Lehman détestait les éditeurs parisiens, ces commerçants qui se vantaient d’être de gauche mais baisaient les auteurs à coups d’à-valoir minables et de pourcentages dérisoires, qui exigeaient d’eux la moitié de leurs droits audio-visuels et les envoyaient sur les plateaux télévisés et les salons littéraires faire les putes sans autre dédommagement qu’un taxi prépayé aller-retour. »
Il dénonce également leur mépris de classe parce que son cursus n’est pas prestigieux :
« La morgue de cette caste, la condescendance avec laquelle les éditeurs s’adressaient à lui comme s’il était inculte, le rapport hypocrite qu’ils entretenaient avec l’argent lui donnaient envie d’agiter sous leur nez toutes les daubes qu’ils publiaient pour engranger ce fric qu’ils méprisaient. »
Cependant, lui-même en quête de reconnaissance, il joue aussi le jeu en guettant la liste des meilleures ventes. Il cherche par tous les moyens à rester dans la guerre. C’est ce que lui reproche Marianne quand le scandale éclate :
« Je me rendais à nouveau compte de la manière dont un homme politique pouvait tirer profit de chaque situation sociale à des fins personnelles. A travers son fil de discussion sur X, il espérait retrouver sa position d’acteur dans cette guerre qu’est le jeu politique, ce qui semblait être sa véritable motivation, plus que la colère qu’il prétendait ressentir envers Romain. »
Qu’ils appartiennent au milieu politique ou à celui du cinéma, il s’agit de « vivre dans le désir des autres, séduire, tout le temps, sans jamais être sûr du résultat – plaire est un métier », un métier qui les oblige à porter des masques, à surjouer, à entrer dans le rapport de force, à écraser les autres ou à être écrasé, comme, Mélanie qui, malgré la trahison de Nizan, accepte d’être la doublure corps, parce que « mère célibataire, sans emploi depuis six mois, elle avait besoin d’argent. »
Le roman ne met pas seulement en lumière ces mécanismes de la guerre par d’autres moyens, il s’interroge également sur le rôle de la fiction dans ce procès du réel à travers les chapitres de Marianne, l’ex-femme de Dan Lehman, qui est écrivaine.
« Je sentais bien que quelque chose se jouait, au niveau individuel et sociétal, qu’il fallait bousculer les stéréotypes, que seule la représentation pouvait, à terme, changer profondément les codes culturels, les préjugés, les réflexes, ça passait par nos attitudes, par les livres que j’écrivais. »
Après son divorce, Marianne Bassani rentre en Italie. Elle s’engage dans une association pour la protection et la réinsertion des femmes victimes de violence. Elle y rencontre une « ouvrière italienne » dont elle a voulu raconter l’ « émancipation par la voie de l’engagement politique. » Elle en fait un « texte hybride » qui, rattrapé par l’actualité d’une conseillère d’insertion pénitentiaire assassinée par son mari qu’elle venait de quitter, devient un gros succès. Elle accepte l’adaptation cinématographique. Ce roman est comme une mise en abyme de celui que nous lisons, tout aussi hybride par l’alternance des types de narration, qui fait entendre le journal de l’écrivaine et le roman qu’elle en fera. L’écrivaine se questionne, au cœur de son observation du réel, sur sa représentation et dévoile son conflit intérieur, entre l’écrivaine, la féministe et sa vie de femme.
L’échange qu’elle a avec sa fille, tombée sous le charme du réalisateur bien plus vieux qu’elle, illustre bien ce questionnement féministe. Pour Marianne, la formation des couples dans lesquels l’homme est bien plus âgé que la femme est liée à une domination sociale : « il fallait être dans un déni forgé par des siècles de domination masculine pour ne pas remarquer que, dans une société menacée par la précarité, nombre de ces filles […] échangeaient leur jeunesse contre une sécurité matérielle et/ou enfant ». Si elle concède que « l’admiration, la maturité ou la connexion intellectuelle pouvaient constituer des ressorts érotiques », elle ajoute que cela ne fonctionne que pour les femmes : « la plupart des hommes n’éprouvaient pas la moindre attraction sexuelle pour la maturité, la cérébralité, le pouvoir, quand ils étaient incarnés par une femme ». Léonie l’accuse d’avoir un « discours trop genré » et liberticide. Finalement, Marianne, tout en restant convaincue de ce biais économique, reconnaît que le sentiment amoureux est complexe : « le dilemme de ma vie, c’est que j’ai vraiment aimé ton père. C’est quelque chose dont on parle peu, cette sorte d’attachement amoureux viscéral à quelqu’un… Je l’aimais, c’est comme ça. »
Elle expose la complexité de ce qu’elle ressent, de ce qu’elle voudrait être, et de ce qu’elle projette dans ses romans : « il y avait désormais un contraste entre les personnages féminins de mes livres – des femmes puissantes, indépendantes – et celle que j’étais dans l’intimité, une écrivaine au mitan de sa vie, écrasée par le doute ». C’est la raison pour laquelle elle est dubitative sur le « test de Bechdel-Wallace » dont lui parle Nizan pour codifier la fiction : « je voyais bien l’objectif mais j’étais réservée face à ce nouveau conditionnement des esprits, il allait à l’encontre de ce que j’attendais d’une œuvre : une grande liberté, de la subversion, tout ce qui échappait à la norme sociale ». C’est ce qu’elle fait et ce que fait Karine Tuil, comme elle l’affirme dans un entretien accordé à L’Eclaireur Fnac : « j’aime l’idée que le roman devienne un espace de libération de la parole, dans lequel on révèle tout ce que l’on ne dit pas publiquement. Il y a un élan subversif dans l’acte d’écrire ». La subversion relève bien de cette analyse de ce qui se cache derrière les masques que l’on porte. La littérature est ainsi un contre-pouvoir non pour faire la guerre, comme le montre le désamorçage du roman à clefs, mais pour dévoiler et bouleverser les représentations, pour nous rendre plus conscients, plus vigilants pour lire le réel.

Karine Tuil, La guerre par d’autres moyens, Gallimard, mars 2025, 384 pages, 22 euros