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  • Photo du rédacteurAlexis Weinberg

Justine Augier : une certaine idée du droit (Personne morale)



Justine Augier (c) Mollat


« Personne morale » désigne en droit français un regroupement doté d’une personnalité juridique. C’est le titre retenu par Justine Augier, pour son récit d’enquête portant sur l’affaire Lafarge. Ce titre n’est pas choisi au hasard : il fait entendre, derrière la caractérisation juridique, l’exigence morale adressée aux grandes entreprises. Cette notion s’inscrit, en droit français, dans le contexte d’une extension du champ de la responsabilité pénale des personnes morales depuis 2004.

Le livre paraît à un moment important d’une procédure complexe, comportant plusieurs volets, qui commence en novembre 2016, pour des faits remontant principalement à 2013 et 2014. L’affaire a déjà eu un retentissement médiatique important ; c’est en effet une affaire emblématique, dans la mesure où elle marque la première fois qu'une entreprise est mise en examen pour complicité de crimes contre l'humanité. Récemment le Parquet national antiterroriste (PNAT) a demandé le renvoi de Lafarge et de neuf individus devant le tribunal correctionnel pour financement de groupes terroristes. Des développements judiciaires supplémentaires sont donc à prévoir. Dans un tel contexte médiatico-judiciaire, l’ouvrage peut être reçu comme un effort pour sensibiliser l’opinion publique et, partant, soutenir le travail considérable effectué par les avocats et juristes, afin que justice soit rendue aux victimes et que la multinationale assume ses responsabilités. Il doit ainsi être considéré comme un acte militant. C’est également une réussite d’un point de vue littéraire.

Il y a plusieurs livres dans Personne morale. Il propose d’abord un « cas » exemplaire de business ethics. A quel moment une entreprise, quelle que soit l’importance des investissements consentis et des pertes financières impliquées, doit-elle quitter un territoire pour ne pas se compromettre irrémédiablement, pour préserver la sécurité de ses salariés, pour ne pas avoir à financer plus ou moins directement des groupes terroristes (ni même prendre le risque d’être « rackettée », pour reprendre le point de vue d’un des anciens dirigeants, qui semble jouer sur la sémantique) ? L’ouvrage expose avec une admirable clarté l’ensemble des dimensions de l’affaire : juridiques, économiques, géopolitiques (la guerre en Syrie), parfaitement documentées. Le propos n’a toutefois rien d’abstrait ni de désincarné. Personne morale nous fait également vivre la geste héroïque de jeunes avocates et juristes passionnées, courageuses, ne reculant pas devant la somme considérable de travail et les difficultés induites par la stratégie dilatoire de Lafarge, entretenue par des bataillons d’avocats d’affaires disposant de moyens matériels considérables. Si Justine Augier pend clairement parti, les voix des autres protagonistes se font également entendre, dans une polyphonie qui restitue toute la complexité de cette affaire. Ces dimensions se répondent dans un texte d’une grande fluidité. L’ensemble est passionnant (et terrifiant) de bout en bout.

Le récit démarre en juillet 2016, au moment où une plainte contre le cimentier Lafarge, « fleuron du capitalisme français », est sur le point d’être déposée, avec constitution de partie civile, dans le contexte suivant : « […] pour que leur cimenterie syrienne Jalabiya continue de tourner malgré la guerre, les responsables de la multinationale et de sa filiale auraient financé des groupes armés, dont Daech, sans pouvoir ignorer les crimes commis par ces groupes et leur gravité. Ils auraient aussi mis en danger la vie de leurs salariés syriens, qui devaient chaque jour passer des heures sur les routes pour se rendre à l’usine et en revenir, franchissant des checkpoints à l’aller puis au retour, se faisant attaquer et kidnapper parfois, alors que les dirigeants avaient jugé la zone trop dangereuse pour que leurs salariés expatriés continuent d’y travailler. ».

L’auteure concentre d’abord son attention sur le travail de Marie-Laure Guislain, de Babaka Tracy Mputu et de Sara Brimbeuf ; d’autres sont ou seront également là pour les soutenir ou les relayer, notamment Marie Dosé, Claire Tixeire, Cannelle Lavite, toutes travaillant avec l’ONG Sherpa ou le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l'homme (ECCHR) – toutes des femmes, peut-on remarquer, tandis que les avocats de Lafarge sont très majoritairement masculins (une sociologie genrée du secteur juridique semble ici clairement se superposer à des valeurs d’engagement humain). Le rôle déclencheur joué par l’article de Dorothée Myriam Kellou du 9 juin 2016 est bien souligné.

Le récit se déploie sur deux lignes narratives. La première suit la cimenterie de Jalabiya, de la décision de l’investissement stratégique de Lafarge « au milieu de nulle part », jusqu’à son attaque par Daech en 2014 et son « évacuation » en catastrophe (en réalité, il semblerait qu’aucun réel plan n’ait été prévu, ou du moins qu’il n’ait pas fonctionné), en passant par le départ des salariés étrangers en 2012. La seconde traite des développements juridiques et judiciaires, étape par étape, en nous donnant accès tant à l’état d’esprit des protagonistes qu’aux enjeux juridiques et éthiques. Derrière les déclarations de principe et les discours corporate sur les règles de « compliance », la réalité des pratiques semble avoir fait peu de cas, c’est un euphémisme, des salariés locaux.

A mesure que la lecture progresse, on est frappé par l’écart croissant entre la situation qui se dégrade, la sécurité de plus en plus compromise, jusqu’aux crimes déjà médiatisés de Daesh dans la région, la peur des employés, les concessions de plus en plus graves qui doivent être faites aux groupes terroristes, et l’enfermement de la direction de Lafarge dans sa logique, qui consiste à maintenir l’activité de la cimenterie coûte que coûte, à protéger les actifs, la valeur de l’entreprise, dans un contexte de fusion à venir avec le cimentier suisse Holcin. Selon les acteurs concernés, on hésite entre cynisme, aveuglement et déni. Au-delà des individus, c’est un système qui est visé, où les impératifs économiques l’emportent sur toute autre considération ; où, dans des environnements géopolitiques difficiles, réalisme économique et zone grise servent trop souvent à justifier une transgression morale.

Au-delà du cas de Lafarge, exemplaire de la responsabilité des multinationales (où tout rôle des autorités nationales n’est peut-être pas à exclure), c’est une réflexion décisive à laquelle l’ouvrage nous initie, à un moment où la directive européenne sur le « devoir de vigilance » entend accroître la responsabilité des maisons-mères à l’égard des filiales et des sous-traitants. Une certaine pratique du droit s’esquisse, comme instrument non plus seulement au service de la norme en vigueur, mais d’une idée de la justice : comme outil susceptible de corriger un rapport de force trop souvent défavorable aux victimes anonymes.

Sans céder en rien sur la minutie impressionnante de l’enquête, Personne morale contribue, par les affects qu’il transmet, par les portraits sensibles qu’il dresse notamment de toutes ces femmes qui ont mis leurs compétences juridiques, leur énergie et leurs valeurs humaines au service d’un idéal de justice, à nourrir un imaginaire de solidarité active, non résignée, à l’égard des populations exposées aux excès du capitalisme mondialisé.





Justine Augier, Personne morale, Actes Sud, septembre 2024, 285 pages, 22 euros

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