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Photo du rédacteurLuis Teixeira

Julie Pagis : le consentement à l'autorité (Le Prophète rouge)


détail de couverture (c) La Découverte


La question du consentement à l'autorité dans les sociétés qui se disent « libres » ou « démocratiques » est à la mode dans les sciences sociales. Qu'on pense à la fortune médiatique d'un livre comme Libres d'obéir (Gallimard, 2020) dans lequel son auteur, l'historien du nazisme Johann Chapoutot, se proposait d'exhumer la généalogie totalitaire d'un management qui déploie de nos jours des trésors d'ingéniosité à produire partout du conformisme. Dans un autre registre, il y a quelques mois, Collatéral rendait compte de l'ouvrage que les sociologues Théo Boulakia et Nicolas Mariot ont consacré au confinement français du printemps 2020 comme « expérience d'obéissance de masse » (Anamosa, 2024). 


Dans son livre qui vient de paraître aux éditions de La Découverte, Le prophète rouge. Enquête sur la révolution, le charisme et la domination, la sociologue Julie Pagis propose d'aborder le consentement à l'autorité au prisme du concept wébérien de charisme. Une gageure, il faut bien le dire, tant ce concept a été usé jusqu'à la corde au point d'être parfois vidé de sa puissance heuristique. Et c'est précisément avec cette puissance que l'autrice entend renouer. Comment ? En faisant du charisme non pas le point d'arrivée de l'observation de la réalité sociale et de son interprétation sociologique, mais son point de départ. Que le pouvoir qu'a exercé ce Fernando sur un groupe de maoïstes français au point de s'affirmer comme leur « prophète rouge » ait été un pouvoir de nature charismatique, la chose est limpide et Pagis a raison de la poser telle quelle au commencement de son enquête : « Fernando ne possédait en effet aucun des capitaux fondés sur la tradition ou certifiés par l’État (titres, diplômes, etc.), sa légitimité reposant sur sa seule personne. De plus, la “communauté émotionnelle”, pour user d'une autre notion wébérienne, qui se créer autour de lui au début des années 1970 ne s'institutionnalisa jamais véritablement et ne survécut pas à son départ. Il s'agit donc bien d'un type de “charisme personnel” quasiment pur et qui s'étire sur près de dix années. » 

Comment ce « simple » ouvrier espagnol a-t-il pu fédérer toute une communauté militante en France (et même ailleurs, dans le Portugal de la transition démocratique) et comment a-t-il pu maintenir une autorité quasiment sans partage sur ses membres tout au long des années 1970 ? Autrement dit, comment le leader a-t-il fait pour entretenir, toute une décennie durant, son pouvoir charismatique ? Comment est-il parvenu à maintenir les membres du groupe – les « encharismés » comme les qualifie Pagis – sous la coupe de son charisme ? En problématisant dans ces termes, la sociologue évite le piège de l'essentialisme et brise, par là-même, le raisonnement tautologique dans lequel s'enferrent les analyses qui concluent sur le charisme au lieu d'en partir (1). 

Dans une perspective résolument interactionniste, Pagis propose d'observer le pouvoir charismatique comme une relation active entre la personne qui l'exerce et les personnes sur qui il est exercé. Encore faut-il être en mesure de pouvoir observer une telle relation. Le monde autour de nous fourmille peut-être (sans doute même) de ce type de relations, mais le fait est qu'elles se livrent très rarement à l'observation scientifique – sauf cas exceptionnels ou carrément spectaculaires. A brûle-pourpoint, on pense (encore) à l'exemple paradigmatique du nazisme. L'historien Ian Kershaw a plusieurs fois montré comment le charisme prêté par la propagande au Führer a été un ressort essentiel du fonctionnement bureaucratique du régime et de sa machine de mort. Dans un tout autre contexte, celui du consentement au confinement sanitaire du printemps 2020, Boulakia et Mariot ont travaillé sur un vaste corpus de 16 000 réponses. Le prophète rouge se distingue de ces prédécesseurs par la taille « humaine » du groupe (une douzaine de personnes) et surtout les sources aussi originales qu'exceptionnelles qui ont permis à son autrice de documenter la vie pour le moins énigmatique de Fernando et l'existence tumultueuse de sa petite communauté. 

Résumons l'enquête. Quelque part en région parisienne, à l'orée des années 1970, plusieurs couples d'hommes et de femmes, entrés dans l'âge adulte avec les « événements de Mai » 68, décident de faire communauté autour de Fernando. Sur la photo en noir et blanc qui sert de couverture au livre, l'homme apparaît au bout d'une longue table, fourchette en main, le regard voilé par de grosses lunettes. L'agitation qui se dégage des convives latéraux contraste étrangement avec le hiératisme du prophète. L'image tremble et nous fait hésiter entre une Cène christique et un repas chez les Sopranos. Elle dit, en tout cas, déjà quelque chose des rapports complexes qui vont rapidement s'établir au sein du groupe. 

Les six premiers chapitres du livre décrivent par le menu l'histoire de la communauté : de sa mise en place à sa déliquescence, en passant par les moments où le charisme du leader entre en crise. Dans l'optique d'une histoire symétrique qui ne veut pas verser dans le misérabilisme, Pagis aborde la phase cruciale de la formation du groupe comme la rencontre « providentielle » de propriétés – celles du futur chef – et de dispositions – celles des futurs encharismés. La sociologue montre finement comment ces jeunes gens, déjà très politisés à gauche, partagent le même diagnostic sur la situation politique et sociale et se retrouvent sur le constat d'un échec personnel, un sentiment d'impuissance à transformer le monde qui les entoure. L'irruption de Fernando change brusquement la donne. 

Du moment qu'on conçoit le pouvoir charismatique comme une co-construction, il n'est pas du tout évident de faire la part entre ce qui relèverait d'une stratégie consciente (pour ne pas dire prédatrice) de présentation de soi chez le futur leader et la projection (peut-être élaborée a posteriori) de l'impuissance dans une attente qui vous fait déjà croire disponible à être « pris » (comme dirait l'anthropologue Jeanne Favret-Saada que Pagis cite à plusieurs reprises). Dans tous les cas, Pagis montre bien que ce Fernando incorpore un ensemble de propriétés qui, tout en le distinguant de ses futurs adeptes, le rendent d'autant plus attirant. Il y a d'abord ses origines populaires qui, aux yeux d'encharismés issus pour certains de milieux bourgeois, le rendent légitime à disserter sur « le peuple » et à parler en son nom. Fernando est aussi plus âgé et plus expérimenté sur le plan politique : en plus d'avoir fait ses armes dans la lutte anti-franquiste (à ce qu'il prétend), l'homme se targue d'avoir vécu de l'intérieur la Révolution culturelle chinoise. Le bonhomme en impose également par sa maîtrise consommée de la « pensée Mao » et plus généralement par son aisance oratoire. Bien qu'espagnol, Fernando parle et écrit parfaitement le français. Ces qualités ont joué un rôle absolument fondamental dans l'installation du pouvoir charismatique. En effet, ce que parvient à montrer Pagis avec clarté tout au long des premiers chapitres, c'est la capacité qu'a eu ce « modeste » ouvrier espagnol à comprendre rapidement que ses propriétés répondaient précisément aux attentes de ces jeunes couples en errance militante et que cette errance les rendait disponibles à la réalisation de ses propres projets – pour peu que ces projets répondent à leur soif de révolution immédiate. 

La fin du livre – les deux derniers chapitres et la conclusion – est portée par la question éminemment cruciale de savoir comment Fernando, ouvrier de son état, a pu maintenir durant presque dix ans une autorité quasi totale sur un groupe de jeunes gens issue (pour la plupart) de la bourgeoisie éduquée. La question se pose d'autant plus lorsqu'on considère, comme le fait longuement Le prophète rouge, l'ingéniosité déployée par le leader pour reproduire sa domination, y compris et surtout quand il n'était pas parmi ses adeptes. Pagis souligne et analyse avec force détails l'usage manipulatoire de la « pensée Mao » quand elle vise à briser dans l’œuf toute résistance à coup de citations du petit livre rouge ou de slogans de la Révolution culturelle. Pagis montre également comment l'écrit a joué un rôle immense dans la perpétuation de la soumission : outre les écrits de nature autobiographique qui servaient de support matériel à l'auto-critique des adeptes fautifs aux yeux du chef, Fernando était parvenu à s'assurer un contrôle absolu sur l'expression des opinions en imposant la sténographie systématique et verbatim de toutes les réunions du groupe. Les nombreux cahiers noircis de ces procès-verbaux portent les traces au stylo rouge des relectures sourcilleuses du chef. Ces techniques de « gouvernement de soi et des autres » (pour parler comme Foucault, un autre auteur qui a compté dans la réflexion de Pagis) témoignent de la maîtrise d'un véritable savoir-faire qui rappelle – comment ne pas y penser ? – les régimes dit « totalitaires » et leurs polices politiques. C'est sans doute cette pensée, devenue hypothèse de recherche, qui a fini par orienter l'enquête vers les eaux troubles du renseignement. Avouons-le : le lecteur trouve un certain plaisir un brin voyeuriste à suivre la sociologue dans des fonds d'archives que peu de chercheurs, sans doute, ont eu l'occasion ou le droit de fréquenter (ce qui pose, au passage, de nombreuses questions sur la liberté de la recherche en régime démocratique...). Sans doute faut-il attribuer ce plaisir aussi à un art du récit qui parvient à captiver le lecteur de bout en bout. 

Car ce livre est en réalité double. Deux récits, deux régimes narratifs s'entremêlent habilement dans ce Prophète rouge : celui de l'enquête socio-historique proprement dite qui forme la trame de l'ouvrage et le récit d'objectivation, parfois plus fragmentaire mais néanmoins puissant, du journal d'enquête. Ce journal, Pagis le fait apparaître par petites touches, brèves mais lumineuses, qui nous introduisent dans les coulisses d'une recherche en train de se faire. A plusieurs reprises, en effet, l'autrice interrompt le récit de l'enquête pour laisser s'exprimer sous le signe d'un « je » réflexif les questionnements qui surgissent de ses sources ou de ses interactions avec les acteurs de l'histoire ou ses « alliés en recherche » (archivistes, journalistes, historiens, experts...). Le prophète rouge n'est donc pas seulement le récit définitif d'une recherche au sens le plus académique de ce terme. C'est même tout l'inverse : dans un souci constant d'objectivation, l'autrice donne à voir et à sentir au lecteur les doutes, les interrogations, les impasses, les enthousiasmes, les déceptions qui l'ont accompagnée. De ce point de vue, l'un des moments les plus intenses se situe dans la conclusion, quand, revenant sur ses origines familiales et son propre parcours politique, Pagis pousse l'exigence de réflexivité jusqu'à avouer qu'elle aurait sans doute suivi Fernando et son petit groupe : « Le fait d'avoir nourri une fascination ambiguë mais certaine pour le personnage, autrement dit d'avoir été, à mon tour, par-delà la mort et la distance temporelle, plus ou moins encharismée, est au fondement de cette enquête et de la profonde empathie que j'ai éprouvée pour celles et ceux qui l'avaient été avant moi. Comme dans le cas de la sorcellerie dans le Bocage normand étudiée par Jeanne Favret-Saada dans les années 1970, il fallait être “prise” pour pouvoir comprendre. »

Que l'autrice se rassure : l'aveu de fascination vaudra sans doute aussi pour de nombreux lecteurs du Prophète rouge





Julie Pagis, Le Prophète rouge : enquête sur la révolution, le charisme et la domination, La Découverte, août 2024, 352 pages, 21 euros


Notes

(1) Sur ces questions plus théoriques, on pourra consulter avec profit le dossier « Anatomie du charisme » paru en 2016 dans la revue Sensibilités (éd. Anamosa).

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