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Photo du rédacteurMarie-Odile André

Julia Deck : À la poursuite de ma mère (Ann d’Angleterre)




“Les catégories du réel et de la fiction ne sont pas si disjointes. Et c’est au croisement de ces axes que se tient LA VÉRITÉ.”

(Ann d’Angleterre, p. 247)



Au commencement, un accident.

Soit ce qui arrive sans prévenir. Ce que l’on peut longuement redouter mais que l’on ne peut en rien prévoir (ni le lieu, ni le moment, ni les circonstances). Quelque chose comme une catastrophe. Ce que Julia Deck condense en une formule : “C’est ici, c’est maintenant.” Sa mère vient de faire un AVC. Elle va sans doute mourir.

Dans son organisation d’ensemble, le livre procède directement de cet événement, faisant alterner régulièrement, chapitre après chapitre et presque jusqu’à la fin du volume, la chronique des mois d’hospitalisation qui s’ensuivent pour la malade et le récit chronologique de sa vie. Structure et projet semblent clairs : faire le choix, nouveau pour une écrivaine ayant toujours pris résolument le parti de la fiction, d’une dimension autobiographique; raconter, d’un côté, les moments où elle fait face à la mort redoutée de sa mère puis à sa difficile et fragile survie et, de l’autre, l’itinéraire de cette dernière durant les quelque quatre-vingt cinq ans de son existence.

Ce programme sera mené à son terme, même si, comme toujours chez Julia Deck, très vite les choses se complexifient, se décalent, se dédoublent, et ce, depuis le coeur même du texte et au fur et à mesure qu’il s’écrit. Car entre autobiographie et fiction, entre vérité et fabulation, entre faits, agencements et interprétations, l’autrice prend un malin plaisir à brouiller savamment les cartes.

  


Un voyage en absurdie

Angoisse, culpabilité, désarroi, attente, questions, absences de réponse, demandes trop souvent réitérées la plupart du temps en vain, toutes les affres et difficultés vécues au jour le jour par la narratrice pendant les quelque six mois d’hospitalisation de sa mère, sont présentes dans un récit auquel son rythme donne des allures de chronique tout en renforçant l’impression de piétinement temporel induit par le système. Mais colère, révolte et combativité sont présentes tout autant, qui confèrent au texte toute son énergie rageuse et toute sa puissance dévastatrice pour dénoncer ce qui, loin de tout pathos et de toute sentimentalité complaisante, se donne comme un véritable voyage en absurdie.

L’humour (humour noir ou humour british hérité de sa mère) est au service d’une satire virulente et vengeresse à la fois du système de prise en charge médicale dans lequel l’AVC enferme la patiente (donnée d’abord pour mourante, puis gravement diminuée et réduite à une passivité délétère) et sa fille avec elle (démultipliée, quant à elle, dans des démarches épuisantes et sans fin).

À l’absence de prise en charge médicale réelle et de soins effectifs, faute de structure vraiment adéquate et de personnel suffisant, répond le labyrinthe administratif du système avec la multiplication infernale des procédures et des paperasses, qu’il s’agisse des différents hôpitaux dans lesquels passe la malade ou de la recherche d’un établissement susceptible de l’accueillir ensuite. La logique est imparable : déshumanisation, infantilisation, culpabilisation.

L’enjeu est de comprendre le fonctionnement pervers d’un système qui tourne à vide sur lui même puisqu’il n’est que pure gestion (de dossiers, de courriers, de flux - ou l’art de faire tourner les lits) et où s’organisent des jeux de rôle où chacun doit apprendre à tenir sa place, y compris le malade ou ses proches qui, au départ, ignorent tout des règles mais doivent s’y initier pour éviter les mauvais choix et réussir à tirer un tant soit peu leur épingle du jeu.

Sans compter cette autre perversion fondamentale en quoi consiste l’usage qui est fait des mots et du langage. Il y a la logorrhée du discours médical, volontiers incompréhensible et dénué, en réalité, de vraies réponses. Il y a l’effondrement d’une langue minée de l’intérieur par son propre jargon administratif. Et il y a surtout un discours réduit à des “éléments de langage” qui ne servent qu’à une gestion hors sol des problèmes et sont les symptômes d’une société où les mots n’ont pas de sens et où le réel est totalement perdu de vue. La conclusion est sans appel : “Comme les plumes des parures amazoniennes, les éléments de langage revêtent ceux qui les possèdent du masque de la compétence et de l’autorité. Ils gouvernent par la feinte et la fascination, mais on aperçoit bientôt que la sécheresse continue de régner sur la terre.” Dans la continuité de ses deux livres précédents (Propriété privée et Monument national), se trouve ainsi interrogé l’état entier d’une société dans laquelle on semble supporter aisément d’avoir “des vieux dans des hôpitaux qui s’effondrent”.

L’écriture convoque avec une efficacité jouissive les  différents outils de la satire. Il y a les noms donnés aux hôpitaux (“La Charité-Arbitraire” et “Brico-Ouest” - les reconnaitra qui veut) et ceux dont héritent les médecins (par exemple, ce docteur Ficace, responsable du service et expert dans l’envoi de courriers et mails comminatoires). On trouve aussi quelques dialogues désopilants où explose l’absurdité des situations. Sans compter bien sûr les commentaires dévastateurs de la narratrice qui par son humour noir et son sens de la formule provocatrice fait voler violemment en éclat discours convenus, bons sentiments faciles et tout le politiquement  correct qui va avec.

 


Une histoire de ma mère

De son côté, le récit de la vie de sa mère peut apparaître à bon droit comme un  contrepoint à cette expérience de l’angoisse, de la négation et du non-sens : restituer l’itinéraire d’une vie; affirmer l’individualité inaliénable et l’énergie vitale de celle que le système a désormais réduit à n’être plus rien, “enfermée” qu’elle est “dans le puits où on l’a jetée”  du fait de la maladie et de la dépendance qu’elle a engendrée.

 Et, de fait, le récit reprend les codes  de l’écriture biographique en s’ouvrant sur la naissance  d’Ann “en 1937 à Billingham, à quatre cents kilomètres au nord-est de Londres”. L’écriture répond, elle aussi, aux exigences du genre : assertive, synthétique, elle propose pour commencer une caractérisation documentée de la situation familiale et sociale d’origine pendant l’entre-deux guerres et dans le nord industriel de l’Angleterre. De même, dessine-t-elle avec vigueur, de par le rythme rapide du récit, la dynamique qui conduit, au travers de l’école, à l'émancipation progressive de la jeune femme, avec ses études à l’Université, son départ pour la France et sa vie à Rome puis à Paris où elle s’installe, travaille et se marie. Le texte avance à  grandes enjambées, agençant le plus souvent de brefs moments et  de courtes scènes à partir de photos ou de documents retrouvés,  de ses propres  souvenirs mais aussi des récits que lui a faits sa mère.  Souvenirs de souvenirs, récits de récits où la subjectivité, et parfois  l’inconscient, affleurent de manière toujours plus insistante.

L’un des moments les plus significatifs sur ce point correspond (juste après le milieu du livre)  à la naissance de “ Julia”, puisque c’est ainsi que la narratrice se désigne elle-même, utilisant délibérément la troisième personne pour parler d’elle dans la série de chapitres consacrés au récit de la vie de sa mère. Se renforcent dès lors toutes sortes de biais subjectifs qui orientent la narration vers des configurations qui, faisant sourdre tensions et obsessions, transforment, d’une certaine manière, la biographie de la mère en une autobiographie de la fille où la relation mère-fille tend à occuper une place centrale avec, y compris, la part fantasmatique qui s’attache, pour la narratrice, à la figure maternelle. Ainsi, assène-t-elle par exemple cette affirmation sans appel : “Ann et Julia  sont étrangères par définition. La langue qui est naturelle à l’une est étrangère à l’autre.”, qui installe la figure maternelle comme étrangère en raison de ses origines anglaises (d’où aussi le titre du livre) mais à cause aussi de ce que sa fille ressent en elle de flottant et d’insaisissable (“si vague”, écrit la narratrice, “depuis quarante-sept que je la connais”). D’ailleurs, à en croire la suite du récit, seuls  les livres sont  véritablement source de profonde complicité, dans une relation le plus souvent présentée comme difficile, fusionnelle et conflictuelle à la fois, faite de dissemblances voire d’oppositions, d’incompréhension réciproque, d’un manque d’empathie supposé de la mère  où s’alimentent les reproches réitérés de la fille  vis-à-vis d’une mère qu’elle voudrait toute puissante et à jamais protectrice.

D’une manière un peu similaire, les évocations de la famille anglaise d’Ann (sa sœur Betty, ses nièces Kate et Alice) tendent à se structurer selon tout un ensemble de configurations binaires,  parfois figées parfois réversibles, qui ne cessent de générer des jeux d’oppositions à travers lesquels trouve à se raconter son histoire : le duo des deux sœurs, Betty et Ann, est présenté dès le départ à travers leur opposition de caractère et de destin (négatif pour la première, positif pour la seconde); les filles de Betty, Kate et Alice, semblent, d’un côté, si inséparables qu’on ne peut les saisir qu’ensemble en tant que “Kate-et-Alice” mais ne cessent, de l’autre, de s’opposer elles aussi au sein de la configuration familiale; quant à Julia elle-même, elle est présentée volontiers comme l’inverse d’Alice, dans une  comparaison qui s’effectue,, aux yeux de sa mère et  si l’on en croit la narratrice, à  son régulier détriment.

Bref, il apparait assez rapidement que le récit qui est fait de l’histoire de sa mère et, plus largement, de sa famille anglaise est structuré en profondeur par un imaginaire qui construit  comme il l’entend ses propres configurations et ses propres interprétations.

 

Mais c’est aussi que le texte laisse très vite entendre qu’il y aurait un secret à révéler, une enquête à mener et une “VÉRITÉ “ à poursuivre.  La narratrice fait allusion, en effet, dès le deuxième chapitre du livre, à une phrase qui a surgi dans son esprit comme une révélation soudaine. Une phrase dont la teneur exacte ne sera révélée que dans l’antépénultième chapitre et qui, faisant soudain entendre autrement un énoncé ancien et familier, recompose entièrement, en la retournant comme un gant, l’histoire de sa mère.

Et, avec elle, le récit lui-même qui, d’une certaine manière, se dédouble en thriller ou en roman d’enquête, pour mieux faire tenir ensemble les matériaux qu’il convoque. Les morceaux se recomposent, les pièces du puzzle trouvent leur place au sein de ce qui s’élabore en intrigue du fait même de la logique téléologique propre au roman. Par là, tout devient aussi signal et indice, d’autant plus présents dans le récit qu’ils y ont été en réalité volontairement semés, comme dans la meilleure des intrigues policières. C’est le cas, en particulier, des livres, dont on a dit l’importance pour la mère et la fille : tous ceux qu’elles lisent et partagent mais aussi ceux qu’a écrits la narratrice fonctionnent comme autant de signes potentiels, interprétables à l’envi (jusqu'à être investis d’une valeur prémonitoire) et autant de jalons vers la révélation finale de cette  vérité majuscule qu’il importerait de dévoiler.

A cela près que le texte opère encore in fine  une nouvelle torsion : l’hypothèse au point de départ de l’enquête est peut-être fausse, les preuves en tout cas s’avèrent insuffisantes  et intacte la possibilité de la tenir finalement pour une fiction.  Rien n’est donc tranché à la fin du livre, sans qu’il faille vraiment s’en étonner dans la mesure où, comme le souligne elle-même Julia Deck, “ [s]es livres se terminent toujours de manière incertaine”. Le récit est un vrai-faux thriller et “LA VÉRITÉ”, telle au moins qu’on l’entend d’ordinaire, radicalement  remise en question. Ce n’est pas elle, en effet, qui est au bout du travail d’écriture, pas plus que ces réponses qui “ne servent à rien” et qui ne sont qu’“artifice” et “mort”. Plutôt que la vérité, la narratrice affirme chercher la “résolution”, “le point où la vague retombe pour donner naissance à une autre” et qui répond à une tout autre logique.

L’ultime chapitre, une fois la boucle narrative bouclée et sa mère enfin installée dans un lieu d’accueil digne de ce nom, suggère un indice de ce cette résolution pourrait être à travers ce qui apparaît comme une forme d’apaisement. Il a fallu tout le long parcours en quoi consiste le  livre lui-même, un livre qui se fait tout à la fois enquête à suspens, lieu d’expression d’une “vieille rage” fantasmatique, exercice d’admiration et de réparation et, finalement, moyen de se rapprocher, au plus près qu’il est jamais possible de le faire, de sa mère réelle.





Julia Deck, Ann d’Angleterre, Le Seuil, août 2024, 256 pages, 20 euros



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