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Photo du rédacteurChristiane Chaulet Achour

Johan Faerber : Militer, verbe sale de l'époque






En cette rentrée de septembre, Johan  Faerber fait paraître aux éditions Autrement un essai dont la matière correspond bien au titre de la collection « Haut et fort », MILITER, verbe sale de l’époque. Il y propose un décryptage sans concession d’usages de mots détournés de leur sens premier et, en particulier, le verbe « militer ». Comme tout essai roboratif – et ce n’est pas si fréquent –, on suit les démonstrations avec appétit et, au fur et à mesure, on a envie de mettre son grain de sel, tant les propos tenus éveillent d’autres illustrations qui viennent non pas contredire le propos mais le renforcer. A lire sans tarder !



Pour sa mise en écriture, l’essayiste préfère, à la classique introduction, le « prologue » qui s’appuie sur des événements antérieurs au déroulé de son argumentation, sorte de rappels qui lancent la suite et qui, peut-être, ont été à l’origine de l’envie d’écrire cet ouvrage. Son titre joue sur les lettres du verbe militer et leur proxilité avec 3 autres verbes qui annoncent la couleur : mutiler, limiter, militariser.


Première scène, premier événement : la répression brutale et violente des militants écologistes à Sainte-Soline : « Ce 25 mars 2023, au cœur des Deux-Sèvres, 30.000 militants écologistes convergent à l’appel du collectif  "Bassines non merci", du syndicat Confédération paysanne et du collectif écologiste Les Soulèvements de la Terre ».

L’événement est analysé avec ses faits, ses actes et ses dégâts : il devient exemplaire de la répression et de la manière dont la manifestation pacifiste a été présentée. En effet, les reportages ont fait en sorte que désormais, on considère « le militant comme un non-citoyen dans la mesure où il s’agit de le mutiler de sa citoyenneté même ». Stigmatiser, criminaliser en parlant d’"écoterrorisme" : la mise sur le marché linguistique de ce néologisme « sert surtout à terroriser : la logique de la peur et de la salissure doit marquer au fer rouge les militants ».


Deuxième scène, deuxième événement : le 27 mai 2023, cérémonie de clôture du Festival de Cannes. La Palme d’or est attribuée à Justine Triet : son discours de remerciement ronronne tout d’abord dans les figures obligées de l’exercice puis, sur sa fin, réveille l’assistance lorsqu’il rappelle « la protestation historique » sur la réforme des retraites, niée et réprimée. Choc et conséquences : Justine Triet attire réprobation de ses pairs et absence de félicitations au plus haut niveau. Cette fois, on ne va pas tirer sur la cinéaste à coups de Flash Ball ni la qualifier de « ciné-terroriste ». C’est une « guerre mondaine » qui se met en place pour « disqualifier » ses « propos militants » dans un lieu où ils n’avaient pas leur place.


« De Sainte-Soline à Cannes, militer devient ainsi le verbe noir de l’époque : le verbe honni, celui qui entraîne désapprobation, coups et blessures, moqueries et rejets ». Ainsi, ce prologue annonce l’ambition de l’ouvrage : « une modeste esquisse d’introduction à une vie non fasciste », en montrant comment la société  a disqualifié et stigmatisé le militant et comment résister à cette disqualification.


Dans le chapitre 1, « La société des engagés », Johan Faerber (JF) propose une étude linguistico-rhétorique – ce sera sa méthode tout au long de l’ouvrage –, de deux mots intimement associés historiquement et renvoyés dos à dos pour les besoins d’une domination : militer et s’engager, depuis surtout les années 90. Le premier va être diabolisé et le second, isolé et vidé de sa signification, valorisé. En effet, « du débat public jusqu’au caddie de supermarché s’est déployée une véritable culture de l’engagement ».


JF donne des exemples savoureux et nombreux de cette nouvelle signification du verbe s’engager ou être engagé. On nous fait croire, dans les discours d’accompagnement, que ces « engagements » sont la manifestation d’une « citoyenneté active » dans notre société d’aujourd’hui où l’individu est incité à produire un geste pour le bien de tous – ou ce qu’on lui désigne ainsi – : en réalité on assure une promotion de l’individu au détriment du collectif compris comme union de plusieurs pour une lutte à mener pour plus de justice et d’équité.


Progressivement, « l’engagement se dessine désormais dans nos années 20, à la manière d’une contre-histoire du militantisme qu’il s’agisse de ses valeurs fondatrices ou de sa culture de lutte ». JF remonte alors dans l’histoire du militantisme en y distinguant « trois figures majeures du militant » en trois périodes : de son émergence au XIXes. à 1945 : l’âge des militants ; de 1945 vers 1970 : l’âge du militantisme ; de 1970 à aujourd’hui : l’âge du postmilitantisme.


Pour la première période, il choisit comme illustrations deux figures : celle du prêtre-ouvrier et celle du communiste. Analyse très intéressante s’appuyant sur de nombreuses références. Pour notre part, on ferait dépasser ces figures au-delà de 1945, si l’on pense aux luttes anticoloniales – pour l’Indochine, pour l’Algérie et ailleurs aussi – où ces deux types de militants ont été actifs par les luttes majeures qu’ils ont menées. On pourrait développer cet exemple d’un engagement militant qui se fait au nom de valeurs que développe JF : le partage, la fraternité, la salissure. Cette dernière valeur signifiant le fait d’accepter de plonger dans la misère et la malvie d’un mode d’exister professionnel ou sociologique. Ces valeurs nous semblent s’appliquer aussi au militant communiste.


La seconde période, celle du militantisme, s’ouvrirait après la seconde Guerre mondiale. A juste titre, JF donne comme illustration le texte majeur de J-P. Sartre, « Qu’est-ce que la littérature ? » en 1947. L’écrivain ne peut échapper à l’engagement, autre terme du militantisme, « c’est la situation du monde qui le commande ». Il doit dévoiler, inciter, dévoyer : cette action qui mettrait en avant l’engagement politique au détriment de la « vraie » création a été, on le sait, fortement critiquée. On peut apporter trois autres pièces à ce débat biaisé, pour enrichir encore la démonstration : en 1948, la très belle préface que Sartre donne à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de L-S. Senghor, « Orphée Noir » ; concernant l’étude des grands romans engagés qui ont su articuler l’engagement avec la créativité, l’étude de Susan Suleiman, Le roman à thèse ou l’autorité fictive (1983, réédité en 2018). Enfin, de façon générale, toutes les littératures de langue française en colonies et dans les ex-colonies. Cette référence, occultée dans le champ critique dominant, montre qu’en usant de l’expression linguistique du français, les écrivains ont écrit contre les représentations dominantes faites de leurs sociétés et de leurs cultures : ici aussi un ouvrage pionnier en 1975 peut être consulté à nouveau : Les contre-littératures de Bernard Mouralis. Ces différentes références s’inscrivent en faux par rapport à l’action de "dévoyer" : « en militant par la voix de l’œuvre engagée, l’écrivain procéderait au dévoiement de son art » puisqu’elles montrent la conjonction et non l’opposition entre littérature et politique.

Les illustrations choisies par JF sont consacrées à l’œuvre de Monique Witig et, plus récemment, aux propositions de Nathalie Quintane qui dénonce l’engagement qui se ferait, pour l’écrivain, « au péril de l’exercice de son art ».


Sans doute, dans les sociétés plus nanties s’impose la troisième période : celle du postmilitantisme : « Car, écrit JF, au tournant des années 1990, un véritable divorce sémantique s’opère avec violence et défi entre "militantisme" et "engagement", afin, pas à pas, de fabriquer le militantisme comme l’épouvantail médiatique, le repoussoir moral et l’horreur politique absolue de toute personne qui souhaiterait s’engager ». Ainsi « militer » devient un épouvantail : le verbe se pare de tous les attributs de la saleté et de la salissure alors que « s’engager » devient l’excellence de la propreté. On rejoint ici les exemples développés en ouverture de ce chapitre et les coups de canif nombreux donnés par les écrivains contemporains contre la bête noire : la littérature engagée. On ne doit plus dire qu’on milite : on doit dire qu’on s’engage au service de, comme les dames patronnesses qui font la charité (Salut Brel !). La société regarde avec bienveillance l’engagé et lui-même aime à apprécier sa bienveillance. L’exemple des Restos du cœur est analysé… « N’est pas Pierre Goldmann qui veut – on se contente juste de chantonner avec Jean-Jacques ».


Le chapitre 2 gravit un échelon supplémentaire dont le titre est l’annonce, « La fabrique des radicalisés ». L’excommunication du militant et du militantisme démontrée avec tous les arguments du chapitre précédent trouve son stade actuel le plus répandu : le militant est le diable alors que celui qui s’engage est célébré comme le « bon » citoyen : « La société des engagés se voit condamnée à devenir une société de l’hypersensibilité, une manière de surréaction continue par laquelle la sensibilité, en tant que discours, s’installe au centre de tout ».

La lutte des classes disparaît au profit d’une réaction individuelle à tout et n’importe quoi. En face, le militant est donné en pâture comme quelqu’un qui est en voie de radicalisation ou déjà radicalisé. On fabrique du barbare « à partir de trois figures : l’étranger, le criminel, le terroriste »


« En premier lieu : le barbare. La figure du militant comme intime barbarie de la démocratie hante le débat public tant tout acte militant est renvoyé à une menace sourde ou flagrante contre la citoyenneté conçue, à l’instar des Romains, comme imperium. Le militant incarne là à la fois, au cœur de la société, l’étranger dont on sait que la France néocoloniale, c’est-à-dire viscéralement frontiste, l’a en horreur et l’allophone, c’est-à-dire l’individu dont la langue maternelle est étrangère à celle de la communauté où il évolue – figure dont on sait également combien elle fait l’objet de nombreux rejets ».


Ces propositions sont suivies d’exemples pour les illustrer : ici JF fait appel à l’écriture inclusive et ensuite à la perception qui a été transmise des Gilets jaunes. On pourrait aussi analyser les commentaires qui ont accompagné l’éventualité de l’intervention de la chanteuse Aya Nakamura pour les JO.


« Enfin, ultime mythologie politique et sociale active de cette fable noire du militant : le communard, « défendant l’idée d’exercer directement le pouvoir sans passer par le truchement d’élus. La Commune – et sa répression – comme scène primitive indépassable des Républiques en France ». On peut penser à la mise en lisière dans la transmission de la trilogie de Jules Vallès : dans le meilleur des cas, L’Enfant enseigné, L’Insurgé oublié. Ou encore l’effacement total du travail de Louise Michel en Nouvelle Calédonie recueillant malgré les conditions du bagne les Légendes et chansons de gestes canaques, (Nouméa, 1875) qu’il ne serait pas inutile de lire ces temps-ci !


De figure en figure, se constitue « l’effet-personnage (d’un) militant issu de cette construction médiatico-mythologique (qui) a un caractère délibérément nocif. (…) Dans l’imaginaire collectif, toutes ces figures sont socialement sales et renvoient aux images les plus effrayantes de la foule ». Ainsi se crée la chaîne des représentations stigmatisantes : le militant > « l’ennemi intérieur » > le terroriste > le radicalisé.


Le chapitre 3 veut interroger le rôle de la littérature : « La littérature, puissance anti-militante ». On pourrait penser que la littérature comme espace de possible et d’invention serait le refuge du militant. Les gardiens de l’engagement nouvellement outillé et s’opposant au militantisme veillent au grain. Si « militer, c’est refuser "l’amnésie sociale" », il faut déclencher une guerre sourde contre les militants pour neutraliser leur action dans ce domaine. On suscite alors polémique après polémique :


« Si bien qu’une polémique en chasse l’autre dans un mouvement perpétuel où le mot "résilience" fournit le confort là encore commode, là aussi pleinement hypocrite ». Résilience devient le substitut de résignation, mot trop brutal et négatif pour être énoncé frontalement. Il faut donc développer une machine à aseptiser les effets dangereux de la littérature. Celle-ci est utilisée d’une part comme « pourvoyeuse de concepts » et d’autre part et surtout, comme « pourvoyeuse d’affects » : « une puissance uniquement pathétique (…) Le pathos tient lieu d’ethos ».


Plutôt que le verbe « militer », la littérature doit « fabuler », « nuancer », « larmoyer ». Ce sont dans ces pages très éclairantes qu’il faut reprendre dans son entiéreté, que JF fait un sort au « wokisme » « ou encore ce que les pages "débats" de certains médias désignent toutes avec force guillemets de dédain et moue réprobatrice : les "wokes". C’est une fiction politique d’extrême droite dont l’objet est la disqualification de l’adversaire ». JF en suit l’émergence et l’histoire :


« Davantage sans doute qu’un simple Golem, l’usage du mot "woke" concourt à construire une panique collective à l’aide de trois peurs bien françaises, c’est-à-dire trois rejets coloniaux très puissants : l’anti-intellectualisme aperçu plus haut qui culmine dans une haine de la pensée émancipatrice ; l’antiaméricanisme pour tout ce qui viendrait de cette nébuleuse que seraient "les campus américains" alors que les études de genre et de race se nourrissent essentiellement de French Theory ; la xénophobie viscérale que le mot "woke" incarne ».


JF donne de nombreux exemples et également des références pour compléter nos propres lectures, signalant que les « ennemis » les plus surveillés par les "anti-wokes" sont : l’islam, les assignations de genre, Pierre Bourdieu et d’autres épouvantails encore ! Il fait aussi un sort mérité aux positions de Nathalie Heinich. 


Le mot d’ordre est la nuance et le verbe nuancer est l’aune à laquelle se mesurent les auteurs à inclure au panthéon. Une citation de Raphaël Enthoven dans Philosophie Magazine de décembre 2020 est particulièrement savoureuse pour la spécialiste controversée de Camus que je suis : « Prenons l’exemple des caricatures du prophète. Où se trouve l’enseignement de la nuance en la matière ? Dans la distinction entre le blasphème et l’offense, entre la critique et la détestation. Ce sont ces nuances dont parle Camus, celles qui permettent le débat. En revanche, elles n’ont rien à voir avec la volonté de se tenir en surplomb. Relativiser pour ne provoquer personne… »


JF termine ce chapitre par une analyse comparative de romans sentimentaux : Connemara de Nicolas Mathieu et Cora dans la spirale de Vincent Message : « Chacun de ces deux romans possède la commune particularité d’affirmer s’attaquer à une question sociale, en débattre, la mettre en scène pour s’engager mais, au moment même où dans le récit les différents acteurs pourraient solliciter le recours au militantisme comme solution à une vie confisquée, le militantisme s’efface devant la nécessité du sentimentalisme comme échappatoire politique et sociale ».


Le chapitre 4, « Sortir du deuil gelé de l’histoire » et l’épilogue, les cinquante dernières pages, proposent des pistes à suivre pour contrer ce mouvement d’effacement et de rejet. Il faudrait « retrouver la possibilité inouïe de discuter ». Pour cela,  « militer » doit être un verbe résolument transitif : il doit être ouverture véritable, invention de nouveaux récits audibles, être un verbe « pour » et « avec ». En somme, « militer est une forme-de-vie » : « La criminalisation des militants, l’acharnement médiatique à les inculper en permanence ou encore le soin apporté aux stratégies de dénigrement tous azimuts dévoilent combien, à la vérité, ils  maintiennent l’histoire dans un deuil gelé, à savoir dans la sidération de ce qui ne doit plus bouger, dans l’immuable d’un ordre économique, social et politique ».

Pour retrouver du vivant, un « programme » énoncé ici aussi comme précédemment par trois verbes : « décoloniser, désarmer et démissionner ».

Il est nécessaire de retrouver la vigueur lexicale en remettant en cause l’usage des mots « fétichisés » qui bloquent le renouvellement : « il faut des mots nouveaux pour une vieille langue ». Inventer des néologismes : « une réappropriation du langage qui se donne comme la condition première et indépassable de tout militantisme » [C’est ici où les écrivains bi ou multilingues apportent une contribution décisive… « réveiller la belle au bois dormant qu’est la langue »… écrivait Elsa Triolet dans son passage du russe au français].


Désarmer « pour arrêter la machine », le rouleau compresseur du bien dire/bien penser. Démissionner en osant manifester son désaccord : « des indocilités flagrantes, qui ont pour tâche de réapprendre la décision : renoncer à la résignation ». Ainsi d’Adèle Haenel sortant d’un spectacle (les César 2020) où Roman Polanski est honoré, les récits de Vanessa Springora et de Neige Sinno : « Le but est de créer le lieu, par la littérature, d’une réflexion éthique sur nos pratiques, sur notre appréhension du vivant et sur nos capacités à disposer de nous-mêmes pour affronter le monde lui-même ».

Remettre à l’honneur le verbe « militer » une fois dépoussiéré de tout ce qu’on lui a fait subir.


Sans offrir dans ce compte-rendu toute la richesse de cet essai, je souhaite avoir montré combien il était utile de l’intégrer à nos lectures et de l’enrichir de nos propres expériences. C’est bien sa qualité majeure aussi de nous tenir en éveil et de nous obliger à regarder notre environnement, nos lectures et films, les émissions radiodiffusées ou télévisées avec un œil et une oreille attentifs pour ne rien rater de la « stigmatisation sociale et politique », la détecter et la contrer.






Johan Faerber, MILITER Verbe sale de l’époque, Editions Autrement, coll « Haut et fort », 2024, 259 p., 20 €


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