Agrégée de Lettres Modernes, titulaire d'un doctorat de l'Université Paris-Sorbonne (2012) et d'un Ph.D. de l'Université de Stanford (2013), Jennifer Tamas est professeure associée de littérature française de l’Ancien Régime à l'Université Rutgers de New Jersey, spécialiste du XVIIe siècle. Elle est l’autrice de Le Silence trahi. Racine et la déclaration tragique (Droz, 2018) et de Au non des femmes. Libérer nos classiques du regard masculin (Seuil, 2023) qui vient de sortir en poche. A la veille de la parution de son nouvel essai Faut-il en finir avec les contes de fées ?, Collateral ne pouvait pas ne pas interroger cette grande voix de la critique contemporaine qui nous convie très justement à relire nos classiques à l’ère #MeToo.
Quel rôle la théorie littéraire a-t-elle joué et joue-t-elle encore dans votre approche du domaine de vos recherches et quelle utilisation vous en avez faites ?
La théorie littéraire a été déterminante dans ma formation intellectuelle : en classe prépa à LLG, puis à la Sorbonne et à Stanford quand je rédigeais mes thèses de doctorat, distinctes et complémentaires. Il était entendu qu’avant de pouvoir produire une pensée propre, il fallait « avaler » beaucoup de théorie critique et je me souviens qu’on nous donnait des listes entières de livres à absorber, méditer, citer : Auerbach, Barthes, Bourdieu, Deleuze, Derrida, Foucault, Freud, Genette, Jauss, Levi-Strauss, Lukács, Rousset, Said, Saussure, Sartre, Steiner, etc.
Vous voyez que dans tous ces noms, il n’y a aucune femme. Je n’ai pas été formée aux théories des « gender/queer studies » que j’ai découvertes bien plus tard et qui jouent un rôle dans ma pensée aujourd’hui. Et c’était un paradoxe pour moi : dans les études littéraires nous étions majoritairement des femmes ; plus nous gravissions les échelons et plus nos professeurs étaient des hommes et nous passions notre vie à lire des livres d’hommes et à nous pencher sur des théories fondées par des hommes. C’était d’ailleurs toujours un extrait de leur pensée qui définissait le sujet de dissertation sur lequel nous devions réfléchir pendant des heures pour les examens comme pour les concours. Ce n’est pas un problème en soi, mais c’est tout de même gênant pour un domaine qui mime au plus près les expériences de vie et dans lequel manque « toute une moitié du monde », comme le dirait Alice Zeniter.
Ce cadre intellectuel m’a beaucoup nourrie : j’ai beaucoup appris, mais j’ai compris qu’il fallait se méfier aussi des théories qui permettent de généraliser, voire de simplifier les textes. À ce titre, j’essaie aujourd’hui de m’inscrire dans un cadre théorique, mais je suis toujours beaucoup plus à l’aise quand je m’en tiens à la chair du texte, c’est-à-dire à la lexicologie, à la syntaxe, au style au sein d’une construction littéraire, d’un moment historique, d’un mouvement, etc. Je crois que le dialogue qui se noue à partir de la particularité des textes et la hauteur de point de vue que suppose une théorie est très fructueux car il permet de faire surgir la différence, les lignes de faille, la résistance des textes à tout emprisonnement. En réalité, j’aime converser au sein de cadres théoriques, mais je refuse de céder à l’idéologie. Je crois qu’on peut écrire de manière engagée sans prétendre endoctriner qui que ce soit. Et dans mon enseignement, je ne cherche pas à « faire école » mais à susciter l’intérêt, à produire de l’inconfort et à questionner nos ambivalences.
« […] admettre l’importance de la théorie c’est s’engager sur le long terme et accepter de demeurer dans une situation où l’on ignore toujours quelque chose » écrit Jonathan Culler : vous inscrivez-vous dans cette expérience du théorique ?
Pour moi, ce n’est pas propre à la théorie mais à la littérature. Contrairement aux mathématiques, elle n’est pas une science exacte et elle est le produit d’un.e auteur/autrice mais aussi d’un lectorat. On peut enquêter sur la façon dont un texte est créé en amont (c’est l’approche dite philologique qui peut reposer sur la génétique) et sur la façon dont il est reçu (grâce aux apports de la théorie de la réception), mais on ne peut pas savoir comment le texte va être perçu ensuite et s’il va continuer ou non de nous parler. En tant que spécialiste de littérature classique, je me pose toujours la question de savoir si je dois recourir à une forme « d’anachronisme contrôlé », tel qu’il fut défini par Nicole Loraux, et s’il faut actualiser les textes. En tout cas, je suis persuadée que ce que nous vivons au présent (les guerres, les révolutions, la quête de justice, les revendications comme MeToo, BlackLivesMatter, etc.) a un effet sur la façon dont nous percevons et enseignons les textes du passé. En ce sens, nous sommes d’éternel.les ignorant.e.s. A chaque fois que je relis un texte, je découvre de nouveaux sens et je me rends compte à quel point j’étais passée à côté d’éléments importants. C’est un travail infini, que facilitent ou obscurcissent parfois, les théories littéraires, mais c’est infiniment réjouissant !
Quelle théorie pour quelle voix critique ? Autrement dit : chacun.e sa théorie afin de produire un discours théorique situé et offrir de la visibilité à des voix minorées ? Je pense à la théorie féministe, queer ou encore post-coloniale et décoloniale.
Évidemment que l’apport des « voix minorées » est essentiel, même s’il n’est pas nouveau. C’est seulement aujourd’hui que nous découvrons et lisons en France des textes de bell hooks, Audre Lorde ou W. E. B. du Bois qui ont été publiés depuis un certain temps. Mais cela montre justement que ces théories deviennent « visibles » une fois qu’elles circulent et produisent la discussion.
Néanmoins, je suis convaincue qu’aucune théorie, si stimulante soit-elle, n’épuise le sens d’un texte. Et c’est la beauté et la richesse de la littérature que d’être capable de toujours déborder un cadre théorique et de montrer qu’il ne se résume pas à un « code », une « herméneutique » qui pourrait nous révéler le sens absolu d’une œuvre. Je crois beaucoup au caractère vivant de la littérature : elle vit à travers nous et nous la relisons différemment en fonction des épreuves que nous traversons et du savoir que nous acquérons.
La théorie a-t-elle besoin d’un environnement institutionnel pour exister ou peut-elle en dehors des espaces adoubés ? Doit-elle produire un discours « conforme » aux normes universitaires ou doit-elle, comme lors de sa grande effervescence des années 1960-1970, revenir à des voix multiples afin qu’un véritable renouveau puisse avoir lieu ? Je pense par exemple à la création de la Revue Internationale par Maurice Blanchot accompagné de Dionys Mascolo, Elio Vittorini et Maurice Nadeau, où écrivains, traducteurs, critiques, éditeurs, philosophes étaient conviés à une réflexion commune autour de la littérature et son impact sur la société ?
Je crois qu’il faudrait distinguer activisme et discours théorique. Si les normes universitaires et les cultures théoriques varient dans le temps et même d’une institution à l’autre, je crois que le rôle de ceux et celles qui y enseignent est de former un discours critique, de fournir des outils d’analyse et de prodiguer du savoir pour mettre à distance toute tentative d’endoctrinement, ce qui n’empêche personne d’avoir des convictions propres et de militer dans des associations. En tout cas, mon rôle de professeure ne consiste pas à « prendre parti », ni à « faire corps », même si ce serait parfois plus agréable, mais à poser des questions et à ne pas donner de réponse définitive.
Il me semble que dans le monde universitaire américain et même parfois au sein des départements, les institutions reflètent des différences importantes dans leurs discours théoriques : certaines sont plus axées sur les gender studies, d’autres sur les performative arts, d’autres sur la philo politique, d’autres encore sur les decolonial studies. Les départements de français sont eux-mêmes le résultat d’une tradition critique et théorique que les étudiant.e.s connaissent, ce qui guide aussi leur choix d’appartenir à tel ou tel département. Le propre de « l’université » est de faire graviter différents univers, de se confronter à d’autres voix et en général le corps enseignant reflète ces divers points de vue et favorisent les discussions. Celles-ci n’ont d’ailleurs pas nécessairement lieu à l’université, mais peuvent se retrouver dans des revues, des journaux, à la radio, au musée, dans des événements publics. Les universitaires sont invité.e.s à sortir de leur citadelle et aux Etats-Unis, notamment à Rutgers, on favorise beaucoup ce qu’on appelle les « Public Humanities », c’est-à-dire le besoin de générer des discussions en dehors des « espaces adoubés » pour favoriser les échanges que permettent les réseaux sociaux, internet, la presse, etc.
Philippe Sollers dans l’entretien publié par Vincent Kaufmann en 2011 dans La Faute à Mallarmé résume ainsi l’idée directrice de cette époque d’effervescence théorique à propos de laquelle il est interrogé : « Article un : le langage. Article deux : le langage. Article trois : le langage. Article quatre : le langage. L’enjeu, c’est la pensée même du langage : là-dessus, il n’y a pas de variation, c’est-à-dire qu’on a favorisé cela de façon très constante et que c’est une question tellement importante qu’elle peut déstabiliser une culture à un moment donné ». Ce paradigme serait-il encore souhaitable ?
Cette question m’amènerait trop loin, mais autant je crois beaucoup à ce que nous dit la force des mots (le style et ses figures, la syntaxe, le sens du lexique d’un point de vue historique), autant on sait aussi comment le langage est une construction sociale et normative qui révèle le prisme idéologique d’une société et la façon dont s’est constitué le pouvoir. Ainsi, dans une volonté unificatrice, la monarchie a exercé au 17e siècle un contrôle sur le vocabulaire grâce au rôle joué par les Académies en éradiquant notamment le féminin de certaines professions, comme l’ont montré Eliane Viennot et Aurore Evain qui mettent au jour ces préjugés, ce que l’on retrouve d’ailleurs dans l’institutionnalisation même des dictionnaires.
L’effervescence théorique de la période 1960-1970 est fortement liée à la rébellion antiautoritaire contre le gaullisme qui a débouché sur Mai 68 : peut-on dire que la théorie actuelle aurait besoin d’un feu de rébellion pour redevenir une voix qui porte ? En 2013, réfléchissant à la vivacité de la théorie de cette époque, Claude Burgelin titre son article de manière très évocatrice « Et le combat cessa faute de combattants ? » Qui sont les combattant.es actuel.les ?
Il me semble que les théories portées par beaucoup de voix « rebelles » aujourd’hui (la pensée décoloniale, les gender/queer studies) résultent d’une révolte et d’une soif de justice importantes et nécessaires. Certaines d’entre elles peuvent paraître caricaturales ou s’inscrire dans une sorte d’urgence temporelle que la postérité jugera peut-être datée (comme apparaissent datées aujourd’hui certaines théories marxistes ou psychanalytiques de la littérature). Il faudrait prendre le temps de déplier ces problématiques sur le temps long : l’histoire des colonialismes et des esclavages, l’histoire des sexualités et du genre, l’histoire des discriminations de l’antiquité à nos jours.
De la quête d’égalité à la crise écologique, les causes aujourd’hui sont sérieuses et inquiétantes. Je redoute moins le manque de combattant.e.s que la prolifération de « gourous » qui prétendent détenir « la vérité » sur certaines questions, ce qui est pour moi une manière de garder du pouvoir réel et symbolique en privant les « fidèles » de penser par eux-mêmes. Chez les étudiant.e.s, cela se traduit parfois par une forme d’embrigadement non éclairé qui ne les encourage pas à questionner ou à mettre à distance la pensée d’autrui. Je ne dis pas qu’il faut nécessairement suspendre son jugement, mais je pense qu’il est parfois dangereux de faire sienne la pensée d’autrui sans faire l’effort de la questionner et sans chercher à combler ses propres lacunes. Je remarque aux Etats-Unis une crise de la temporalité : le temps s’accélère et nous vivons sous une pression permanente. Alors même que nous sommes forcé.e.s de répondre à des emails jours et nuits, weekends et vacances inclus, dans une sorte de communication permanente, les gens n’ont plus le temps de cuisiner, de créer du lien et de se rencontrer en vrai : on est friand de plats préparés comme de « prêt à penser » et cela conduit à perpétuer l’ignorance, à se satisfaire de connaissances superficielles et à un appauvrissement de la créativité qui m’angoissent terriblement.
(Questionnaire et propos recueillis par Simona Crippa)
Jennifer Tamas, Au Non des femmes : libérer nos classiques du regard masculin, Points/Seuil, « Essais », mars 2024, 384 pages, 10,90 euros
A paraître : Jennifer Tamas, Faut-il en finir avec les contes de fées, La Martinière, « ALT », avril 2024, 32 pages, 3,50 euros