In the middle of our porridge plates
There was a blue butterfly painted
L’ornithologue, soudain, se serait-il transformé sans préavis en entomologiste ? Et pourquoi un tel changement ?
Telle est la double question qui accompagne en sourdine le lecteur au long de sa découverte du dernier ouvrage de Jean Rodlin, Les papillons du bagne, happé qu’il est, comme toujours, par les circonvolutions de la phrase rolinienne, le jeu permanent de glissements entre les lieux et les époques ou les effets d’écho, de reprise et de variation si caractéristiques de l’écrivain.
Des papillons donc. Et plus précisément les grands papillons morphos dont le narrateur, dans le chapitre inaugural du livre, contemple l’éclosion dans une serre à papillons de la région parisienne et que l’on trouve, vivants, dans leur milieu naturel en Amérique latine – Pérou, Bolivie mais aussi Guyane, où il décide de se rendre. Morphos de couleur bleue qu’il verra, en effet, à quelque trois reprises (au contraire des représentants escomptés ou redoutés de la faune sauvage locale qui, quant à eux, resteront invisibles) revenant assez vite cependant à sa prédilection pour les oiseaux dont il note, au fur et à mesure du récit, la présence variée, avec, en point d’orgue, la vision quasi épiphanique, depuis la jetée du Vieux-Port à Cayenne, de l’envol d’une troupe d’ibis rouges. La rareté relative des morphos n’interdit donc pas au récit de se déployer au fil d’un périple guyanais qui, comme toujours chez Jean Rolin, est l’occasion de toutes sortes d’imprévus, de péripéties, de rencontres et de notations fortuites.
Mais c’est aussi que le récit du voyage en Guyane est parfaitement indissociable du récit que le narrateur fait en même temps – et selon une chronologie savamment embrouillée – de ce qui a donné son impulsion à son projet, ainsi que des recherches et lectures multiples que suppose son périple. Au point d’ailleurs que tous ces éléments accumulés finissent par occuper une place prépondérante dans le texte par rapport au récit du voyage proprement dit.
L’impulsion, suggère le narrateur, serait le fruit d’un hasard, celui du visionnage, dans une chambre d’hôtel, du film adapté du best-seller Papillon de Henri Charrière et, plus précisément, d’une scène « dans laquelle Steve McQueen et Dustin Hoffman s’efforcent avec maladresse de capturer des papillons du genre Morpho, avant de les remettre à un agent de l’administration pénitentiaire ». Visionnage qui, associant morphos et histoire du bagne, constitue le véritable point de départ du projet de voyage en Guyane puisque le lien que la séquence du film « faisait apparaître entre le bagne, soit la quintessence de la violence et du “vice”, pour parler un langage d’époque, et la chasse au papillons, que le public se représente plutôt comme un loisir d’enfants sages ou de vieux cinglés […] » a excité la curiosité du narrateur « au point de [lui] inspirer un désir irrépressible d’y aller voir ».
Il s’agira donc d’aller voir, ou plutôt revoir, les fameux morphos, puisque le narrateur prend la peine de rappeler qu’il a déjà voyagé dans la région un demi-siècle plus tôt et en a déjà vu, à cette occasion. Mais, les bagnards ou anciens bagnards forcés de demeurer en Guyane s’avérant être les relais privilégiés des entomologistes du début du XXème siècle en même temps que les pourvoyeurs d’un commerce aussi prospère que destructeur, le voyage a tout autant pour but, de Saint-Georges-de-l’Oyapock à Saint-Laurent-du-Maroni en passant par Cayenne, Kaw ou Cacao, de passer par des lieux, pour certains abandonnés, qui sont ceux des anciens bagnes, et/ou par ceux réputés comme particulièrement propices à l’observation (ou la capture) des papillons. Il a également pour but, au delà de l’opposition manichéenne et simplificatrice entre univers du bagne et chasse aux papillons dont le narrateur se fait l’écho pour mieux la remettre en question, d’approcher, par le truchement inséparable du voyage et de l’écriture, une réalité infiniment plus complexe, faite de strates de savoirs superposées à travers lesquelles se dessine progressivement l’histoire carcérale et entomologique de la Guyane. La saisie de cette réalité suppose en même temps de questionner les livres de la bibliothèque dont le narrateur, comme à son habitude, s’entoure pour son projet (ouvrages spécialisés consacrés aux papillons, journaux ou lettres d’écrivains – Jünger, Nabokov – férus d’entomologie, romans, reportages journalistiques, mémoires de bagnards et d’entomologistes) et dont il ne se prive pas de pointer, chaque fois que nécessaire, les petits ou gros arrangements avec la réalité. Car, entre géographie et histoire, le récit met peu à peu à jour la double réalité du traitement réservé aux bagnards et aux papillons dans la première moitié du XXème siècle, avec l’exploitation féroce des uns et le prélèvement sans limite des autres, dans une pure logique mercantile, très éloignée du « loisir » innocent et anodin de la gentille chasse au papillon de l’enfance.
Comme toujours chez Jean Rolin, c’est l’écriture et, tout spécialement, la souplesse si caractéristique de sa phrase qui sont les instruments privilégiés de cette exploration : la capacité de cette dernière à s’étirer tout en sinuant lui permet de capter détails, nuances, coïncidences et proximités fortuites, dans un récit où les rapports de contiguïté révèlent un potentiel herméneutique bien supérieur à celui des habituels liens de causalité, où les rapprochements les moins prévisibles au sein de l’espace ou du temps, les allers-retours entre choses vues et choses lues ne cessent de produire des saisies inédites et décalées qui permettent de percevoir autrement et d’un peu plus près le monde .
Pour autant, et aussi sérieux, précis et documenté que soit ce projet, on ne saurait totalement oublier qu’y a présidé aussi, aux dires mêmes du narrateur, l’abandon d’un premier projet dont il est assez précisément question dans les quelque cinquante premières pages des Papillons du bagne. A la suite de la découverte fortuite, dans sa bibliothèque, d’une vieille édition du Journal de Katherine Mansfield ayant appartenu à sa mère, et après avoir supputé les possibles proximités existant entre les deux femmes (désir d’écrire, tuberculose et surtout, peut-être, mort à la guerre d’un jeune frère adoré), le narrateur explique avoir formé le projet de relier à pied Bandol à Menton, deux villes de la Côte d’Azur où K. Mansfield résida à plusieurs reprises. Un projet que le constat, pendant ses repérages sur place, du nombre pléthorique d’écrivains ayant vécu sur la Côte d’azur l’aurait dissuadé de poursuivre, le laissant flottant et vaguement découragé devant son poste de télévision jusqu’à ce que les images fortuites du film Papillon président, on l’a dit, à l’émergence du nouveau projet dont le livre se fait dès lors l’écho, sans qu’on sache très bien quelle signification il convient de donner dans l’économie du récit au rappel du projet initial et non abouti.
Il n’est pas interdit néanmoins de remarquer que s’intéresser si soudainement au morpho bleu de Guyane est peut-être le moyen de faire vivre autrement ce « projet azuréen » que le narrateur dit abandonner tout en invoquant des raisons qu’il présente lui-même, non sans une certaine désinvolture, comme assez douteuses.
On pourrait remarquer aussi qu’existe parmi les poèmes de Katherine Mansfield un texte consacré à l’enfance intitulé “Butterfly Laughter” dont nous avons cité deux vers en guise d’exergue. Or ce poème est présent en particulier dans un petit recueil bilingue intitulé Villa Pauline et autres textes[1], soit une référence bibliographique, certes absente de la liste des ouvrages de ou sur K. Mansfield dont le narrateur fait par ailleurs mention, mais dont on peut grandement douter qu’il l’ignore, tant elle forme un lien, aussi patent qu’étrangement souterrain, entre Katherine Mansfield et les papillons bleus, entre projet initial et projet dérivé. Et ce, d’autant que cette Villa Pauline, qui donne son titre à un poème ainsi qu’au recueil déjà mentionné, est un des lieux où K. Mansfield vécut à Bandol aux lendemains de la mort déjà évoquée de son frère[2] avant de revenir sur la Côte d’Azur, à Bandol puis à Menton, après qu’on eut diagnostiqué sa tuberculose. Qui plus est, ses écrits lors de cette période associent intimement à ce premier séjour la présence diffuse tout autant qu’obsédante de son frère qu’elle évoque dans ses lettres, à qui elle consacre plusieurs poèmes et dont elle fait même son interlocuteur dans son journal. Il est dès lors assez troublant que ce soit justement cette même Villa Pauline que le narrateur explique (dans la mise en scène comme délibérée d’une sorte d’acte manqué) avoir failli oublier d’aller voir « par distraction » alors même qu’il était « un des principaux jalons de l’itinéraire qu’[il] prévoyait de décrire », la cherchant finalement de nuit « comme à tâtons » et ne l’apercevant que vaguement de l’extérieur, avant de poursuivre, comme si de rien n’était, ses repérages.
On pourrait remarquer encore que les papillons bleus sont traditionnellement associés au passage du temps, à l’évanescence des choses, à la mort et, même, dans certaines cultures, aux êtres disparus qui visiteraient les vivants par leur entremise. Or, la mort ne cesse de hanter le texte avec l’évocation de celle de la mère du narrateur ; celles du frère de cette dernière, jeune marin mort en Indochine, et du frère de K. Mansfield, mort, très jeune lui aussi, à la guerre en 1915 ; ou celle encore du frère de Tolstoï, mort de la tuberculose sur la Côte d’Azur comme nombre de malades célèbres ou anonymes, et dont le narrateur cherche vainement la tombe au cimetière de Hyères. Il y a aussi, bien sûr, les bagnards ou anciens bagnards qui meurent en quelques années du fait des conditions auxquelles ils sont soumis et les papillons tués à grande échelle et presque sans limites. Il y a également la référence récurrente à des sous-mariniers morts ou au cuirassé Bismarck[3] dont le narrateur se plaît à souligner « l’étrange insistance » avec laquelle ils se rappellent à lui, et qui sont comme autant de fils subrepticement tirés tout au long du récit. Sans oublier, à la fin du livre, ces « savanes à chênes » propices au papillon Karner blue dont le narrateur éprouve le besoin d’indiquer entre parenthèses le nom anglais (oak savanna) dans un écho sonore pour le moins troublant avec le très beau Savannah (P.O.L., 2015), écrit en hommage à Kate Barry.
On pourrait remarquer enfin à quel point la couleur bleue des morphos (qui, comme l’explique le narrateur, est elle-même le produit d’une diffraction de la lumière) se diffracte à son tour à travers tout le texte, avec, par exemple, l’allusion, une fois encore indirecte mais non moins transparente, qu’induit la référence à Pierrot le fou, ou l’évocation de l’enfance en Bretagne à la chasse des lycènes bleues. A quoi s’ajoute, dans les toutes dernières pages du livre, la mention, encore, d’autres papillons bleus : l’argus bleu capturé par Nabokov lors d’un séjour sur la Côte d’Azur ou ce Karner blue, déjà mentionné, identifié par le même Nabokov du côté d’Albany (USA), qui a pour particularité de fréquenter des milieux naturels très fragiles, menacés de disparaître, et qui n’est plus désormais visible que dans une réserve, « Le refuge du Karner blue ». Mais ce serait là un autre voyage encore, dont le narrateur détaille les modalités pratiques tout en s’employant à le mettre à distance en en laissant étrangement le soin à « quiconque » voudrait l’entreprendre.
Avec cette idée, suggérée in fine, et sur ce ton volontiers teinté d’autodérision qu’affectionne l’écrivain, que la littérature est dorénavant peut-être le seul vrai refuge des papillons.
Jean Rolin, Les Papillons du bagne, P.O.L., mars 2024, 208 pages, 19 euros
Notes :
Epigraphe : Katherine Mansfield, vers extraits du poème “Butterfly Laughter”.
[1] Villa Pauline et autres poèmes, Toulon, La Nerthe, 2012. Il convient de signaler que sur la couverture du livre figure le dessin d’une assiette où apparaît le visage de K. Manfield en partie caché par l’image d’un papillon bleu et que “Butterfly Laughter” constitue le premier texte de cette petite anthologie.
[2] K. Mansfield s’installe une première fois à Bandol à la fin de l’année 2015 juste après la mort de son frère. Elle passe les premiers mois de 1916 à la Villa Pauline. Le second séjour a lieu en 1918. Le troisième à la fin de 1920 et au début de 1921.
[3] Précisons que le cuirassé, attaqué et touché par la marine britannique, a coulé le 27 mai 1941 en faisant quelque 2100 disparus à l’issue de combats qui ont également coûté la vie à de très nombreux marins de la flotte britannique.