Evoquer la mémoire de Duras au présent, c’est aussi convoquer un écrivain qui s’est avancé en littérature par Duras : Jean Pierre Ceton. Dédicataire des Yeux Verts, Ceton a également débuté en littérature avec le magistral Rauque la ville chez Minuit, préfacée par Duras, et depuis lors, auteur d’une œuvre riche dont Jamais autant. Il revient avec amitié pour Collateral sur ce qui de Duras nous hante encore.
Comment avez-vous découvert Marguerite Duras ? Un livre ? Un film ? Une pièce de théâtre ? Ses entretiens ? Quel a été votre réaction après la « rencontre » avec cette écrivaine ?
C’est par Un barrage contre le pacifique. J’avais 18 ans, un ami du groupe dans lequel je vivais m’avait prêté ce livre de Duras dont je n’avais jamais entendu parler. Ni d’elle ni du livre. Je l’avais lu avec beaucoup d’intérêt tellement il m’avait paru à part de tout. Bien sûr Duras n’était pas connue comme elle l’est maintenant. Ce n’est que beaucoup plus tard que je la rencontrerais dans un festival de cinéma où je présentais un court métrage dont elle me dira que c’était un film d’écrivain alors qu’il ne comportait pourtant pas de texte, sauf son titre (Narcisso-metal)… Je lui enverrais le roman que je venais de terminer qui deviendra Rauque la ville chez Minuit, préfacé par elle. Mais c’est à travers les entretiens réalisés ensuite pour France Culture que j’ai pu percevoir son processus d’écriture, comme si elle m’avait ouvert son laboratoire. Bien sûr nous commencions à nous connaître, nous avions déjà parlé des heures. Ainsi durant l’enregistrement de cette longue conversation nous étions en amitié et en même temps dans le travail des entretiens où elle pouvait parler en écriture courante.
Pourriez-vous me citer : le livre, le personnage, la phrase de Duras qui vous ont le plus marqué.e ? Pourquoi ces choix ?
L’Amant, d’abord parce que je la voyais régulièrement quand elle l’écrivait, sans doute parce que j’aime beaucoup la narratrice de ce roman. Et puis parce que je l’ai soutenue contre un public restreint qui regrettait qu’elle paraisse quitter le chemin de ses œuvres plus confidentielles. L’Amant de la Chine du Nord aussi, dont elle disait que l’écriture lui avait apporté tant de bonheur et qui était le vrai projet, le sien, de mise en scène de L’Amant. Il y a beaucoup de phrases que j’ai aimées, autant de son quotidien que de ses livres. Des plus anodines, « c’est la plus belle fille du monde, cette fille- là ! », jusqu’à des phrases d’importance, « écrire, c’est ne pas vivre », « je suis jalouse de mes livres » ou bien « les hommes il faut les aimer beaucoup pour les aimer », sachant qu’on peut lire l’homme masculin ou l’homme neutre.
Qu’est-ce qui vous fascine le plus chez elle ? Sa langue hyperbolique, anaphorique, ses silences ? Ses sujets atemporels qui reflètent, comme la parole du mythe, la mémoire à la fois collective et individuelle du XXe siècle ?
Son intelligence d’écriture qui lui permettait de traiter tous les sujets auxquels elle était confrontée sans recourir aux lieux communs. Ses détracteurs ne se gênaient pas de critiquer ce qu’ils appelaient ses tics de langage. Il est simple d’affirmer que celui ou celle qui voit ces tics, qui n’en sont pas, n’aime pas Marguerite Duras, ni son écriture ni son œuvre. Sa langue hyperbolique a sa raison d’être cachée par l’hyperbole. Sa pratique de l’oxymore révèle une forme de liberté. Ses silences qui étaient sa façon de penser, manquent dans le chaos médiatique où on répond avant même la fin de la question, comme si on n’avait pas besoin de penser.
La « modernité » de son écriture, celle qu’elle a nommé dans les années 1980 « écriture courante », impatiente de s’exprimer, au plus près de l’intention orale et de l’inspiration créatrice a-t-elle inspirée votre œuvre ?
L’écriture courante est venue « après ». Elle ne cherchait pas la belle langue, mais celle correspondant à ce qu’elle voulait exprimer. En cela la langue parlée était au plus près de ce qu’elle cherchait. C’était comme pour le jeu d’un.e acteur/actrice à qui elle demandait de ne surtout pas « bien jouer», mais de coller au texte. Après des années d’expérimentation de la langue dans la nécessité qu’elle avait en effet de la forcer, elle avait peu à peu pratiqué une « écriture courante ». Donc plus immédiate, plus facile à atteindre, plus libre, jusqu’à la langue d’Écrire. J’ai cherché à appliquer une écriture courante dans mon propre travail sans y être vraiment parvenu. Ça paraissait pourtant simple chez elle, de pratiquer cette écriture-là.
Duras encore ou on la confie à l’histoire littéraire ?
Certains m’ont conseillé à différentes occasions de l’oublier, je n’avais aucune nécessité à le faire et puis c’était impossible. Qu’ils essaient, elle aurait dit, ils verront bien. Duras, toujours présente dans une modernité exemplaire, continue d’être découverte par un public jeune de lecteur.es ou d’acteur.es. Elle faisait déjà partie de l’histoire littéraire à la fin de sa vie. Désormais on cite son nom dans les grands médias à la manière d’une évidence, celle d’être devenue une écrivaine « bien », comme on dit une personne « bien ». J’ai appris à un moment le plaisir de l’avoir connue, et découvert en conséquence le loisir de toujours la connaitre.
(Questionnaire et propos recueillis par Simona Crippa)
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