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Jean-Michel Espitallier : « Derrière la haine de Duras, il y avait une haine de la littérature, une haine des femmes émancipées »


Jean-Michel Espitallier (c) Editions de l'Attente


Difficile pour Collateral de ne pas aller à la rencontre de Jean-Michel Espitallier dès qu’il a été question d’évoquer au présent la mémoire de Duras. Qu’il s’agisse de son œuvre poétique ou de ses essais, Espitallier fait entendre dans sa manière si pertinente de saisir son temps ou dans les accents de sa diction une Marguerite Duras qui ne cesse d’être actuelle, et toujours renouvelée.


Comment avez-vous découvert Marguerite Duras ? Un livre ? Un film ? Une pièce de théâtre ? Ses entretiens ? Quel a été votre réaction après la « rencontre » avec cette écrivaine ?

 

Ce que je peux dire c’est que j’ai beaucoup lu Marguerite Duras dans les années 1980-1990, années où j’ai commencé sérieusement à écrire. C’était une époque où Duras était très présente dans le champ, dans les débats, la vie publique, les médias – qu’on pense à ses chroniques dans Libération et ses prises de position souvent audacieuses, parfois provocatrices, qui attestaient d’une grande liberté (l’historique « Sublime, forcément sublime » de l’affaire Villemin). Elle était l’objet de beaucoup de railleries, de caricatures, notamment quant à son esprit de sérieux, ce qui n’a rien de grave, mais aussi la cible d’une authentique haine. Il y avait une véritable haine contre Marguerite Duras, assez similaire à la haine qui s’exerçait contre Mitterrand ou contre Jean-Luc Godard, par exemple. J’ai toujours considéré que, derrière la haine de Duras, il y avait une haine de la littérature, une haine des « forces de l’esprit », pour reprendre une expression célèbre, une haine des femmes émancipées. On connaît le mot de Lacan : « On la dit femme, on la diffame » qui peut si bien s’appliquer à la romancière. Duras représentait la figure parfaite de la femme libre. Elle était sans concession, excessivement sans concession jusque dans ses interventions et apparitions médiatiques. Elle appartient à l’époque mais elle n’est d’aucun groupe, d’aucune école dans cette époque. Une affranchie. Pour toutes ces raisons, elle m’intéressait.

 

 

Pourriez-vous me citer : le livre, le personnage, la phrase de Duras qui vous ont le plus marqué.e ? Pourquoi ces choix ? 

 

J’avais lu Un barrage contre le Pacifique mais j’avais dû passer un peu à côté. Et puis il y a eu le choc de Moderato Cantabile. C’est alors que je suis entré dans la chair du style durassien, immédiatement frappé par ce temps narratif suspendu, le surgissement du présent de l’indicatif, temps éminemment durassien, hérité du Nouveau Roman, cette lenteur, cette cadence, cette mécanique de parataxe, à la façon d’une séance diapo. Une cursivité qui n’avance pas, en suspens, comme un ballet de mobiles. Non pas piétinement rhétorique à la Francis Ponge mais mitraillage lent de snapshots narratifs et grammaticaux qui donne un rythme très particulier, un cahot sec, froid, horizontal, éclairant au scialytique la mécanique de la langue, la mécanique narrative. Et aussi ses dialogues très beckettiens (ce qui n’est historiquement pas étonnant), hyperbanalité, apories, jeux de coq à l’âne, de dialogues de sourds, anaphores, redites, etc. C’est une écriture qui pense. Qui donne à penser. Qui excite la pensée de chaque phrase. C’est très visuel, très cinématographique. Le phrase-après-phrase est un plan-par-plan. Chaque phrase fait événement, point de vue, cadrage. Dans Moderato Cantabile, par exemple, il y a cette description du passage d’une vedette dans le port, passage qui est cadré par la fenêtre de l’appartement où se déroule la première scène du livre (une leçon de piano). La fenêtre fait tableau, écran. Chaque plan-phrase évoque le déplacement de la vedette, en plein centre puis peu à peu coupée par l’encadrement de la fenêtre et enfin disparue, rendue à son hors-champ, lequel rejoint le hors-champ du crime en train d’être commis dans le café d’à côté, c’est-à-dire dans le pli de l’intrigue. Une vedette passe dans le livre, on la voit. On pourrait presque dire : « Une vedette se passe dans le livre. » C’est une temporalité elle aussi cinématographique. Comme des paysages lents (comment ne pas penser aux vidéos de Bill Viola), des mouvements emmaillotés de silence où il se passe quelque chose, où il se passe quelque chose quand même. Sur la question des noms, j’ai toujours aimé ceux de ses personnages, par exemple Hélène Lagonelle ou Anne-Marie Stretter, qui produisent des effets de formules magiques, des refrains de comptines. Et puis, il y a le mot « échassier » qui m’a toujours beaucoup plu, c’est un mot très présent dans ses « romans indochinois ». C’est d'ailleurs peut-être moins le mot qui me plaît que le fait qu’il soit là, et qu’il se mette à exister. Quand on y pense, quelle chance que de lire le mot « échassier » dans un livre !

 

 

Qu’est-ce qui vous fascine le plus chez elle ? Sa langue hyperbolique, anaphorique, ses silences ? Ses sujets atemporels qui reflètent, comme la parole du mythe, la mémoire à la fois collective et individuelle du XXe siècle ? 

 

Oui, les silences de Duras, les silences de langue. Et aussi les lieux des intrigues, souvent indéterminés, génériques : la plage, la mer, la ville, l’usine, le fleuve, ou des toponymes sans référent (S. Tahla du Ravissement de Lol V. Stein, par exemple) qui confèrent aux romans un caractère universel, proche du mythe et peut-être du conte.

J’adore aussi ses titres. J’y vois un peu des manières de manifestes, des poétiques. Coupants, minimalistes, d’une puissante simplicité (L’Amour, La Maladie de la mort, C’est tout, La Douleur) ou insolites, énigmatiques (Détruire, dit-elle, Des journées entières dans les arbres, Le Navire Night). Et puis, je l’ai dit, à mes yeux Duras est une sorte de marqueur des années 1980. L’arrivée de la gauche au pouvoir et les désillusions (la rigueur de 1983, l’affaire du sang contaminé), le communisme en chute libre (de Solidarnosc à la chute du mur de Berlin) et la montée du FN, le nightclubbing et le sida. Au centre de tout ça, deux figures majeures, comme de résistance, qui « réfléchissent » l’époque : Libération et Marguerite Duras. Un ton, un style, le visage de ces années-là. Duras solde les années 1970, en quelque sorte. Les années 1980 emboutissent l’un dans l’autre deux moments de la littérature, de l’histoire de l’écriture. D’un côté la fin assumée des avant-gardes – Tel quel devient L’Infini, Sollers publie Femmes, Robbe-Grillet Le miroir qui revient –, de l’autre l’influence grandissante d’une certaine légèreté deleuzienne et de la pop culture – les premiers livres de Jean Echenoz qui se nourrissent de littératures dites mineures (le polar, le roman d’aventure), bientôt L’Art poetic’ d’Olivier Cadiot, etc. Duras n’est d’aucun de ces deux paradigmes. Elle en est le point de contact.

 

 

La « modernité » de son écriture, celle qu’elle a nommée dans les années 1980 « écriture courante », impatiente de s’exprimer, au plus près de l’intention orale et de l’inspiration créatrice a-t-elle inspirée votre œuvre ?

 

On peut faire ici le parallèle avec la « modernité négative », ou encore ce qu’Emmanuel Hocquard a appelé « l’écriture tabulaire ». La rencontre de l’œuvre de Duras a incontestablement produit ses effets dans ma propre écriture en prolongement de cette modernité négative. Comme si l’aimant lyrique avait été frotté à la paille de fer de l’écriture durassienne. Duras et toutes ces « écritures courantes », en quelque sorte antilyriques (mais pas sans lyrisme), à ras. Annie Ernaux, Leslie Kaplan (si proche de Duras), Modiano peut-être, Hocquard donc, les objectivistes américains qui commencent alors à être traduits, etc. L’inspiration est toujours liée à un contexte (pour moi le contexte c’est la découverte de ces « écritures courantes », minimales. Et, comme nous l’enseigne Umberto Eco, « on ne peut se soustraire à l’univers du discours où l’on vit »). Mais le contexte est peut-être une illusion, on se l’invente a posteriori, en fonction de ce que l’on regarde, du regard que l’on porte sur une époque. C’est mon regard qui fait des liens, des relations, des rapports, des tissages et tout ça fait contexte. Alors oui, des modèles, des plans de montage, des hypothèses, des pistes. Une petite musique. Surtout, un outil de refroidissement.

 

 

Duras encore ou on la confie à l’histoire littéraire ?

 

« Encore », évidemment, mais dans un temps long. Son œuvre a construit un moment et un espace essentiels. Elle a importé la clinique du Nouveau Roman dans la mécanique romanesque. Duras « encore », mais un « encore » irrigué par l’histoire, territoire vivant, ouvert, mobile, actuel, diachronique.


(Questionnaire et propos recueillis par Simona Crippa)




Dernier livre paru : Tueurs, Éditions Inculte, 2022. Grand prix de poésie de la SGDL 2023



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