Aussi bien réjouissant que puissamment mélancolique : tels sont les mots qui viennent à l’esprit après avoir achevé la lecture du dernier roman de Jean Echenoz, Bristol qui, en cette rentrée d’hiver, vient de paraître chez Minuit. Bristol comme Robert Bristol : le personnage principal, cinéaste de second ordre qui souhaite adapter, non sans mal, un roman sentimental, Nos Coeurs au purgatoire de Marjorie des Marais. Porté par une écriture qui ne cesse de se déplacer plus vite que ses personnages, Bristol suivra le tournage de ce film de la rue des Eaux à Paris jusqu’à une Afrique mouvementée. Une pleine et grande réussite que Collateral ne pouvait manquer de saluer le temps d’un grand entretien avec Jean Echenoz.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre formidable nouveau roman, Bristol qui vient de paraître aux Editions de Minuit. Comment vous est venue l’idée de composer un récit autour de ce personnage de Robert Bristol, un “professionnel de l’image” qui “a réalisé une douzaine de films de fiction dans des genres divers – policier, fantastique, espionnage, guerre –, accueillis par des succès d’estime quoique sans jamais toucher un grand public” ? Dans le Cahier de L’Herne consacré à votre oeuvre, vous aviez déjà pu donner un aperçu de Bristol sous la forme d’un inédit intitulé “Moteur” qui racontait le tournage, dans Nos Coeurs au purgatoire, de l’épisode de l’éléphant dans le village. Mais vous y avez opéré des changements sensibles en glissant notamment de la première à la troisième personne. Ainsi, Bristol est-il un projet que vous avez longuement mûri ? Est-ce que le changement de pronom de l’inédit de L’Herne au présent roman a pu constituer pour vous un élément décisif dans la composition du récit ?
Avant de commencer un livre, j'accumule des notes qui pourront lui servir, des éléments qui peuvent être un peu disparates mais qui font partie de la préparation du roman, en même temps que j'essaie de monter un scénario. Le texte paru dans le Cahier de L'Herne était un de ces fragments mais, étant un peu plus achevé que les autres, il pouvait être publié isolément comme une nouvelle. Le changement de pronom n'était donc qu'un aménagement mécanique quand je l'ai intégré au récit, il n'a rien changé au roman puisqu'il en était une des origines. Quant au projet de Bristol lui-même, il vient d'une idée simple : puisque je me réfère souvent au cinéma dans mes livres, puisque j'essaie de me servir de sa rhétorique, pourquoi ne pas le mettre en scène directement et en faire un des enjeux d'une fiction ? J'ai mis un peu de temps à construire le fil directeur de Bristol mais ensuite, pendant que je l'écrivais, je me suis donné beaucoup plus de liberté que pour Vie de Gérard Fulmard. Ce dernier livre était fondé sur une sorte de double contrainte - scénaristique et formelle - qui structurait les choses mais qui risquait en même temps de les entraver un peu, et je ne voulais pas me retrouver dans ce dispositif.
Ce qui a aussi changé pour ce livre, c'est le traitement de toute l'histoire au présent - à un chapitre près, composé au passé simple où ce temps était inévitable. Le présent s'est imposé tout de suite sans que je le prémédite ni me pose même la question : c'était évident ou naturel, c'était spontanément comme ça et je crois que, d'une certaine manière, je ne m'en suis même pas aperçu tout de suite. C'était pourtant une dimension nouvelle car mes romans précédents - sauf ma suite de trois vies, Ravel, Courir et Des éclairs - étaient tous écrits au passé, temps grammatical permettant de jouer avec toutes les nuances de passé, du passé simple au plus-que-parfait qui supposent tous des vitesses et des tons spécifiques. Pour Bristol, ce changement de temps me privait de ce dispositif mais ça n'avait pas d'importance. Le présent, frontal et fugitif pour parler noblement, est différemment maniable, il peut faire intervenir d'autres tonalités.
Pour en venir au coeur de votre roman, Bristol présente peut-être pour la première fois de manière aussi frontale combien la logique cinématographique infuse dans votre écriture. Si, du Méridien de Greenwich jusqu’à Envoyée spéciale en passant par Les Grandes Blondes, le cinéma a toujours constitué pour vous, comme Serge Daney l’avait déjà souligné, une source d’inspiration continue, Bristol propose cette fois d’aller plus avant en faisant de l’univers du cinéma son tissu sensible même. De fait, de la production du film jusqu’à son tournage rocambolesque sur les bords du Limpopo en passant par le casting des actrices, Céleste Oppen en tête, le film de Bristol, Nos Coeurs au purgatoire, adapté du roman éponyme de Marjorie des Marais, constitue l’un des fils romanesques majeurs.
Ma question sera la suivante : en quoi le cinéma éclaire-t-il pour vous la manière dont vous écrivez ? En quoi le cinéma est-il riche d’enseignement sur la littérature ?
Je me suis toujours plus ou moins servi du cinéma en essayant d'importer ses procédés techniques dans le montage des romans. Avec Bristol, j'ai voulu m'en rapprocher plus encore dans le scénario lui-même, en mettant justement en scène la vie et la pratique d'un cinéaste, aussi médiocre et plus ou moins raté soit-il. Quant à cette rhétorique cinématographique, son usage ou son détournement permettent des variations de rythme, de perspective, de représentation, etc. On peut utiliser les changements d'angles ou les différents plans possibles, les effets d'ellipse et bien entendu le montage en les transposant dans le traitement du récit. Le jeu sur les pronoms personnels, par exemple, avec leur ambiguïté possible, permet une équivalence au recours à plusieurs caméras pour filmer la même scène. On peut convoquer un travelling ou un gros plan, redoubler la distance du cinéma par des distances supplémentaires. Le roman peut se servir de tout ça, autorise tous les pas de côté ou en arrière qu'on veut, quand on veut, en injectant de l'"image-mouvement" dans la fixité d'un texte, en faisant bouger le récit dans une variété de rythmes sonores et visuels, un peu comme une orchestration. Je ne sais pas si j'y parviens, je l'espère, en tout cas j'y pense beaucoup.
Echec du film oblige, Bristol explore à travers le personnage de Robert Bristol le persistant décalage entre les désirs et leurs réalisations. Depuis Caprice de la reine, votre travail creuse, semble-t-il, une nouvelle orientation en s’interrogeant sur ce que vous appelez dans un bref texte pour le Cahier de L’Herne, “le projet du projet”, à savoir un récit qui s’intéresse à des personnages qui ne cessent de lancer des projets ou encore d’échafauder des plans à défaut toujours de pouvoir pleinement les réaliser. Ainsi le film est-il raconté comme un projet sans cesse relancé : “On poursuit, ou plutôt c’est Bristol qui poursuit son projet de nouvelle scène imprévue. Mais ce n’est pas tout d’improviser, encore faut-il que ça colle avec l’histoire.” Pourquoi la notion de projet, souvent d’ailleurs liée à celle d’échec, vous paraît-elle riche narrativement ?
Cette "improvisation qui doit coller avec l'histoire" concerne évidemment aussi le livre lui-même en train de s'écrire, les conditions de production du roman. Comme une sorte de petit rappel technique en passant, qui apparaît sous prétexte de s'appliquer au film tourné par le personnage de Bristol. J'aime bien l'idée qu'en profitant de ce qu'il raconte, le roman évoque aussi sa propre construction, qu'il parle un peu de la fiction romanesque elle-même. Quant au thème du projet et des échecs possibles qu'il rencontre, je le trouve plus fertile, plus mouvementé donc plus intéressant à traiter, et je m'attache plus aux vaincus qu'aux vainqueurs : les perdants sont plus intéressants que les gagnants qui prennent le risque de m'ennuyer. Ces personnages accidentés, faillibles, je n'y suis pas seulement sensible comme auteur mais aussi comme lecteur : les livres qui m'importent sont souvent des histoires de ratage, parfois dans un rire désolé qui est une des seules façons de s'en sortir. Les grands romans de Flaubert, par exemple, ne sont que des chroniques d'échecs.
Ce qui ne manque également pas de frapper dans Bristol, c’est combien, comme en écho à la rue Erlanger qui était au coeur de Vie de Gérard Fulmard, le cadastre parisien s’offre à vous comme un ouvroir de possibles narratifs. Ainsi ici de la rue des Eaux, “s’ouvrant perpendiculairement à la Seine sur un quai de sa rive droite”, dont vous rappelez immédiatement qu’elle fut au coeur de nombre de films mais aussi bien matière romanesque chez Zola et plus proche de nous de Roberto Bolaño notamment dans Etoile distante. Comment avez-vous découvert cette rue qui a pu faire naître votre “désir de projet” et a pu conséquemment vous décider d’y planter le décor de Bristol ? Avez-vous procédé comme pour la rue Erlanger : êtes-vous parti l’arpenter, et surtout avez-vous semblablement été déçu par votre arpentage comme cela avait été le cas pour cette autre rue du 16e arrondissement ?
Je suis tombé un jour par hasard sur la rue des Eaux, en sortant de la Maison de la radio - d'où je suis aussi souvent parti me promener dans l'allée des Cygnes. Et autant, pour Fulmard, la rue Erlanger m'avait frappé de prime abord par sa banalité décevante, au regard des faits divers tragiques dont elle a été le cadre - mais cette banalité même me l'a rendue ensuite intéressante -, autant la rue des Eaux m'est apparue comme un vrai décor, un peu imaginaire comme s'il était construit exprès pour une fiction : ce n'est sans doute pas un hasard si elle a souvent été utilisée dans des films. C'est une petite rue ambiguë, encaissée, bipartite et dont on ne sait pas très bien à première vue où elle s'arrête, comme si elle hésitait entre plusieurs issues - un square, un escalier, une voie perpendiculaire -, tout en partant d'un bord de Seine, avec le surplomb du métro aérien. J'y suis retourné plusieurs fois en faisant des relevés - variétés architecturales, dénivellements, arbres bordant une résidence, marches et paliers de l'escalier qui aboutit à la rue Raynouard. À l'opposé de la rue Erlanger, la rue des Eaux peut déclencher ou produire spontanément de la fiction - comme l'allée des Cygnes, d'ailleurs.
Un des aspects romanesques les plus remarquables de Bristol s’impose dès son titre, à savoir les patronymes de vos personnages. Si on se souvient que vous aviez dit à Modiano que les noms de ses personnages installaient d’emblée la fiction, le soin que vous portez aux noms de vos héros se signale également avec force. Dans le sillage de vos précédents romans, ceux de Bristol se distinguent par leur familiarité mais devenue comme légèrement biaisée, chiffonnée, distanciée : un nom à la fois commun et propre. Ainsi de Bristol, nom propre d’une ville bien connue outre-Manche mais aussi nom commun pour désigner une carte de visite de qualité supérieure pour un réalisateur bien médiocre. Ou encore un nom déjà célèbre mais accolé à un prénom qui joue la dissonance comme Jacky Pasternac, pas tout à fait Pasternak, et encore moins Boris. En quoi l’écriture tient-elle pour vous à des patronymes qui agissent comme autant d’embrayeurs de fiction ?
C'est un peu comme le choix du temps présent : ils se sont imposés tout de suite dans une première version en improvisant. J'en tenais certains pour des noms provisoires que je pourrais changer en cours de route, puis je les ai trouvés finalement pas si mal et je les ai gardés. Justement parce que, bien qu'un peu tirés au hasard, ils ressemblaient tout de suite à leurs personnages et je n'avais pas envie de faire le malin avec des noms plus singuliers. Contrairement à ce qu'il peut sembler, je n'aime pas tellement inventer des noms : je préfère les trouver dans des annuaires ou sur des boîtes aux lettres, dans ma mémoire ou des génériques de film. Mais je peux aussi modifier légèrement des noms réels. Les patronymes Pasternac ou Brubec, par exemple, rappellent bien sûr un écrivain et un pianiste connus, mais en substituant le c à un k chez l'un, en enlevant le k à la fin de l'autre, cela les francise un peu tout en me donnant presque une description physique, déjà. À tort ou à raison, je crois que le nom d'un sujet peut être un commencement de son portrait.
Un des tours de force de Bristol consiste peut-être dans le jeu sur les effets de focale, les échappées du récit dont les deux plus remarquables sont le récit de la mouche qui évolue dans le bureau de production de Robert Bristol et le dialogue des platanes dans le parc de Marjorie des Marais. Ainsi le récit opère-t-il depuis un art concerté du glissement tel que Robert Bristol l’observe matériellement par la fenêtre du train : “Dans les trains quand il en prend un, Robert Bristol se propose toujours de regarder le paysage pour observer comment opère le passage de la ville à la campagne. Or ce glissement n’est pas si simple : on se croit chaque fois sorti de l’une sans avoir pour autant pénétré l’autre.” Parleriez-vous d’un art du glissement narratif qui, insensiblement, guiderait votre récit ?
Je crois qu'on peut profiter d'un récit pour insérer des éléments qu'on pourrait prendre pour des digressions, qui ont l'air d'en être mais qui ne sont pas extérieurs au récit - comme le voyage en train, l'irruption d'une mouche dans un bureau ou le conflit clanique des chênes et des platanes. J'ai eu envie de les traiter sans qu'ils paraissent des artifices, plutôt de telle sorte qu'ils précisent le décor, l'action et l'atmosphère de l'action, qu'ils suggèrent les sentiments ou les réflexions des personnages. Ce sont des micro-événements mais qui ne sont pas indépendants, tout en formant de petites unités romanesques dans le roman lui-même. Je ne crois pas qu'ils guident vraiment l'action, ils l'illustrent et la précisent plutôt en feignant de regarder ailleurs. Il ne s'agit pas seulement d'intermèdes, ils sont aussi là pour créer des climats, des ambiances, et en ce sens ils font partie intégrante du récit, disons qu'ils lui donnent en tout cas un coup de main.
Un tel art du glissement ne guide pas uniquement la narration puisqu’il vient se lover dans la phrase même de Bristol. Les pronoms personnels semblent jouer pour vous le rôle premier dans la phrase, notamment quand on lit : “Après qu’ils ont raccroché, il s’est levé, s’est dirigé vers la fenêtre du bureau. Il est pensif, elle donne sur un ciel blanc.” Revendiqueriez-vous comme Flaubert un goût certain pour ce que Barthes désignait comme “l’artisanat du style” ?
Il me semble que le style n'est que la soumission de la forme au propos : elle lui obéit, le conforte et peut en retour le développer, le nuancer quitte à le contrecarrer. Même si je ne pratique pas ce qu'on pourrait appeler une littérature de propos, ce travail artisanal me paraît être la moindre des exigences. Je ne vois pas qu'un souci formaliste soit blâmable s'il joue lui-même un rôle actif dans le récit. Ce n'est pas une volonté maniériste mais un traitement nécessaire au roman, dans un souci d'efficacité narrative et sonore. La forme, les contours, le rythme et la modulation d'une phrase, son lien avec celle qui la précède et celle qui la suit - qu'elles se nourrissent entre elles ou qu'elles s'entredévorent -, tous ces éléments comptent avant tout. On se souvient qu'à Moscou, à la question posée par l'Union des Écrivains soviétiques à Claude Simon sur les grands problèmes qui le préoccupaient, il avait répondu : "Commencer une phrase, la continuer et la terminer". Même quand elle n'est qu'une cheville dans ce qu'on raconte, chaque phrase devrait pouvoir jouer son rôle, avoir sa propre identité à la fois fonctionnelle et formelle. Au service de ce qu'elle veut signifier mais aussi du bruit qu'elle fait, ces dimensions interférant évidemment. On peut recourir dans ce mouvement à tous les vocabulaires, qu'ils soient précieux ou triviaux, techniques ou scientifiques, et bien sûr à ce qu'on pourrait appeler l'outillage rhétorique et poétique, la métrique, la scansion, etc.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur votre dernier arpentage parisien. Quelle est la dernière rue sur laquelle votre attention s’est concentrée ?
Je vais sans doute quitter le XVIe arrondissement, après mes trois derniers livres qui l'ont pris en partie pour cadre. J'ai une vague idée qui me plaît autour de deux immeubles parisiens, l'un rue Saint-Lazare et l'autre rue Lafayette, mais c'est peut-être une fausse bonne idée, je verrai bien.
Jean Echenoz, Bristol, Editions de Minuit, janvier 2025, 208 pages, 19 euros