Vita poetica recueille sous son beau nom latin dix brèves proses théoriques, toutes orientées par la pensée et la pratique du poème, dont la présentation proposée par Jean-Claude Pinson nous dit qu’elles traitent toutes, « de près ou de loin », de « la poésie sous la question écologique, en vertu de ce lien constitutif qui scelle l’alliance immémoriale de la poésie et de la Nature » (p. 9).
Pinson précise, à la même page, que « l’accent » y « est mis sur le séjour, l’ethos », de telle sorte que les textes ainsi réunis apparaissent moins comme « des essais de poétique au sens habituel du mot », que de « poéthique », ce terme désignant lui-même « un pouvoir qu’aurait le poème […] de nous faire entrevoir […] la possibilité et les réalités de formes de vie » (p. 9-10) singulières. Ce qui s’éclaire notamment de telle référence, où se rassemblent les enjeux : « Poème imprimé sous forme de texte et poème non imprimé de la vie sont aussi indissociables que le recto et le verso d’une feuille, disait en substance Thoreau » (p. 22-23).
Les remarques qui suivent voudraient isoler, dans le propos de Pinson, les déterminations assignées à ladite poéthique, comme condition de possibilité d’une vita poetica (d’une « vie poétique », donc, au double sens d’une vie favorable à la pratique de la poésie et d’une poésie qui se fait elle-même « forme de vie »). De ces déterminations, nous verrons qu’elles sont essentiellement dialectiques, en ce qu’elles assument chacune pour son compte le jeu réglé d’une contradiction.
1/ S’il peut y avoir « vie poétique », suggère Pinson, c’est d’abord dans le cadre de ce que Michel Foucault désignait comme une éthopoétique, fondée sur « l’idée selon laquelle la principale œuvre d’art dont il faut se soucier, la zone majeure où l’on doit appliquer des valeurs esthétiques, c’est soi-même, sa propre vie, son existence ».[1] L’éthopoétique renvoie en ce sens à une « poétique de la vie », à l’intérieur de laquelle la poésie, « dans sa pratique propre (celle du poème), qu’elle soit écriture ou lecture », se donnerait comme « une forme spécifique d’exercice spirituel : un exercice existentiel où l’effet de formation procède de l’activation des ressources rythmiques et affectives, corporelles et accentuelles du langage » (Vita poetica, p. 13).
Toutefois, une telle conception tendrait à inféoder le poème à la vie, de sorte que « vie poétique » ne signifierait plus que « poétique de la vie », constituant dès lors la pratique du poème comme un exercice parmi d’autres dans l’ensemble des disciplines propres à instituer la singularité d’une existence. Or, précise Pinson, le texte littéraire « ne se présente pas d’emblée comme exercice spirituel propre à faire advenir un individu comme sujet. Sa visée est beaucoup plus incertaine, “dégagée”, et son effet plus diffus » (p. 13). Il y a en somme deux objections articulées à la thèse éthopoétique au sens restrictivement foucaldien : la première, nous l’avons dit, vient contester tout asservissement du poème à la vie, en tant qu’il romprait l’équilibre de la dialectique interne à la formule vita poetica ; la seconde, c’est qu’un tel asservissement est rendu de toute façon impossible par le fait même de l’intention (ou « inintention ») poétique, qui ne relève jamais de l’ajustement réglé d’un moyen à une fin. La poésie ne peut donc être poéthique qu’à condition d’assumer son irréductibilité propre à la dimension « éthique » d’un ethos existentiel.
2/ La « vie poétique », deuxièmement, suppose une poésie « de terrain » : « Se démocratisant, la poésie s’est émancipée du champ étroitement littéraire (marqué par les humanités classiques et le modèle romantique) pour devenir un art de la scène » (p. 16-17). Cette émancipation admet une double causalité : historique, d’une part, car le surgissement d’un « poétariat » ressortissant, selon les termes de Bruno Latour, à une « nouvelle classe écologique » (p. 19), est la conséquence de la prise de conscience de la fragilité d’une Terre désormais requalifiée comme Gaïa ; ontologique, de l’autre, car elle exprime l’appartenance humaine « à cet “archi-mouvement” qui définit la Vie en son infinité » (p. 23).
Néanmoins, Pinson rappelle lui-même qu’« au regard des autres vivants qui sont pleinement immergés dans leur environnement, le langage introduit […] pour l’être humain une césure, une distance entre lui et le monde » (p. 23). Là encore, le lieu propre de l’exercice du poème est le point d’articulation dialectique entre césure et appartenance : nul poème qui ne soit décisivement séparé de la « vie », mais nul poème qui ne tente « de franchir le mur qu’implique cet “archi-événement”, à échapper, autant que faire se peut, à la finitude langagière » (ibid.).
3/ L’émergence d’un « poétariat » implique d’esquisser une sociologie du poème, qui enveloppe elle-même un système de valeurs esthétiques : c’est que le nouveau paradigme « démocratique » prend en compte « le désir de tous d’être artistes et de mener une vie poétique », dont « maints auteurs ont proposé les linéaments » (p. 28). On peut rêver en ce sens que la « vie poétique » soit faite par tous : que, dans l’immanence vive de l’appartenance à la Terre, l’expression humaine puisse, spontanément, prendre la forme d’un poème : désir « indéconstructible » d’une vie poétique, d’un « nouvel art coopératif de la vie, dans lequel il n’y aura ni esclaves, ni vassaux à humilier » (Morris, cité par Pinson p. 29).
Cependant si la productivité poétique peut être ainsi encouragée, le poème lui-même, dans son objectivité, appelle un jugement qui implique un système de valeurs : dès lors, « aussi déconstruit soit-il […] le paradigme “aristocratique” du “grand art” continue d’être agissant, ne serait-ce que parce qu’il nous faut bien, en matière d’art, continuer de juger – c’est-à-dire, qu’on le veuille ou non, de hiérarchiser » (p. 28).
4/ Une vie poétique, en tant qu’elle relève non seulement d’une écriture de la vie, mais tout autant d’une vie d’écriture, suppose enfin l’invention d’un style, qui se confronte, en analogie avec la dialectique de l’appartenance à la Terre, à « l’épreuve intime […] des forces contradictoires qui traversent le langage : l’une centripète, qui porte les mots à l’autonomie (et sollicite l’homo ludens) et celle, centrifuge, qui les porte, jusqu’à l’arraisonnement, à capter quelque chose du monde (qu’il s’agisse de le célébrer ou de le vitupérer) » (p. 201).
Cette tension se redouble, dans le champ francophone, de la perte d’une singularité essentielle, conditionnant des possibilités métriques spécifiques : « quand disparaît cette “brumisation du e muet” qui, selon Alain Borer, singularise notre idiome, ce qui devient inaudible, c’est toute cette “petite musique de chambre” » qui définissait « l’esthétique propre (ou supposée telle) du français » (p. 204). La vie poétique ne saurait donc plus se régler sur le mélisme « naturel » d’un monde et d’une langue. Elle doit désormais inventer sa forme idiorrythmique, selon le terme repris par Pinson, définissant, dans le « champ prosodique », ce qu’il aura lui-même depuis toujours cherché « à obtenir, à savoir une voix qui soit [s]ienne sans être déconnectée ni des rythmes bariolés du monde ni de ceux immémoriaux de la physis » (p. 210).
De cette double connexion rêvée (au monde lui-même double de la culture et de la nature, dans leur irrésiliable tresse), le free jazz peut modéliser la teneur, en ce qu’il accomplit une « synthèse parfaitement réussie de l’esprit d’invention […] et d’une tradition (celle du blues) véritablement populaire » (p. 121). Le free jazz se jouerait ainsi au point où la transgression « idiomatique » de la « grande irrégularité de langage » (Prigent) assumerait de s’arracher à la racinalité historique d’un chant du monde pour dire l’exception toujours possible à l’histoire et au monde.
La « liberté » du poème comme free jazz (« new thing », selon une appellation alternative des années soixante) supposerait ainsi l’improvisation chaque fois renouvelée d’un point d’articulation pour chacune des dialectiques du poème : dialectique « éthique » (1), dialectique sociale (2), dialectique esthétique (3).
On peut la dire, dans le lexique sartrien – fût-il désormais un peu dévalué –, une liberté en situation : chaque poème neuf redécidant le lieu où le poème s’excepte de la vie, où il fait société, et où, enfin, il institue sa valeur comme « valeur des valeurs » (Nietzsche). Ce qui se peut et se doit donc risquer en poème, puisque Pinson écrit, à la même page, que la « synthèse » du free jazz, il a tenté « de la transposer au plan de l’écriture poétique » dans un livre intitulé Free Jazz, paru en 2004. Dont on citera tel extrait, lui-même brûlant d’une fable dialectique : « Coltrane et Ornette[2] vont ensemble boire à la rivière. John s’y ébroue comme un hippopotame, remue les fonds vaseux, y noie ses parasites, lance à pleins poumons un grand cri vers le ciel. Ornette est l’oiseau qui vient se percher sur son dos et se met à chanter ses airs très ironiques ».
Jean-Claude Pinson, Vita Poetica, Lurlure éditions, juillet 2023, 144 pages, 18 euros
Notes
[1] Michel Foucault, « À propos de la généalogie de l’éthique : aperçu du travail en cours », dans Dits et écrits, t. 2, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Quarto », 1994, p. 402.
[2] John Coltrane est un saxophoniste de jazz et compositeur américain ; Ornette Coleman est un saxophoniste trompettiste, violoniste et compositeur américain, précurseur du free jazz.