Des métiers du nettoyage, comme de la plupart des métiers manuels et des professions dévaluées, il existe peu de représentations artistiques, et ce simple fait constitue le premier intérêt du petit livre de Jean-Christophe Vermot-Gauchy, excellent représentant des écritures au travail contemporaines.
Genre littéraire
Les Mains rouges inaugure la collection Karōshi dirigé par le poète, performeur et théoricien de la poésie Christophe Hannah, dont le devenir est à suivre attentivement, tant est partagé aujourd’hui, dans tous les métiers, le sentiment que le travail est dépourvu de sens, et qu’avec les effets de sa financiarisation ou du « management désincarné », selon l’expression de Marie-Anne Dujarier, c’est le travail lui-même qui est profondément atteint. « Karōshi » désigne d’ailleurs en japonais un « épuisement total par le travail » pouvant causer la mort.
Le genre littéraire dans lequel s’inscrit Les Mains rouges, le journal, est depuis longtemps le compagnon des travailleurs, du moins de ceux qui, après leur journée de labeur, s’adonnent à un autre travail : celui des mots. Le journal est un genre particulièrement ductile : il s’adapte au temps morcelé et à l’écriture fragmentée, aux pages rédigées le soir au retour d’une journée de travail, ou le dimanche. Celui de Jean-Christophe Vermot-Gauchy, qui court sur presque quatorze mois (« 9 janvier 2017-16 février 2018 »), affiche sa filiation avec une diariste célèbre, la philosophe Simone Weil qui s’est établie en usine, bien avant les maoïstes des années 1970, et témoigne de son expérience dans Journal d’usine (1934-1935), devenu une partie de La Condition ouvrière (1951).
Pendant les quatorze mois de son emploi dans une « société de services à domicile », l’auteur a noirci, nous dit-il, « une quinzaine de cahiers de deux cent pages » (p. 7). Loin d’être issu d’un premier jet spontané, Les Mains rouges résulte d’une sélection d’« extraits », soigneusement retravaillés pour la publication, même si « tous les événements relatés sont exacts » (p. 7). C’est en homme de mots que J.-C. Vermot-Gauchy réussit à faire éprouver le passage du temps, la fatigue qui s’installe, l’usure de la répétition, tout en rendant saillants les moments forts de son expérience, notamment les rencontres avec ses nouveaux clients, dignes de la meilleure comédie sociale.
Invisibilité
En Inde, ceux qui nettoient les latrines sont les « dalits », autrefois désignés comme les « intouchables ». Dans notre société obsédée par la propreté, le nettoyage est délégué à une main-d’œuvre non qualifiée et profondément déconsidérée : il est généralement accompli par des femmes. Première originalité de ce journal, Jean-Christophe Vermot-Gauchy est un « homme de ménage » ainsi qu’il aime à s’annoncer lorsqu’il arrive chez un client. Il appartient à la catégorie de ceux, et plus souvent de celles, qui mettent la tête dans la cuvette des toilettes. « Ça vous amuse de faire la bonniche, on dirait ! » lui lance, méprisant, un de ses employeurs en employant un mot doublement dépréciatif (p. 45) : non seulement « Barbe bleu », comme le surnomme plaisamment l’auteur, ravale son employé au statut de domestique corvéable à merci, mais il le place dans la catégorie des femmes, ce qui révèle qu’en 2018 le mépris de classe fait toujours bon ménage avec le sexisme. Jean-Christophe venait de piquer un fou-rire, qu’avait subitement éteint la morgue de son employeur. Dans cette scène sidérante et au fort potentiel dramatique, le lecteur passe, avec l’auteur, de la joie à la colère.
Chargé d’accomplir les tâches les plus répugnantes, l’homme de ménage doit être le moins visible possible. Dans des appartements aux multiples pièces, on lui demande de se changer dans les toilettes, parfois même dans un garage : « je ne suis pourtant pas une voiture » se dit-il (p. 75). Ses employeurs se déshabillent devant lui, nagent nus dans leur piscine en sa présence, comme s’il n’existait pas. Ils lui demandent de mettre leurs capotes usagées à la poubelle, de nettoyer leurs godemichés, puis de « les ranger enveloppés d’une compresse stérile » (p. 77). Les exigences de ses employeurs rappellent l’asservissement des domestiques aux familles bourgeoises. Seuls les sympathiques « G. », un couple de psychanalystes, prennent soin de ranger l’appartement avant sa venue. Ailleurs, il doit trier, ranger… tout en prenant garde qu’aucune de ses opérations ne se voie.
Le corps à l’ouvrage
Le corps de l’homme de ménage est soumis à rude épreuve. L’auteur témoigne avec finesse et souvent humour de comment son corps lâche, se liquéfie devant les corvées immondes qui lui sont confiées. Les saletés et les détritus des employeurs sont évacués en sueur, merde, pleurs et vomissements du travailleur. Les détergents abîment la peau ; et le titre du livre s’éclaire : l’eczéma le « ronge » (p. 51).
Au-delà du corps en souffrance, l’identité et la faculté de pensée sont atteintes. Est-il encore un comédien, celui qui armé de gants Mapa passe ses journées à nettoyer la crasse des autres ? Est-il encore un acteur reconnu celui qui dépose sur le rebord du lavabo un slip collé de sperme qui trainait au sol et qui croise son reflet dans le miroir ? Est-il encore un homme de mots celui qui ne pense plus qu’à son travail, et toujours « en mal » (p. 65) ?
Le corps est le siège de la mémoire du travail, qui est en partie une mémoire procédurale. Au fil des mois, Jean-Christophe devient de plus en plus efficace, il repasse une chemise en quatre minutes, non plus en six, il s’étourdit de vitesse, découvrant ce qu’avant lui bien des travailleurs « manuels », à commencer par Simone Weil, ont expérimenté : « Les chiffres et la vitesse me permettent de ne pas penser et j’en suis fier. […] La vitesse, c’est mon adrénaline à moi. » (p. 65).
Aller vite et bien faire son travail sont deux facteurs d’une certaine joie. Car cette facette du labeur ménager – et sans doute de toutes tâches, même les plus ingrates – n’est pas absente du texte (p. 40). Vaincre la saleté et le désordre, ce « bordel » invraisemblable qui règne chez des gens aux positions sociales si respectables (« Un médecin. Une institutrice », p. 21), procure parfois le plaisir du travail bien fait. Néanmoins le découragement domine ces pages.
Un travail sans fin
Dans Le Deuxième sexe, Simone de Beauvoir souligne la négativité des tâches ménagères dont les femmes portent en général la responsabilité. Elle décrit la fatigue « indéfiniment recommencée » des ménagères, dans un combat « qui ne comporte jamais de victoire » et qu’elle compare « au supplice de Sisyphe » (Le Deuxième sexe, t. II, « La femme mariée »). L’homme de ménage constate lui aussi l’inanité de ce qu’il accomplit (p. 66). Il ne bâtit pas de murs, il ne fabrique pas d’objets, il ne confectionne pas de pain. Il s’adonne à un travail sans fin, qui comme la propreté justement, ne se voit pas. Comment ne pas être épuisé physiquement et mentalement lorsqu’on subit la double dureté d’un travail : sa négativité foncière, et l’absence de reconnaissance dont il est l’objet ?
La condition des artistes
Mais un autre type d’accablement s’ajoute à la condition de l’homme de ménage, qui se considère encore, quoiqu’avec une noire autodérision, comme un « auteur dramatique » (p. 67). Le livre de J.-C. Vermot-Gauchy est également un témoignage implacable sur le sort que notre société réserve aux artistes. Ils peinent à atteindre les 508 heures qui permettent d’obtenir le statut d’intermittents du spectacle et de bénéficier d’indemnités de chômage et ils s’épuisent dans l’accomplissement de jobs alimentaires exténuants, au risque de disparaitre des radars de la profession.
L’impécuniosité est un thème récurrent du livre, elle déstabilise le couple, dont les tiraillements apparaissent en arrière-plan. Elle justifie le silence de Jean-Christophe devant les exigences démesurées de ses employeurs, devant le mauvais traitement de l’agence, et pire encore, devant l’humiliation infligée par un homme de théâtre qu’il connaît depuis vingt-cinq ans.
Car la violence sociale est partout, dans le monde du théâtre comme dans celui des bourgeois de Lyon et sa région où exerce Jean-Christophe. Une violence renforcée par la solitude dans laquelle se trouve le nettoyeur autant que l’acteur. L’homme de ménage est toujours seul, face aux clients de son entreprise de nettoyage, face à « Martine » à l’agence, face à l’administratrice d’un théâtre qui le contacte pour un simple rôle de figurant, alors qu’il a tant d’années de pratique.
Ce que dit aussi ce récit, au-delà de l’évocation subtile, percutante et non dénué d’humour d’une expérience individuelle, c’est que les agents de la propreté sont terriblement seuls, au sein d’une société atomisée d’où les collectifs ont disparu.
Jean-Christophe Vermot-Gauchy, Les Mains rouges, « Vous allez adorez rentrer chez vous », Paris, Questions théoriques, collection Karōshi, mars 2024, 106 p., 8 euros