Lire Jean-Benoît Puech, c’est entrer dans un monde qui brouille les frontières entre fiction et autofiction, qui les confond au point de donner un sang nouveau à chacun de ces termes qui apparaissent ici comme des provinces du réel, lui-même ombre portée d’univers autres, créés de pièces des provenances les plus diverses mais finalement très homogènes, car toutes littéraires.
Dès l’origine (le premier livre de Puech, La Bibliothèque d’un amateur, est paru chez Gallimard en 1979), il y a un déni formel du départ en fiction, de l’évasion vers des contrées coupées de la vraie vie. L’auteur, qui paraît tout inventer, refuse en effet de se cacher derrière le facile paravent des formules de circonspection d’usage (« les personnages et les événements du présent récit sont purement imaginaires, etc. »). Il rend compte de livres qui n’ont jamais été écrits, il fait signer ses textes par des auteurs qui n’ont d’autre existence que sur le papier, il décrit sa ville natale (Orléans) d’une manière que personne qui se promène dans ses rues ne pourrait jamais retrouver telles quelles, il se fait commissaire d’exposition de l’auteur, Benjamin Jordane (autre J.-B., bien entendu), à qui sont attribués plusieurs de ses propres ouvrages, bref il transpose et se transpose jusqu’à entrevoir, mais jamais aller plus loin, des réponses muettes à la célèbre question d’André Breton donnée au seuil de Nadja : « Qui suis-je ? ». Phrase qui se lit aussi : « qui es-tu ? », « qui suis-je pour toi ? », et surtout : « sans toi ? »
Au cours d’une œuvre comprenant déjà – comme tous les amis de Tintin, l’auteur n’a que soixante-dix-sept ans – une bonne vingtaine d’ouvrages, partagés entre P.O.L., Champ Vallon, Fata Morgana et, heureuse exception à la règle, Les Impressions Nouvelles, Jean-Benoît Puech explore sans arrêt la magie de la transposition, celle de sa vie d’abord, afin de pouvoir se dire avec une cruauté et une crudité dont la glace et le feu syntaxiquement impeccables ne sont pas sans rappeler l’œuvre de Georges Bataille, autre grand Orléanais (sans oublier Proust, pendant la période heureuse de son service militaire, et dont les traces dans l’œuvre de Puech sont discrètes mais persistantes), puis celle de ses lectures nombreuses et variées, ce qui engendre les trajectoires les plus surprenantes à travers la littéraire française et mondiale. Puech ne recule devant aucun mélange, poursuivant les rapprochements les plus improbables afin de mieux en exhiber les profondes convergences : Virginia Woolf et la collection scout Signes de piste, Henry James et les petits et grands mineurs de la science-fiction, Louis-René Des Forêts et la poésie des gauchos, Karl May et les romans d’aviation, Enid Blyton et les catalogues de vente, tout cela sans le moindre accroc dans le tissu fluide des mots et des phrases, d’un paragraphe, chapitre et livre à l’autre (tous les textes de Puech peuvent se lire indépendamment, tous sont intimement liés les uns aux autres, poussant le lecteur à deviner quelle sera la suite du mot « fin »). Le temps de l’œuvre est celui de la littérature, qui impose sa durée et son ouverture permanente à des horizons sans cesse déplacés.
Faut-il s’en étonner ? Procurant un plaisir de lecture très profond, attrapant le lecteur dans le terrier d’innombrables Alice, les livres de Jean-Benoît Puech sont tout sauf un jeu. Ils pointent vers la littérature comme une nécessité. La bibliothèque de Puech, celle qu’il travaille (car un livre est fait pour aboutir à un monde, à commencer par une mention, une glose, un compte rendu, une variation, un double…), celle ensuite que compose son œuvre (et notons que les textes de Puech se tournent de plus en vers les images, décrites et montrées à la fois –mais ce sont des images paradoxales, sans véritable référent, même quand elles sont photographiques), enfin celle qu’il ouvre à ses lecteurs (invités à suivre le tour du propriétaire, pour devenir propriétaires à leur tour) – cette bibliothèque est avant tout un objet commun, partagé, appartenant à tous, ne demandant qu’à être occupé par quiconque souhaite le faire fructifier (un peu à l’instar des commons). On n’est pas ici dans une esthétique de l’allusion, du clin d’œil, du private joke, de la citation sans guillemets, des signes pour happy few : ces procédés ne sont nullement absents, certes (après tout, la biographie de chaque auteur et de chaque lecteur est inaliénablement individuelle), mais Puech arrive à les absorber complètement dans le théâtre de table que sont ses livres, où l’on voit les ficelles, où les poupées sont fières d’afficher qu’elles sont des marionnettes participant au spectacle, où le metteur en scène regarde son public droit dans les yeux et où les spectateurs finissent par être les vrais héros.
C’est en amis, c’est-à-dire comme écrivains que les lecteurs sortent des livres de Jean-Benoît Puech. Cette littérature s’avère capable de créer une véritable communauté, car même s’ils ne font « que » lire (mais on imagine fort bien que ces livres suscitent aussi de vraies vocations littéraires), les lecteurs ont rapidement l’impression de faire partie d’une création collective, d’un monde qui n’est pas ailleurs ou en marge, mais à même de changer notre expérience du réel, de nous faire revivre autrement nos propres souvenirs et de faire la démonstration que l’avenir n’est jamais la simple extrapolation du présent. Le Dernier des Jordane l’illustre sans peine : le roman, signé par l’auteur Jean-Benoît Puech lui-même, prétend clore le cycle des textes consacrés à son écrivain imaginaire, Benjamin Jordane (1947-1994, dont il avait déjà écrit la biographie sous le pseudonyme d’Yves Savigny). Mais tout indique que cette clôture n’achève rien du tout (en l’occurrence, elle réécrit déjà la biographie « autorisée » et soi-disant définitive de Savigny), qu’au contraire elle n’est qu’en tremplin vers d’autres envols.
Jean-Benoît Puech, Le Dernier des Jordane, P.O.L, novembre 2024, 176 pages, 19 euros