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Jacques Rancière : « La libération ne vient pas de la connaissance de sa condition mais au contraire de la volonté de ne plus la connaître »

Dernière mise à jour : il y a 2 jours


Jacques Rancière (c) DR


Aussi bien lumineux que saisissant de justesse : tels sont les mots qui viennent à l’esprit après avoir lu le nouvel essai de Jacques Rancière, le remarquable Au loin la liberté : essai sur Tchekhov qui vient de paraître à La Fabrique. En se concentrant sur la carrière de nouvelliste de l’écrivain russe, rarement le philosophe du partage du sensible n’aura parlé avec une telle force de la littérature, et notamment de sa puissance intrinsèque. Revenant sur la question de la servitude, de la libération dans une Russie de la fin du 19e siècle bientôt soulevée par la révolution, Rancière retraverse de manière neuve l’ensemble de ses questionnements sur la politique de la littérature. Autant d’interrogations que Collateral ne pouvait manquer d’évoquer avec son auteur le temps d’un grand entretien exceptionnel.




Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre très fort essai, Au loin la liberté : essai sur Tchekhov qui paraît ces jours-ci à La Fabrique. Si vous aviez déjà pu, par le passé, proposer des monographies littéraires notamment avec votre Mallarmé : la politique de la sirène, qu’est-ce qui, cette fois, vous a poussé à offrir un essai intégralement consacré à Tchekhov, et en particulier, non pas tant le Tchekhov dramaturge dont nous sommes finalement le plus familiers mais le Tchekhov nouvelliste qui, entre autres, fait percevoir « la force discrète de raconter : le sentiment d’une ouverture indécise du temps » ? Est-ce la lecture de la nouvelle de 1886 intitulée Rêves à l’entame de votre réflexion qui se trouve à l’origine de votre lecture de Tchekhov nouvelliste ? Pourquoi, enfin, avoir choisi de ne pas convoquer le théâtre de Tchekhov ?

 

Mes livres sont rarement le résultat d’une décision. Ils naissent souvent d’une manière autonome. Celui-ci hérite de plusieurs années pendant lesquelles les nouvelles de Tchekhov ont souvent été ma lecture de chevet. Il est donc le fruit d’une temporalité très spécifique : la nébuleuse formée par ces petits récits, lus chacun en quelques minutes, à des intervalles indécis, et  s’assemblant  dans ma tête pendant des années sur le mode de l’association libre sans aucun projet d’utilisation, alors même que c’était l’époque où je composais Les Bords de la fiction  . C’est déjà une réponse à la question : pourquoi pas le théâtre ? Je n’ai jamais  décidé  de ne pas  convoquer le théâtre. Simplement il n’était pas inscrit dans la forme de temporalité  qui a produit le livre, même si, bien sûr, il y a des résonances innombrables entre les œuvres des deux genres,  que j’ai essayé de suggérer au passage. Et, par ailleurs le livre est aussi une tentative pour penser  la  forme très spécifique de fiction – ou de « bord de fiction » – qu’offre la nouvelle où le  temps resserré s’accompagne d’une liberté à l’égard des grands enchaînements de causes et d’effets. L’intrigue-type de la nouvelle, c’est : quelque chose pourrait arriver : des gens arrivent, soulèvent un coin de rideau sur une existence apparemment immobile, et repartent. C’est l’exact opposé du théâtre où le resserrement du temps implique au contraire une intensification de la logique causale. D’où le caractère paradoxal de ces pièces où Tchekhov a essayé d’importer  au théâtre le temps aléatoire de la nouvelle avec ses personnages qui arrivent et repartent et ses événements qui pourraient arriver et n’arrivent pas. D’où aussi l’échec ou l’incompréhension qui les a souvent accueillies à l’époque. La forme théâtrale chez Tchekhov est une forme mixte. La nouvelle présente la forme pure : ainsi dans Rêves où il y a simplement des gens qui parlent, que le récit prend en route et laisse en route. Mais cette conversation sans conclusion et cette marche qui n’arrive nulle part ont en même temps permis de  fixer ce point au-delà qui s’appelle liberté. C’est pourquoi ce petit bout de chemin fait par un vagabond de deux gendarmes était propre à mettre le livre lui-même en marche.

 

 

Pour en venir au cœur de votre proposition critique sur Tchekhov, évoquons sans attendre combien Au loin la liberté s’intéresse aux nouvelles de Tchekhov afin d’y interroger ce qu’il faudrait nommer avec vous la morale des personnages de Tchekhov. Cette morale paraît s’articuler en deux temps distincts : le premier permet de saisir comment, concrètement, la servitude se manifeste. De manière inattendue, Tchekhov montre un univers tenu par « le ronronnement de la servitude » selon votre juste expression, à savoir une manière de ligne de basse continue où, dites-vous, « L’ordre y règne par l’engourdissement ». Ma question sera la suivante : en quoi les nouvelles de Tchekhov permettent-elles de présenter ladite servitude comme une « torpeur », une manière de ne pas pouvoir imaginer sortir d’un ordre qui paraît immuable ? En quoi cette servitude doit se comprendre comme la crainte même de tout changement, c’est-à-dire la peur de la liberté ?

 

La première image de la Russie que j’ai eue, enfant, c’était celle présentée par Le Général Dourakine : les serfs que l’on bat à plaisir, les officiers de police qui manient le knout… C’est la vision d’une aristocrate russe convertie au catholicisme et devenue une aristocrate française. Tchekhov, lui, est un petit-fils de serf. Ecrivant après l’abolition du servage, il décrit non des coups de fouet mais leurs conséquences pour les générations qui viennent après : la soumission intériorisée, manifestée par l’impossibilité d’imaginer que quelque chose change, la peur devant la possibilité de ce changement – une peur qui est également partagée par les maîtres et les serviteurs, les nobles  et les moujiks. On peut s’amuser de son personnage l’ « homme à l’étui », le professeur Belikov, qui s’effraie à l’idée de « ce qui pourrait arriver » dès qu’une liberté quelconque se trouve accordée. Mais Tchekhov veut montrer aux rieurs que Belikov n’est que l’image grossie de leur propre vie. Il faut se rappeler qu’il est aussi un médecin, intéressé moins par les causes lointaines d’un mal-être que par la manière dont les « malades » s’y complaisent, dont ils entretiennent ce mal-être. Il prend ainsi à revers la foi révolutionnaire suivant laquelle la souffrance doit être ramenée à ses causes dernières pour produire le désir et la capacité de  changer le monde. Raguine, le médecin de Salle 6, connaît si bien les causes de la souffrance des individus et des sociétés, il connaît si bien les contraintes sociales qui pèsent sur l’exercice de la médecine qu’il juge inutile de rien faire et finit comme patient dans la salle des fous dont il était le docteur. La connaissance des causes de la servitude ne produit rien d’autre que le  consentement à la servitude. Elle engendre non pas le désir mais la peur d’être libre. La liberté commence seulement quand on accepte de dévier de sa route normale pour prendre un chemin dont on ne sait pas où il mène. Cette leçon rejoint ce que m’a appris mon travail sur l’émancipation – intellectuelle et sociale : la libération ne vient pas de la connaissance de sa condition mais au contraire de la volonté de ne plus la connaître, de former son corps et son esprit à d’autres manières d’être, de sentir et de penser.

 

 

Ce premier constat sur ce contrat de servitude s’accompagne d’un second moment par lequel les personnages des nouvelles de Tchekhov perçoivent comme une trouée dans leur existence. Se laisse entrapercevoir, de manière inouïe, une autre vie, ce que vous désignez encore comme « la vie nouvelle, la vie libre et vraie ». Cette vie permet de pouvoir saisir ce que serait la liberté, pose la liberté comme un horizon possible – une manière de pouvoir échapper à une existence de servitude marquée du sceau de l’immuable et de la tranquillité assurée. Pourtant, de manière là encore surprenante, votre analyse consiste avec force à montrer combien la liberté n’est pas toujours forcément saisie par celles et ceux devant qui elle se manifeste. Elle demeure un lointain : pourquoi les personnages souhaitent-ils ainsi que la liberté demeure un possible ? Qu’est-ce que ce possible dit de l’époque de Tchekhov agitée elle-même de soubresauts contestataires ?

 

Je ne dirais pas que les personnages souhaitent que la liberté demeure un possible. En général ils s’appliquent à l’éviter. Ou bien ils l’accommodent à leur manière d’enfants de la servitude comme ces hommes qui entendent tirer profit, pour une  amourette de vacances, des aspirations  féminines à une vie nouvelle. Mais Tchekhov, lui, donne raison à ces femmes dites naïves qui veulent rompre avec un univers de servitude dont elles connaissent, mieux que les hommes, la réalité quotidienne. Il s’entête à maintenir ouvert cet appel lointain que ses personnages préfèrent ne pas entendre ou travestir. Il faut placer ses histoires dans un contexte historique bien défini. L’affranchissement des serfs a été proclamé en 1861. Mais les conséquences du servage restent bien présentes dans les manières de vivre, de sentir et de penser. Et l’absolutisme de l’Etat a été renforcé en réponse aux attentats nihilistes. La liberté comme réalité vivante est quelque chose comme une terre inconnue. On pressent que c’est une manière d’être, de sentir et d’agir toute nouvelle, à inventer. On appelle cela à l’époque la « vie nouvelle » et le désir de « vie nouvelle » caractérise aussi bien les grands projets de révolution sociale que les manières de vivre individuelles. Tchekhov n’est pas révolutionnaire parce qu’il voit trop les effets de la servitude sur les corps et les esprits pour croire à une action efficace et juste des hommes qui en ont pris les manières, tel le révolutionnaire de Récit d’un inconnu qui, pour favoriser son action clandestine, s’engage comme domestique chez le fils d’un homme d’Etat important. Mais il est également très loin des fureurs contre-révolutionnaires ou des appels à la restauration des valeurs russes et religieuses traditionnelles propres à ses aînés, Dostoïevski, Gontcharov et Leskov. Il ne partage pas non plus le fatalisme de son « confrère » Raguine. Il pense que ses contemporains vivent d’une manière indigne et pourraient vivre mieux. Il prend au sérieux le désir de vie nouvelle. Il pense que cette vie nouvelle comme réalité collective vécue est encore loin mais qu’il faut en maintenir l’horizon pour que se forment des êtres capables de vouloir la liberté non comme simple affranchissement de telle ou telle contrainte mais comme capacité de chacune et chacun de regarder son destin en face et de savoir ce qu’il fait de cette vie qui ne lui a été donnée qu’une fois. La possibilité de la vie libre passe chez lui par une révolution des affects, par le développement de manières de sentir affranchies des habitudes de la servitude et des illusions mêmes de liberté qu’elles offrent.

 

 

Au-delà de cette étroite articulation entre servitude consentie et liberté parfois évitée, les nouvelles de Tchekhov permettent de saisir encore un peu davantage la place si singulière qu’occupe la littérature dans ce que vous avez nommé le partage du sensible ou encore le régime esthétique de l’art. De fait, loin des grands drames ou des dramaturgies trop violentes, l’art de Tchekhov consiste précisément à défendre une littérature plus mesurée, délibérément plus modeste car comme vous l’écrivez : « Tchekhov ne fait pas de littérature à coups de marteau. Et il lui déplaît même d’employer, pour ce qu’il veut montrer, une lumière trop brutale. » En quoi le refus de la grandiloquence, à savoir l’attention à ce qui peut être ne serait pas vu jusque-là, à l’infime, permet-elle selon vous à Tchekhov de déployer une « nouvelle manière de sentir » comme vous l’indiquez ?

 

La servitude est d’abord pour lui une manière d’être qui ne cesse de se nourrir et de se reproduire elle-même. Tchekhov veut garder ses yeux et ceux de ses lecteurs et lectrices ouverts sur ce processus de reproduction et sur toutes les possibilités qui se présentent de rompre ce cercle. Il n’y a donc jamais lui de grandes causalités – sociales , médicales ou psychologiques – qui expliqueraient les raisons de la servitude, la feraient disparaître et disculperaient ceux qui la reproduisent. Tchekhov pense que ses contemporains devraient avoir honte de la vie qu’ils mènent et s’en considérer comme seuls responsables, seuls capables de la changer. Un de ses personnages voudrait pour cela qu’il y ait à la porte de chaque privilégié un homme au marteau dont les coups lui rappellent que les malheurs des autres pourraient devenir les siens. Mais Tchekhov ne croit pas à ces coups de marteau. Il veut à la fois faire honte de leur lâcheté à ses contemporains et les consoler de cette honte, leur permettre de la regarder du dehors et développer ainsi en eux des capacités de sentir non asservies. Sa nouvelle préférée, L’Etudiant nous montre un jeune diacre qui rentre chez lui un soir de vendredi saint, accablé par le  sentiment de la servitude dans laquelle son pays vit depuis des siècles et est peut-être condamné à vivre éternellement. Au passage il rencontre une vieille dame et sa fille qui se chauffent auprès d’un feu. Il leur raconte alors l’histoire d’un autre feu, celui de la cour de l’auberge où se chauffait l’apôtre Pierre la nuit de son reniement. En entendant le récit de ses pleurs de honte au chant du coq, les deux femmes fondent en larmes et l’étudiant est saisi d’une joie immense en éprouvant cette capacité de deux simples femmes de son temps à s’émouvoir à nouveau à ce récit des temps anciens qu’elles connaissent pourtant par cœur. Il éprouve le sentiment d’une capacité de partage des émotions enracinée dans une tradition humaine plus ancienne et plus forte que le pacte de servitude. Changer les larmes de honte en larmes de tristesse et les larmes de tristesse en larmes de joie, c’est déjà une manière de mêler aux accents de la servitude ceux de la liberté lointaine. Et la capacité de jouir de ce mélange des tons  est déjà la participation à une  humanité plus libre.

 

 

Ce nouveau partage du sensible permet de mieux saisir finalement ce que vous désignez encore comme « le privilège de l’écrivain », ce que vous explicitez comme suit : « montrer cet avenir abstrait déjà visible sur le corps de celui qui le professe, montrer les idées en tant qu’elles animent et sculptent des corps ; mais aussi, à l’inverse, déplacer le regard vers le chaos indéchiffrable qui défait l’évidence de ces idées et dément toute présence de ce futur. » Ainsi le privilège de l’écrivain est-il de proposer finalement en acte un sensible où la matière se fait pensée, et la matière pensée comme en atteste par exemple la place accordée aux paysages ?

 

Le passage que vous citez commente une nouvelle très significative, intitulée Lueurs. Celle-ci met en scène une idée maîtresse de l’époque : le progrès. Cela se passe en un lieu  symbolique du progrès : un chantier de chemin de fer où le narrateur, en quête d’un abri pour la nuit, se retrouve par hasard. Le maître des lieux, l’ingénieur, entonne la chanson officielle : ce prodige de la science et de la technique relie maintenant ce coin de steppe perdu au centre de la civilisation et il va en amener les bienfaits : des usines qui fourniront des emplois, des hôpitaux pour la santé des corps, des écoles pour l’éducation des hommes de l’avenir. Le visiteur écoute poliment mais son attention se porte ailleurs : vers la matérialité de la scène et de ses acteurs : d’un côté, il y a un méli-mélo de matériaux au centre duquel aboie un chien imbécile et une ligne de  lumières qui se perdent dans l‘obscurité de la nuit ; de l’autre, il y a le visage épanoui de l’ingénieur qui a une bonne situation et un bon salaire qui en font une incarnation  au présent de cet avenir de prospérité que son discours promet aux autres. Pour qui s’intéresse à la matérialité des choses et des corps, le progrès, c’est cela : la coexistence d’un chaos de choses qui ne dit rien de l’avenir  et d’un visage qui l’anticipe. Tchekhov veut que le monde change mais il s’intéresse peu aux grandes thèses qui prétendent assurer ce changement. Il s’intéresse à ce qui se passe sur le visage de ceux qui les professent ou les récusent et dans le monde qui les entoure. Il s’intéresse surtout aux moments où quelque chose pourrait changer dans le cours de telle ou telle existence, à la texture sensible de ces moments :  une heure particulière du jour, un effet de  lumière,  une chanson lointaine, un coup de vent ou un parfum de fleurs. L’une de ses nouvelles les plus déchirantes, le Récit de Madame X, nous raconte ainsi l’histoire – ou la non-histoire – d’un amour qui aurait pu être, à travers quelques sensations : un orage menaçant, une odeur de foin, un fou-rire, des paroles d’amour qui se mêlent aux gouttes de pluie sur les visages… A son désir de vie changée correspond exactement un  art du tact  sensible à cet appel du moment qui vient toucher des corps et engager, sans qu’on le sache, une vie entière à travers des sensations à peine perceptibles. En le lisant, on se rappelle  parfois  le singulier rapport de cause à effet énoncé par  deux vers  célèbres de Rilke sur une statue archaïque :

« Il n’y ici aucun endroit qui ne te voit .

Tu dois changer ta vie »

 

 

Plus largement, en quoi ce privilège de la littérature est-il exclusif de l’art littéraire lui-même ? Ne trouve-t-on pas dans d’autres arts, comme la musique que vous évoquiez notamment l’an passé dans vos Voyages de l’art, un semblable partage du sensible ? Est-ce qu’il y aurait une distinction formelle à établir entre chacun des arts ou s’agirait-il bien plutôt en quelque sorte d’un continuum de formes ?

 

Le privilège dont vous parlez ici est celui de montrer l’absence, de montrer ce qui n’est pas là, ce qui est au loin. Le fait est que les arts en sont plus ou moins capables et que leur perfection même peut les en écarter. C’est évidemment le cas pour les arts plastiques dont la spécificité est d’abord d’imposer une présence à laquelle rien ne manque et qui réduit donc le travail d’imagination par lequel le spectateur complète l’œuvre. Aussi est-ce souvent par leurs imperfections ou leur inachèvement que leurs œuvres sont sources d’inspiration. De Winckelmann à Rilke, ce sont des statues mutilées qui ont le plus suscité le mouvement de l’imagination. La modernité picturale a peut-être commencé avec le privilège donné à l’esquisse, à ce qui est seulement indiqué à grands traits et qu’il revient aux spectateurs de compléter. La musique, bien sûr, a l’avantage de suggérer sans montrer. Mais c’est aussi l’art qui touche le plus directement les sens. La littérature a elle un inconvénient majeur qui est aussi son atout majeur : elle est l’art des mots qui n’ont aucune ressemblance avec les choses, l’art  qui  doit toucher les sens sans avoir aucune manière de le faire directement. La rencontre de la parole avec les corps est toujours aléatoire. Elle est donc particulièrement propre à rendre sensible l’imperceptible et à mobiliser l’imagination de celles et ceux auxquels elle s’adresse pour qu’ils donnent réalité au quasi-visible qu’elle propose. C’est le paradoxe que pointait déjà Burke : les mots sont bien plus propres que les images à susciter la terreur. Et l’art militant du XX° siècle a encore vérifié le peu de pouvoir des images édifiantes offertes à la vue par rapport aux mots de la poésie ou du théâtre qui mobilisent les imaginations et obligent les corps à leur donner une réalité.

 

 

Ce qui ne manque pas de frapper à la lecture de Au loin la liberté, c’est combien s’affirme à nouveau chez vous une politique de la littérature où la littérature ne devient pas l’expression d’un point de vue politique, où l’écrivain ne se choisirait pas un personnage pour tout porte-parole. Loin de cette vision réductrice, vous mettez bien plutôt en lumière combien la littérature peut, comme c’est le cas avec Tchekhov, enrichir l’expérience politique : « l’écrivain n’utilise pas de porte-parole ; il construit des dispositifs de parole et des conflits de raisons qui se répondent, de près ou de loin, et reçoivent ombres et lumières de leur environnement. » En ce sens, en quoi la politique de la littérature devient l’antonyme d’un roman ou d’un récit à thèse ? S’agit-il ainsi de proposer une politique de la littérature dans laquelle la lectrice et le lecteur jouent une part résolument active, où leur pensée s’affronte à la matière ? Cela signifie-t-il qu’un texte militant ne se présente pas forcément sous le jour de l’affirmation la plus véhémente ?

 

La  politique de la littérature, c’est une manière de traiter une très vieille histoire qui remonte au moins à Aristote pour qui la tragédie opérait  la purification des passions qu’elle déchaînait, la crainte et la pitié. La chose a été banalisée et déformée par sa postérité en idée d’un théâtre purifiant les mœurs par leur représentation. Rousseau a montré l’inconsistance de cette idée : comment peut-on moraliser les spectateurs en leur faisant prendre plaisir à  la représentation des vices ? Schiller lui a répondu : les œuvres n’enseignent pas la vertu mais elles produisent un affinement de la sensibilité, une capacité de sentir élargie qui va au-delà des limites du jugement positif ou négatif.

Tchekhov s’inscrit dans cette lignée. Il n’a rien à enseigner à ses lecteurs ou lectrices et il ne prend pas parti pour tel ou tel des personnages dans les débats du temps qui les agitent. Il fait parler avec un soin égal le médecin Raguine et le fou Gromov, l’ingénieur progressiste et son assistant nihiliste, la  dame préoccupée de l’éducation du peuple et le peintre de paysage qui voudrait qu’on libère le peuple du travail pour qu’il puisse vivre de la vie de l’esprit. Il ne demande pas que le lecteur choisisse entre les arguments présentés par les uns ou les autres mais pas davantage qu’on en tire la conclusion que tout se vaut. Ce qui pour lui fait la différence, c’est la sensibilité à une situation, un  moment, à une expérience, une espérance, une  souffrance où la servitude se laisse toucher du doigt en même temps que la liberté se laisse entrevoir. Son attention d’écrivain à ce qui se joue à chaque moment communique avec une interrogation adressée à chaque lecteur ou lectrice à travers ses personnages : il leur demande ce qu’ils ou elles font maintenant de cette vie qui ne leur a été donnée qu’une fois. Cela définit aussi son écart par rapport à ces révolutionnaires qui disent travailler pour l’avenir et pensent que leurs moyens sont justifiés par cette fin lointaine. Il travaille sur les mêmes thèmes que les révolutionnaires de son temps : la vie nouvelle, la liberté, le travail. Mais il leur donne à chaque fois un poids de matérialité qui met les conclusions dialectiques et stratégiques en crise.

Lénine dit avoir perçu dans Salle 6 une description de la Russie tout entière montrant la nécessité de la transformation révolutionnaire. Mais Tchekhov ne se contente pas de décrire un mal qu’il reviendrait à d’autres de guérir.  La confrontation du médecin et du fou met par avance en crise le rapport entre connaissance et action qui fonde la science des médecins révolutionnaires. C’est ce qui fait de sa littérature quelque chose comme une hygiène de la politique – dont la politique révolutionnaire, bien sûr, a préféré se passer.

 

 

Enfin ma dernière question voudrait porter sur la question de la fin, du commencement et du milieu. Ce qui singularise les nouvelles de Tchekhov, c’est peut-être selon vous la manière dont elle se pose en un milieu, s’ouvre par le milieu de manière à ne pas s’imposer comme un démonstration, à s’offrir non comme un discours qui aurait un commencement et surtout une fin, à savoir une clausule. En quoi est-il important pour vous que la politique de la littérature ne passe précisément pas par une leçon morale ? S’agit-il notamment de la distinguer de poètes du régime mimétique comme La Fontaine, pour n’évoquer que lui, où se détachait une leçon morale à chaque fable ?

 

Je ne cherche pas à dire ce que doit être une politique de la littérature. Je cherche simplement à penser la manière dont elle se formule et s’exerce dans des œuvres définies. Chez Tchekhov, le souhait paradoxal d’une histoire sans commencement ni fin  marque le refus d’une logique de la nécessité qui disculpe les personnages. Le commencement institue toujours plus ou moins  une chaîne causale, un déterminisme social, psychologique, voire biologique (l’hérédité) qui explique que les personnages ne pouvaient pas ne pas agir ainsi. La fin indique que rien de nouveau ne peut naître de l’enchaînement des actions. Tchekhov refuse l’une et l’autre figure de l’impossible. Il prend l’histoire par le milieu, à un moment où il revient aux personnages de choisir ce qu’ils veulent faire du moment qu’ils sont en train de vivre sans qu’aucun passé hérité ni aucun avenir à assurer ne contraigne leur attitude. Il ne dit pas aux lecteurs ce que ses personnages auraient dû faire ni ce qu’ils devraient faire eux-mêmes. Il leur dit simplement : voici une image de votre vie. Qu’en pensez-vous ? Est-ce ainsi que vous voulez vivre ? Mais aussi, sachez que votre choix individuel est aussi une manière de décider pour vos semblables. Ce n’est pas la morale classique qui prescrit ce qu’il faut faire ni la leçon moderne qui explique  que les individus ne changeront que lorsque la société aura changé. C’est simplement la morale qui convient à celles et ceux qui sentent ce qu’émancipation veut dire.






Jacques Rancière, Au loin la liberté : essai sur Tchekhov, La Fabrique, septembre 2024, 128 pages, 13 euros

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