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Hélène Giannecchini : Réinventer les liens de filiation pour « tenir ensemble » (Un désir démesuré d'amitié)


Hélène Giannecchini (c) Astrid di Crollalanza/Le Seuil


En cette rentrée littéraire 2024, Hélène Giannecchini signe, avec Un désir démesuré d’amitié (Seuil), une petite révolution dans le paysage de la littérature française contemporaine, en faisant le choix de renouveler le récit de filiation, une forme littéraire consacrée par le Prix Nobel décerné à Annie Ernaux en 2022.

 

On s’en souvient peut-être, il y a exactement quarante ans paraissait Vies minuscules de Pierre Michon, identifié depuis comme l’un des deux premiers récits de filiation (avec La Place d’Annie Ernaux, 1983). Cette nouvelle forme faisait alors le choix de « déplacer l’investigation autobiographique classique de l’intériorité vers l’antériorité », le récit de l’avant devenant « le détour nécessaire pour parvenir à soi, pour se comprendre dans cet héritage »[1]. Dans Vies minuscules, il s’agissait pour l’auteur, dès la première ligne du récit, d’« avanc[er] dans la genèse de [s]es prétentions », c’est-à-dire d’explorer son héritage, ce qui l’avait constitué en tant qu’homme et en tant qu’écrivain. Ce récit pluriel de huit « vies minuscules », dont certaines ne relèvent pas d’une filiation familiale stricto sensu, fixe alors – sans en avoir conscience – ce qui délimitera, selon Dominique Viart, cette forme nouvelle de l’écriture de soi : « la conscience d’un héritage ; la tension entre factuel et fictif ; le renoncement à la linéarité chronologique au profit du recueil, de l’enquête et du recours à l’hypothèse ; le souci de la question sociale ».

 

On ne m’a pas raconté une partie de mon histoire. On n’explique pas aux enfants ce qu’on n’a pas vécu, on ne les prépare pas à ce qu’elles pourraient être et qu’on n’a jamais été. Mes parents m’ont parlé de leurs vies, de leurs histoires d’amour – des rencontres comme des ruptures –, de leurs amitiés, de leurs convictions, de leurs doutes, et même de leurs échecs […]. Malgré tout je persiste : une partie de mon histoire ne m’a pas été transmise.
Connaître ma famille ne m’a pas suffi. J’ai eu besoin d’une autre filiation pour prolonger et augmenter la première, pour parfois la déjouer aussi ; d’une filiation qui n’a plus rien à voir avec le sang. J’ai cherché les personnes qui, avant moi, ont construit leurs vies selon les mêmes désirs et aspirations.

 

On le voit, le récit s’enclenche sur une ouverture programmatique. On y retrouve l’ensemble des caractéristiques formelles du récit de filiation : la nécessité de fouiller le passé pour identifier les manques et ainsi reconstituer l’héritage ; la capacité à formuler des hypothèses, à faire dialoguer faits et possibilités ; le mouvement de la quête qui prend la forme d’une recherche au long cours. L’hybridation formelle à mi-chemin entre littérature et sciences humaines et la dimension méta de l’écriture, c’est-à-dire la possibilité d’élaborer son propre commentaire, ne sont pas nouvelles chez Giannecchini : déjà en 2014, l’autrice avait publié aux éditions du Seuil, dans la même collection, un premier texte à la croisée du récit de soi, de l'enquête biographique et de l'essai, intitulé Une image peut-être vraie. Alix Cléo Roubaud. Mais, dans ce troisième livre[2], une dynamique supplémentaire se dessine pour répondre au constat initial, formulé sous la forme d’un paradoxe : « Longtemps j’ai cru que je n’existais pas ». Pour établir sa propre existence – comprenons ici, pour rendre matérielle l’existence d’une jeune intellectuelle qui aime les femmes et se découvre une sensibilité toute particulière pour les vies invisibilisées et les voix inaudibles (celles le plus souvent qui s’écrivent dans les marges) –, Giannecchini part de la proposition bien connue de Monique Wittig, une rencontre intellectuelle liée à la rencontre de la femme qui fut sa première histoire d’amour : « Tu dis qu’il n’y a pas de mots pour décrire ce temps, tu dis qu’il n’existe pas. Mais souviens-toi. Fais un effort pour te souvenir. Ou à défaut, invente[3] ». Cette formule devient alors la ligne de conduite assumée de l’écrivaine : « de toute façon les histoires de famille portent bien leur nom : elles sont des fictions auxquelles nous choisissons de croire ». Fiction pour fiction, Giannecchini décide donc en conscience de devenir maîtresse des siennes.

 

Elle écrira une histoire « féministe, minoritaire, queer », « une histoire politique, une histoire de lutte et d’amitié, de liens dits mineurs qui sont assez peu consignés dans les archives et s’effacent quand les gens disparaissent ». En proposant une nouvelle manière de faire récit d’histoires qui débordent de l’intime pour s’inscrire dans une histoire collective « qui est encore en train d’être découverte et écrite », et dont chacun.e puisse s’emparer, l’autrice renouvelle la forme. Si elle aussi défend, à l’évidence, une « éthique de la restitution[4] » qui cherche à opérer des liens entre passé et présent, en comblant les lacunes et en réhabilitant des existences et des paroles oubliées pour leur donner corps – et donc vie –, Giannecchini « choisi[t] tous [l]es membres » de son autre famille : « C’est moi qui ai composé ma lignée, le passé ne s’est pas imposé au présent comme cela se fait d’ordinaire. J’ai voyagé pour rencontrer les miennes, les écouter, pour regarder des images et visiter des lieux d’archives ». Cette éthique de la restitution se double d’une « éthique de l’attention », qui consiste pour elle – en travaillant à partir de documents d’archives – à « faire place aux détails, aux figurants, aux vies considérées comme mineures ou méprisables, aux personnes à l’arrière-plan des photos, aux marginales, à celles que l’on ne nomme pas ou qui ne sont qu’une ligne sur certains registres ».

 

Giannecchini part d’un terrain qu’elle connaît bien, celui de l’art visuel, et plus particulièrement de la photographie. Docteure en littérature française, elle est également théoricienne de l’art, notamment spécialiste des rapports entre texte et image. Dans cette traversée à laquelle elle nous convie, en nous racontant ses voyages d’étude dans des centres d’archives queer aux quatre coins du monde, ses rencontres, ses lectures…, elle donne une large place aux histoires d’amitié, perdues pour la mémoire collective, qu’elle tente de débusquer : toujours avec soin, mais aussi avec appréhension, elle ouvre des boîtes d’archives, les compulse avec minutie mais aussi avec la certitude qu’elle n’aura jamais le temps matériel de pouvoir sonder tous les matériaux mis à sa disposition, suit une intuition et met à jour – grâce à des photos qu’elle étudie scrupuleusement, à une lettre, une note… – des tranches de vie d’amitié qu’elle actualise pour son lectorat au présent.

 

Au fil de la lecture, on découvre des photographies en noir et blanc, parfois elles sont décrites avant d’apparaître sur le papier, parfois elles ouvrent un chapitre comme celui intitulé « Minnie et Gloria ». La photographie de ces deux femmes a été dénichée dans un ensemble d’archives dites anonymes de la Gay Lesbian Bi and Trans (GLBT) Historical Society à San Francisco. Elle date de 1962, comme l’indique l’inscription au dos de la photographie, et est accompagnée d’un court texte, écrit par Gloria, attaché à la photo par un trombone, qui fait le récit de cette amitié singulière qui aura duré huit ans, identifiée par Giannecchini comme une relation qui s’apparente à la « camaraderie », au sens politique du terme. Ces deux documents sont « [s]on trésor californien, elles justifient à elles seules [s]on voyage. Ce témoignage de Gloria peut sembler anodin, il est très court, écrit simplement, il n’y a qu’une image, mais il est une rareté dans [s]es recherches ». En réalité, il y a bien d’autres pépites à découvrir dans les creux de ce livre. Les photographies découvertes ne sont parfois accompagnées d’aucun autre document, alors l’autrice étudie scientifiquement l’image avant d’imaginer l’histoire de ces visages et de ces corps.

 

Ainsi naissent des portraits, des histoires de « vies minuscules » de femmes, d’hommes aussi, ayant le plus souvent vécu à la marge de la société : malades (notamment du sida), pauvres, exclu.es, mais aussi militant.es, engagé.es, vivant.es, ces êtres de papier prennent vie sous nos yeux, dévoilant un véritable « espace sonore à ouvrir », dirait Olivier Cadiot, un terrain « qui fait résonance dans l’espace entre l’auteur et le lecteur », « des pages où le livre parle »[5].

 

La littérature est « le discours de l’"infâmie" », écrit Foucault et j’y entends une forme d’encouragement. Une certaine forme d’écriture peut se donner pour tâcher de redonner une voix aux déviantes, aux oubliées, aux infâmes justement, et, ce faisant, nous offrir nos histoires manquantes, celles qui ont été enterrées avec les mortes mises à la poubelle pour cacher la honte d’une famille, volontairement brûlées, jetés dans la rue, pillées.

 

Ces voix qui retentissent intègrent alors l’histoire familiale de l’écrivaine et viennent s’articuler à d’autres présences amicales bien réelles : les amies qu’elle se choisit, celles qu’elle retrouve en explorant son histoire familiale singulière. Toutes ces amitiés finissent par constituer un réseau dont, au fil des pages, on mesure la puissance, mais aussi la fragilité. Car tout est toujours en construction, en mouvement et aux prises avec les multiples crises, politiques, écologiques, sociales… que nous traversons. Le projet d’écriture que propose Giannecchini est en ce sens un véritable projet de vie, individuelle et collective : fouiller le passé pour faire émerger des forces de vie oubliées, établir des liens avec le présent bien vivant, créer des formes et des structures pour faire commun, afin de « nous tenir ensemble, d’accroître cette force qui est certainement l’une des raisons d’espérer que nous avons encore ». à l’aube de cette rentrée intranquille, cet espoir pourrait bien nous servir de boussole.

 




 



Hélène Giannecchini, Un désir démesuré d'amitié, Le Seuil, "La Librairie du XXIe siècle", août 2024, 288 pages, 21 euros.

 

Notes

[1] Dominique Viart et Bruno Vercier, La Littérature française au présent, Paris, Bordas, 2005, p. 77, puis p. 82.

[2] L’autrice a publié entre-temps Voir de ses propres yeux en 2020 (Seuil).

[3] Monique Wittig, Les Guérillères, Paris, Minuit, 1969, p. 127.

[4] Dominique Viart et Bruno Vercier, La Littérature française au présent, op. cit., p. 91.

[5] « Le texte contient du son, pas de la musique. Entretien avec Olivier Cadiot », dans Laure Gauthier (dir.), D’un lyrisme l’autre. La création entre poésie et musique. Laure Gauthier en dialogue, Paris, éditions MF, collection « Répercussions », 2022, p. 178.

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