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Photo du rédacteurChristiane Chaulet Achour

Hajer Ben Boubaker : Barbès Blues - Une histoire populaire de l’immigration maghrébine


Détail de la couverture (c) Le Seuil

« Paris est elle-même une archive »


Tendance à l’embourgeoisement

d’un quartier populaire



En exergue à cet essai-enquête, sous le titre « week-end à Nanterre », l’autrice annonce une mise en perspective autre que celle habituellement véhiculée : « L’immigré existe autrement (…) L’immigré ne correspond pas toujours à l’image dans laquelle on l’a enfermé, qui fait de lui une bête à part, un immigré et rien d’autres qu’un immigré ». En juin 2022, Dialna, sous la plume de Nadia Bouchenni, la présentait comme, « l’archiviste des luttes oubliées » :



Hajer Ben Boubaker (c) DR


« À tout juste 30 ans, Hajer Ben Boubaker est une chercheuse indépendante  incontournable sur l’histoire des musiques arabes et des luttes ouvrières de l’immigration nord-africaine. Créatrice du podcast Vintage Arab, et productrice de documentaires audio pour France Culture, la jeune femme n’a de cesse de partager sa passion et l’histoire des siens, comme le prouve sa série documentaire, Une histoire du Mouvement des travailleurs arabes (MTA), diffusée en octobre 2021 » [https://dialna.fr/interview-hajer-ben-boubaker-larchiviste-des-luttes-oubliees/.].

Le prologue de Barbès Blues définit précisément le travail entrepris et réalisé dans ce livre : elle écrit, dit-elle, avec « une langue coupée » qu’elle définit ainsi : « le sentiment d’avoir une histoire longue, riche, mais fragmentaire dans sa transmission ». Elle a conscience de mettre en œuvre un projet ambitieux car cette histoire est riche et complexe et s’appuie sur des archives et des rencontres. Elle veut dépasser les murs de Paris tels qu’ils nous sont donnés à voir pour révéler autre chose : « j’ai voulu reconstruire des mondes disparus qui ont existé dans ses rues et dans l’imaginaire de ceux qui sont devenus ses personnages ».

Elle veut rendre leur histoire à des invisibles progressivement expulsés de Paris vers les périphéries car Paris a fermé ses frontières (d’où la définition de « gentrification » en exergue de cet article, mot souvent utilisé dans l’ouvrage).

Mais effaçant aussi la fameuse neutralité supposée au socio-ethnologue face à son objet d’étude, l’autrice s’implique dans la démarche qu’elle initie : « Je suis née et j’ai grandi à Paris : j’ai construit mon livre comme une maison. Ou plutôt, comme on dessine une maison d’enfance dont les détails semblent nous échapper au gré de ce que le temps fait à la mémoire ». Aussi adopte-t-elle le ton et le rythme d’un récit avec ses personnages, ses décors et ses faits notoires, comme un théâtre disparu. De plus, au sein de chaque chapitre, la narratrice insère des paragraphes plus ou moins longs, en italiques, où elle donne son ressenti, ses interrogations et le sens de cette recherche du passé.

Cette enquête se veut aussi une avancée contre une descente vers le fascisme, avancée qui n’évite ni le tragique, ni la brutalité, ni le racisme : « Il y a longtemps que l’on compte nos morts. C’est un livre pour eux comme pour nos vivants ».


On notera l’abondante bibliographie entre la synthèse donnée par chapitre et les notes au cours de l’ouvrage, regroupées en fin de livre. Celui-ci se décline en cinq chapitres adoptant la même structure : un titre général, une photo, une citation en exergue, un chœur (avec les personnages que l’on retrouve dans le récit, entre 8 et 10) et une liste des lieux rappelés. Ces chapitres sont sensiblement de la même longueur sauf le second sur lequel nous reviendrons. 




« Les Algériens de la Montagne ». Le récit démarre du Paris d’avant la première guerre mondiale. Si elle regrette le manque de documents, elle sait néanmoins que les premiers immigrés ont d’abord habité le 5ème arrondissement, de la rue de la Montagne Sainte Geneviève à la rue Monsieur Le Prince, en passant par la rue de la Huchette. C’est là qu’ils trouvaient des logements pas chers. Un certain nombre d’entre eux ont travaillé dans le 13ème arrondissement à la Raffinerie Say. D’autres étaient manœuvres à la Compagnie des omnibus ; d’autres encore étaient embauchés pour la construction du métro parisien.

Après la guerre, leur nombre augmente car il faut reconstruire et la France a toujours puisé  dans le réservoir de la force de travail des colonies. Elle donne un chiffre : 140.000 Algériens,  71.000 Tunisiens et Marocains.

En 1930, on compte des milliers d’ouvriers algériens mais aussi des artistes et des commerçants. On voit apparaître les fameux hôtels garnis (qui existaient au XIXe s.) et des cafés, lieux de rencontres privilégiés de ces hommes qui fuient leurs chambres exiguës et insalubres. Elle insère alors une rencontre historique, celle du 20 juin 1934 entre Ahmed Mansouri et Messali Hadj (alors âgé de 36 ans. L’Etoile Nord-africaine a été créée en juin 1926). Sont évoqués aussi deux anarchistes : Mohamed Saïl et Kiouane ainsi que l’AEMNA (Association des étudiants musulmans nord-africains) et le journal Le paria où se rejoignent Hadj Ali et le futur Hô Chi Minh. Le café est toujours le lieu de rendez-vous. Le récit nous offre des portraits successifs très intéressants.

La Grande Mosquée de Paris, construite alors et inaugurée en juillet 1926, est la seule survivance de cette histoire car, dans les années 50, les Maghrébins sont expulsés de cet espace. Certains cafés sortent du lot comme le café Abdelkrim devenue le cabaret El Djazaïr :


« El Djazaïr a été la genèse du monde de la nuit, de ceux qui chantent mais ne dorment pas, le premier cabaret oriental de Paris, bientôt imité par d’autres établissements qui ont ainsi tissé une cartographie de l’intime et du spectacle. Un univers en trompe-l’œil, à mille lieues du destin ouvrier d’une grande partie de l’immigration nord-africaine (…) Les cabarets de Saint-Séverin ont accueilli un renouveau culturel trop souvent négligé dans l’histoire des trois pays du Maghreb. C’est une histoire d’immigrés qui s’offrent le droit d’exister comme ils sont ou comme ils rêvent d’être – une histoire de la créativité des gens ordinaires ». 


Les chanteuses nord-africaines s’inspirent du cinéma égyptien. L’enquête s’attarde sur Ahmed Hachlaf, « l’homme fort des musiques arabes en France » et la diffusion de la musique et du chant. A la radio, très surveillée par la police française, est préféré le phonographe et les 78 tours. On plonge alors dans le récit de la famille Ftouki avec « Le Tam-Tam » (Tunisie-Algérie-Maroc), rue Saint Séverin, puis son expulsion pour proximité avec les nationalistes, le MTLD y tenait des réunions secrètes. Des informations sont données sur Ouarda Ftouki, née à Puteaux en 1939 qui deviendra la chanteuse très célèbre, Warda. Arrêt aussi sur la rue Monsieur-le-Prince et, au 67,  l’hôtel-restaurant « Le Hoggar » dont il ne reste plus trace, tenu par Ahmed Belghoul. Messali Hadj et Ferhat Abbas s’y sont rencontrés. Camus et d’autres venaient y manger du couscous… Au 20 de cette même rue, c’est là où Malik Oussekine a été assassiné en 1986, par deux policiers. Tout ce travail de mémoire, si difficile à renseigner par manque de documents, lui laisse un goût amer : « En quittant la rue Monsieur-le-Prince et le 5ème arrondissement, je ne sais toujours pas où se trouve ma blessure ».


 « La Goutte-d’Or fait déborder le vase » La photo montre des Algériens célébrant l’indépendance le 5 juillet 1962, à la Goutte-d’Or. Il n’y a pas d’exergue et le chapitre qui suit ne fait que 25 pages.

Pourtant on entre vraiment dans le lieu désigné par le titre général. Cette brièveté s’explique peut-être par la difficulté à choisir dans les faits qui ont marqué ce lieu chargé d’histoire. Le chapitre commence par un passage personnel en italiques :


« Il est difficile d’entrer dans un mythe, de s’y faufiler, de le fissurer, d’y introduire un point de vue, encore plus quand celui-ci est empreint d’amour profond et de rejet tout aussi vif. Voilà pourquoi écrire sur Barbès n’est pas chose aisée. Le récit de l’immigration a placé ce quartier dans l’imaginaire commun. A moins que ce ne soient les Français, les médias, les autres (encore eux) qui aient décidé de nous le coller à la peau. Mais non. Assurément c’est de notre fait : nous l’avons bien remanié à notre sauce. Les premiers installés n’avaient pourtant pas choisi d’en faire un petit bout de familiarité ».


On ne saura jamais quel est le premier Algérien qui s’y est installé. En tout cas, il a été précédé… par Emile Zola et L’Assommoir qui a voulu décrire « la déchéance fatale d’une famille ouvrière dans le milieu empesté de nos faubourgs ». Le quartier est alors entre deux mouroirs, l’hôpital Lariboisière et les abattoirs de Montmartre.

Zola évoque aussi les embellissements du quartier qui le transforme. Il se retrouve entre trois gares : en 1837, la gare Saint-Lazare, en 1846, la gare du Nord et, en 1849, la gare de l’Est. 1954, c’est le déclenchement de la lutte algérienne de résistance à la France coloniale et cette lutte a besoin de fonds. Shéhérazade, la danseuse vedette d’El Djazaïr, « la plus grande danseuse de sharki de Paris », a un physique qui trompe : elle est remarquée par le FLN qui la charge de récupérer les cotisations auprès des prostituées. C’est la prostitution à Paris qui est décrite. Même si le FLN a interdit la prostitution, il profite du travail des prostituées : « ce qui a autorisé éditorialistes et politiques à réduire le soulèvement nationaliste à la mobilisation de maquereaux et de délinquants, alimentant ainsi le cliché raciste du voyou algérien, criminalisant plus encore sa portée indépendantiste et émancipatrice. (…) Les libérations ne sont pas le fait de héros-saints, mais d’hommes et de femmes ordinaires ».

De nouveau, le récit s’attarde sur les cabarets et donne les biographies de Brahim Aïssa et de Violette de Barbès ; sur les cafés et sur les affrontements FLN/MNA, faisant quelques 3000 morts. Puis les diffuseurs de musique comme Léa Sauviat et on revient à Ahmed Hachlaf. Elle s’attarde sur l’importance de Slimane Azem, « la voix de l’exil kabyle ». Du côté plus politique, elle raconte l’émeute de Barbès en 1955, sous la titre « La révolte de la Goutte-d’Or » le 31 juillet, passant sous silence d’autres actions, justes énumérées :


« Papon, déterminé à éradiquer à la fois les militants et les structures, ordonne la fermeture administrative des cafés-hôtels – pour tenter d’empêcher la collecte –, l’arrestation et la dispersion des locataires. Les caves des 25, 28, 29, rue de la Goutte-d’Or sont transformées en centre de torture où opèrent les supplétifs harkis. « Les caves qui chantent » ainsi que les appellera la presse. [NB en note = plus précisément la journaliste Madeleine Riffaud dans son enquête dans L’Humanité sera censurée par la police].

Le quadrillage policier, les tortures, les arrestations, le massacre du 17 octobre 1961, la lutte fratricide entre le MNA et le FLN : la guerre marque durablement le quartier, jusqu’à l’indépendance ».


On peut être étonné que rien ne soit décrit au moins du 17 octobre 1961 et des répercussions de la lutte sur « les gens ordinaires » : beaucoup de nouvelles, romans ou témoignages en ont parlé. Mais c’est un choix que fait la narration. Et le chapitre se termine sur « TATI », difficile à contourner quand on parle de Barbès : « Temple du mauvais goût pour certains, navire amarrant les êtres aux fins de mois difficiles, Tati occupe une place de choix dans l’imaginaire de la classe ouvrière ». Suit la biographie du fondateur, Jules Ouaki, juif tunisien, ainsi que les effets de stigmatisation sociale que représente la fréquentation de ce magasin et le port de ses vêtements.


« Compter sur ses propre forces » - On passe du début des années 60 à leur fin avec un retour au « quartier latin » du premier chapitre : le quartier réhabilité a fait disparaître le monde évoqué. Après avoir rappelé les soulèvements étudiants de mai 1968, le récit s’arrête au libraire François Maspero « l’éditeur des révolutionnaires, compagnon de toutes les luttes qu’il publie ». En 1957, il a ouvert « La joie de lire » rue Saint-Séverin où  les opposants à la guerre d’Algérie ont trouvé refuge. Si le quartier n’est plus algérien, la librairie continue à offrir les échos de cette lutte.  


« Les années 1970 sont un champ des possibles de groupes et d’individus aux trajectoires singulières ». Les ouvriers se trouvent à Barbès mais les étudiants, enfants de la postcolonie, ceux de la première génération des indépendances, côtoient au Quartier latin des étudiants du Levant. Se créent en 1967, les premiers collectifs de soutien à la Palestine. Ici aussi Hajer Ben Boubaker retrace quelques parcours de figures de l’époque : Anis Balafrej, Marocain, Hamza et Saïd Bouziri, Tunisiens : « leur arrivée en France s’accompagne d’un militantisme politique d’abord tourné vers les enjeux du monde arabe ». « La Palestine est déjà la bataille de tous ». 


La guerre perdue par les Arabes contre Israël en juin 1967 est une terrible déception. Les premières organisations pro-palestiniennes reprennent la tradition de comités antérieurs comme le comité Maurice Audin et le comité Vietnam national. H. Ben Boubaker recueille le témoignage de Maurice Courbage, Syrien, sur ces comités. Cette mobilisation s’explique d’abord par la prise de conscience des étudiants qui vont aller vers les ouvriers, en propageant les idées de l’OLP. Ils invitent aussi les leaders de la Gauche prolétarienne à venir en Jordanie pour rencontrer le Fatah et découvrir un homme, Yasser Arafat. De  nouveau, une radio est le point de convergence de la lutte avec la voix de Mokhtar (Mohamed Bachiri, Marocain) sur Radio Assifa.

Progressivement, un noyau dur se constitue. L’enquêtrice s’entretient avec Mohamed, dit Fedaï, Algérien, pour parler des « comités Palestine-Mouvement des travailleurs algériens (MTA) ». Ancien du FLN, pour lui c’est une évidence : après avoir libéré l’Algérie, il fallait libérer la Palestine Venu en France et ouvrier, il déclare que Barbès était leur base. Un autre entretien est cité sur Djellali Ben Ali, tué le 27 octobre 1971. Le 7 novembre, une manifestation monstre à la Goutte-d’Or avec 4000 participants est organisée, en protestation contre cet assassinat. Des intellectuels français les rejoignent : Sartre, Deleuze, Claude Mauriac, Michel Foucault, Yves Montand, Simone Signoret. D’après le récit qui est fait, s’appuyant sur des entretiens et des documents d’époque, il n’y a pas véritablement de fusion entre les intellectuels et les ouvriers. L’opération commando terroriste palestinien à Munich le 5 septembre 1972 contre la délégation israélienne aux Jeux olympiques signe la prise de distance entre les uns et les autres.


C’est alors que prend consistance une nouvelle organisation, dirigée par les immigrés eux-mêmes et pour leurs revendications : le MTA (devenu le Mouvement des travailleurs arabes), dont la tête est constituée de militants déjà rencontrés dans le soutien à la Palestine. Le récit se focalise sur Saïd et Faouzia Bouziri, Tunisiens et se termine par la mobilisation contre les circulaires Marcellin-Fontanet, entrées en vigueur en octobre 1972. Celles-ci multiplient les exigences pour l’obtention d’une carte de séjour. Ces mesures visent directement le couple Bouziri. La lutte s’étend à plusieurs villes de France. Le chapitre se termine sur les Tunisiens à Belleville et particulièrement les juifs tunisiens.


« Ecoute-moi camarade » - la photo représente le marché de Barbès en 1980 et le titre est celui d’une chanson de Mohamed Mazouni, chanteur populaire. 

Le premier fait rapporté touchant le sujet de l’enquête est l’assassinat par une rafale de pistolet-mitrailleur d’un ouvrier algérien, Mohammed Diab, trente-deux ans, dans un commissariat de Versailles. Le bulletin radiophonique conclue à un acte raciste antiarabe, antialgérien ; aucune trace comme dans de nombreux crimes racistes. Le groupe du MTA se mobilise très vite et Hajer Ben Boubaker cite le témoignage de Bernard Lehembre « militant anarchiste et compagnon de route des mobilisations immigrées des années 1970-1980 ».

L’action recherchée est d’amener l’affaire devant les tribunaux pour que les témoins soient tous entendus car ils contredisaient la thèse des policiers. Le récit met en valeur le rôle des femmes qui favorisent la mobilisation. L’autrice commente : « Crime raciste odieux commis par un policier, l’affaire Mohammed Diab ouvre deux perspectives. D’abord pour la première fois, un crime policier à caractère raciste donne lieu à des poursuites judiciaires, avec la création d’un « comité vérité et justice ». (…) Ensuite, les femmes dans ces luttes n’ont pas qu’un rôle de petites mains : elles sont bien moteurs ».


A côté de cette agitation militante, la vie à Barbès continue son cours : Tati, les disquaires, les cafés, les foyers, les familles, les visiteurs. Le disquaire Ahmed Soulimane, avec son label « La voix du globe » est devenu riche. D’autres créent d’autres labels, une quinzaine de boîtes de musique voient le jour. Même en dehors de Barbès, Ahmed Hachlaf, désormais à la tête du label le Club du disque arabe, continue ses activités. Il y a aussi à Asnières, nommée Tiznit-sur-Seine, la famille Boussif qui a ouvert une société de production. Néanmoins, « C’est tout le monde musical qui se forme à Barbès, que chaque acteur contribue à enrichir : producteurs, disquaires, chanteurs, consommateurs ». Suit la découverte de Mohamed Mazouni, chanteur algérien qui devient célèbre en chantant la vraie vie, même si ses paroles sont assez basiques. C’est l’époque des succès des Scopitones (jukebox associant l'image au son). On peut écouter ainsi Dahmane El Harrachi, « chanteur de chaâbi à la voix rocailleuse ». Une fois encore, en s’attardant sur ce chanteur, elle entend « remettre au centre les personnages qui, de manière consciente ou non, ont œuvré à la constitution de ce patrimoine ».

En poursuivant avec un sous-titre, « L’année des linceuls »,  elle rappelle l’événement qui a fait connaître le MTA : 1973, grève générale des travailleurs arabes contre les crimes racistes, le 3 septembre dans le sud de la France puis le 14 à Paris. Au cours de cette année 1973, cinquante Arabes ont été tués pratiquement tous dans le Sud-est de la France. Le récit détaillé de cet événement est passionnant à lire.

Le chapitre se termine avec l’histoire plus que savoureuse de « Titi de Annaba », célèbre voleur, se réclamant de la lignée des bandits d’honneur.


« Le temps des seringues » - C’est sans doute le chapitre le plus sombre de cet ouvrage, son titre étant lui-même éloquent.

Il  est introduit en douceur, pourrait-on dire, par l’évocation très suggestive du Kiss Club au 4, Boulevard de Strasbourg, « la boîte de nuit qui acceptait les Arabes. Un espace révolutionnaire en plein cœur de la capitale, révolutionnaire quand on sait qu’il reste « compliqué » d’accéder à certains lieux quand on a cette gueule de métèque-là ».

Le dancing devient pour la nouvelle génération le lieu où l’on peut oublier le racisme au quotidien. Les vieux vont vers les cafés écouter la musique chaâbi et la musique kabyle. Il y aura d’autres clubs accueillant les Arabes dans ces années 80.

Mais il y a un revers mortifère car c’est là que circule la drogue et particulièrement l’héroïne. Un double portrait de deux jeunes gens est dessiné : celui de Taleb, Algérien, et celui de Philippe El Shennawy, Egyptien. Ils multiplient les délits jusqu’au braquage du CIC de l’avenue de Breteuil le 8 septembre 1975. Arrêtés, ils nieront tout et seront condamnés à la perpétuité alors qu’aucune goutte de sang n’a été versée. Ils sont mis en Quartier de Haute Sécurité (QHS). La vie de Taleb en prison, est racontée dans son horreur et sa brutalité. Il multiplie les écrits pour faire connaître ses conditions déplorables de détention. Mais le 26 février 1980, il se suicide dans sa cellule à Clairvaux et laisse un message d’adieu entièrement cité, diffusée par un journal-tract « Rock against Police » par Mogniss Abdallah, militant actif qui devient journaliste à Sans frontière et animateur de Radio Soleil. Son frère Samir joue avec la troupe de théâtre « Un week-end à Nanterre » (la citation du premier exergue du livre). Les actions du groupe « Rock against Police » sont nombreuses. Dix jours avant ce suicide, le 16 février 1980, Abdelkader Lareiche, quinze ans, est tué par un gardien dans le hall de l’immeuble. 

Le groupe autonome de l’immigration reprend l’idée des concerts antiracistes du groupe britannique « Rock Against Racism ». Excepté la Santé, les prisons parisiennes disparaissent et c’est Fleury-Mérogis qui ouvre en 1968 : « Fleury, geôle du XXe et XXIe siècle, a été dès son ouverture le lieu d’enfermement des Arabes et des Noirs issus de l’immigration postcoloniale. (…) Paris se gentrifie et expulse ses bagnards, relégués loin du centre du pouvoir. Les prisons entrent dans l’univers de la banlieue. Fleury, pour les jeunes banlieusards, c’est d’abord le bâtiment D2 ».

Le soir du 10 mai 1981, alors que la gauche fête la victoire de F. Mitterrand, les militants de Sans frontière créent la première radio immigrée pour les immigrés : « Radio Soleil Goutte d’Or crachote sa première émission en arabe et en français. L’effet est immédiat».  La radio est portée par la voix de Mokhtar. Cette radio est vraiment « l’aventure collective de toute une communauté » et le succès est phénoménal. Cette radio a été précédée par Radio Assifa du MTA. Beaucoup de détails passionnants sont donnés de ces créations.

C’est ensuite l’histoire de Sans frontière et ses petites annonces, pleines de la vie des immigrés ,dans la foulée de ce mode de communication popularisé par Libération. C’est aussi le récit de la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » en octobre 1983. Six pages listent les vingt assassinats de cette année 1983.


La fin du chapitre est consacrée à la drogue et au Sida : « aucune idée claire sur l’étendue de l’hécatombe qui décima une génération. (…) Cette génération des années 1980 représente un trou noir, un tabou absolu ». Silence et traumatisme, « drame à huis clos » sont les mots utilisés pour évoquer ces années. « L’héro est plantée comme un pieu dans l’histoire des quartiers populaires de Paris et de la banlieue ». On retrouve les consommateurs à la Goutte-d’Or, à Belleville, à Stalingrad. Sa tentative de retrouver le fil de cette histoire est conclue par l’histoire de Doudja, Tunisienne, mère de sept enfants. Son histoire décrit le long calvaire des familles et la décision qu’elle a prise de demander l’expulsion de son troisième fils toxicomane, les deux précédents étant morts d’overdose.


« La question n’était plus de savoir qui était infecté par le sida, mais qui était infecté par la honte. (…) A la honte d’avoir un enfant toxico s’est ajoutée celle d’avoir un enfant séropositif. (…) Pendant longtemps, dans ces pays du Maghreb, la figure du porteur de sida sera confondue avec celle de l’immigré. (…) Entre Barbès et Marx-Dormoy se raconte l’humiliation de ceux qui ont passé les portes du consulat avec un certificat de décès portant le mot "sida" ».


Après ces années noires, Hajer Ben Boubaker n’a pas pu aller plus loin : elle a bloqué là, attestant néanmoins de ses interrogations et du premier  rassemblement des « familles maghrébines et africaines solidaires pour survivre au sida » en 2002 et elle termine en citant une pancarte trouvée au MUCEM :

« Nous avons survécu à l’esclavage

Nous avons survécu à la colonisation

Nous avons survécu à l’immigration forcée.

NOUS SURVIVRONS AU SIDA ».


Dans son épilogue, l’autrice insiste sur l’importance de ce travail de mémoire, attestant d’une histoire collective qui est aussi la sienne, l’histoire du « peuple de Paris » : « Cette histoire peut ainsi se lire en fraternité avec de nombreuses communautés qui se sont installées ici au fil des siècles ».




Lauréate du Prix UNESCO-Sharjah, 26 juin 2023


C’est un livre à lire car une présentation ne peut en restituer toute la richesse. On y retrouve des faits connus, des noms inconnus ou oubliés, des mélodies captées. Mais on découvre surtout. Le récit conjugue l’histoire des médias et musiques, des artistes et des militants, s’implantant dans ces quartiers populaires, aux événements socio-politiques, en ne s’attardant que sur les moins connus ou complètement invisibilisés. Elle travaille depuis des années sur les musiques de l’immigration. En 2022, dans The Funambulist, elle a publié un article intitulé « From A Revolution to Another : North African Music Labels in Paris ». Et c’est sans doute ce rapport à la musique et à l’audiovisuel qui est son apport le plus tangible et sa passion. Un passage dans le chapitre 4 me semble donner l’objectif de fond de sa recherche :



« Proposer une cartographie musicale – à défaut d’être sonore – de Barbès, c’est aussi raconter autrement une double histoire : celle d’un exil et celle d’un enracinement dans un quartier. Comment l’histoire de ce quartier croise à la fois des histoires trois fois nationales et des millions d’histoires individuelles, mais rencontre, surtout, l’histoire de la place qu’ont occupée les Maghrébins dans le monde du travail français. Barbès est bien un quartier ouvrier, et cet aspect social, sous la forme d’un lumpenprolétariat immigré, l’a durant des décennies organisé ».

« Cette histoire, née de la révolution anticoloniale, du quotidien de la classe laborieuse autant que de la création d’un marché commercial, reste celle d’une révolution de la dignité culturelle ».





Hajer BEN BOUBAKER, BARBÈS BLUES - Une histoire populaire de l’immigration maghrébine, Le Seuil, septembre 2024, 304 p., 21 €

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