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Gwenaëlle Aubry : dépersonnaliser, dit-elle


Gwenaëlle Aubry (c) Gallimard

« On ne se voit vraiment soi-même – et tous les autres aussi – que quand on s’est débarrassé du moi. »

Gwenaëlle Aubry, La Lettre absente.



Jean-Michel Devésa : En cette rentrée littéraire, vous publiez un roman, Zone base vie (Gallimard – paru le 22 août) et un essai critique, La Lettre absente (parution le 10 septembre aux Éditions du Nid-de-pie, une nouvelle maison), rassemblant un ensemble de contributions, conférences et articles, jalonnant « un trajet d’environ dix ans (de Personne à La Folie Élisa) » et restituant un « cheminement » qui « n’a pas la cohérence d’une théorie peu à peu vérifiée, mais se fraie dans la constance d’une expérience progressivement élucidée », attendu que, si la littérature n’a pas vocation à « nous réconcilier avec le réel », elle a « la puissance » de « le rejouer », en attestant et en nous rappelant que « d’autres mondes sont possibles, ici et maintenant » (La Lettre absente).

 

J’ai lu avec intérêt, et bonheur, ces deux textes car, loin du spectacle du champ littéraire contemporain et de ses vanités, vous élaborez une œuvre que vous avez entamée en 1999 (avec Le Diable détacheur) et qui, en 2009, a retenu l’attention du jury du prix Femina lequel a distingué Personne, dans lequel vous vous penchez sur la relation au père, non pas sur le mode du témoignage ou de l’intime, mais avec la volonté d’explorer les ressources de l’écriture, et de questionner ce « ‘je’ qui n’est pas moi » et de faire entendre « la foule intérieure, [de] multiples voix, que tous, écrivains et lecteurs, hommes et femmes sans qualités, nous abritons » (La Lettre absente).

 

Des lecteurs pressés jugeront qu’avec Zone base vie vous adoptez un nouveau ton, un nouvel angle, délibérément politique. Pour ma part, j’ai plutôt le sentiment que, dans le droit fil de votre travail, et en fonction de la dynamique propre à votre écriture, vous avez infléchi votre voix en réponse aux sollicitations et à l’interpellation de ce temps – pernicieux (à mes yeux, parce que nous nous apprêtons à franchir un seuil anthropologique, dans l’aveuglement de ce qui nous annihile, en nous épuisant et en nous « atomisant » au quotidien, sous la menace de ce qui peut nous effacer, demain, du fait de la guerre et/ou d’un effondrement écologique) –, dans lequel nous sommes toutes et tous pris. Ce qui fait que votre ouvrage tranche me paraît moins relever d’une inflexion que vous auriez opérée dans vos sujets et vos motifs que du peu d’acuité d’une production romanesque française qui se garde de se confronter à l’Histoire, à la vie, au corps et au désir, et qui nous sermonne, parfois en en jouissant, que « morts, nous le sommes déjà » (La Lettre absente). J’ai ici en tête ce que vous notiez, en 2021, dans votre Saint Phalle. Monter en enfance : « Un livre n’est pas une chambre close où se confiner, portes et fenêtres fermées, mais un espace ouvert à tous les vents, même mauvais, une table de jeu dressée en plein air, comme l’échiquier du Septième Sceau de Bergman posé sur une plage et frôlé par la mer. De nouveaux partenaires surgissent on ne sait d’où, de nouveaux adversaires : il faut les accepter, et même les inviter, y compris la mort et sa traînée de peste noire. Car quelle que soit l’issue de la partie, jouer avec eux c’est déjà triompher. » Est-il exagéré de suggérer que, déjà, était en gestation Zone base vie, un roman dans lequel, en écrivaine, et pas en idéologue ni en publiciste, vous passez au crible ce qui nous est arrivé, socialement, et pour chacune et chacun d’entre nous, lors de la pandémie de la covid ?

 

Gwenaëlle Aubry : La pandémie, et avec elle les vents mauvais, ont fait effraction au moment où j’écrivais Saint Phalle. Monter en enfance, c’est-à-dire où je pistais, à travers une promenade dans le Jardin des Tarots, les traces mêlées de l’enfance fugitive et de cette grande vivante qu’a été Niki de Saint Phalle. J’écrivais sur l’ailleurs et sur la métamorphose et voici que d’un coup nous nous sommes trouvés enfermés dans l’ici et dans un devenir arrêté. Je ne pouvais pas laisser à la porte du livre cet événement inouï. Et comme j’avais pour Saint Phalle un principe de composition aléatoire, le tir des tarots, j’ai intégré la pandémie, j’ai tiré les cartes de la Mort, du Fou et du Monde. Mais ça ne suffisait pas. J’avais tiré au sort, mais ce n’était pas assez pour m’en tirer, pour m’en sortir. Je savais qu’il allait falloir affronter cette chose folle de plein fouet, mais je ne voyais pas comment, je n’avais pas la forme, je n’avais pas la clef. Quand je dis « il fallait », c’est au sens où mon travail est, depuis le début, gagé sur l’événement, sur ce qui casse en deux l’Histoire et le temps, et où le roman est pour moi une façon de retrouver le mouvement, l’élan, le désir par-delà la sidération. Mais là, la puissance de délire du réel était telle que la fiction me paraissait vaine. Et en même temps, j’avais l’impression que le présent dupliquait une mauvaise fiction, une dystopie ratée, que je n’arrivais pas à identifier. Je ne me voyais pas non plus écrire un « journal de confinement », c’est-à-dire me confiner au carré en taillant la pandémie aux mesures de mon moi, en la verrouillant dans l’intime. Ni un essai, car ç’aurait été laisser de côté la part charnelle de cette expérience : qu’est-ce que ça nous a fait, au juste, avoir peur de la peau, du souffle des autres, changer de trottoir quand on les croisait dans la rue ? Est-ce qu’on sort intact d’avoir évité, pendant plus d’un an, de se toucher ? Cette expérience-là, nous l’avons tous vécue, même ceux pour qui tout s’est bien passé, qui ont trouvé dans la crise une forme de répit et cultivé leur jardin. Je crois que seul le roman peut à la fois explorer et diffracter toutes les dimensions de la pandémie, tout ce qu’elle a bouleversé en nous : notre rapport aux autres, au corps mais aussi à l’espace, au temps, au pouvoir, au langage… Bref, j’ai passé des mois, y compris pendant l’écriture de Saint Phalle, à accumuler des notes, des images. Et puis un jour un titre, et avec lui une forme, des personnages, des trajectoires, des corps – pas juste des échantillons sociaux – se sont imposés : un roman, et un roman (s’il y a inflexion, elle est là) pour moi inhabituellement romanesque au sens où il travaille à une très large échelle narrative. Étrangement, la fiction, en France comme ailleurs, a jusqu’à présent abordé cette crise totale, cette crise mondiale, à travers une focale à la fois étroite et floue : en réduisant la pandémie au confinement dans tel ou tel pays, et celui-ci à la toile de fond d’intrigues amoureuses ou familiales – un petit laboratoire où faire varier la vieille psychologie névrotique plutôt qu’une projection violente dans une réalité inédite. Cette échelle élargie, cette grande diffraction, j’en ai eu besoin pour rendre justice à la démesure de la pandémie, déconfiner son traitement, l’ouvrir aux confins.

 

J.-M. D. : Votre roman, vous l’avez écrit dans une intertextualité affichée et revendiquée avec Georges Perec. Celles et ceux qui, de livre en livre, vous suivent n’en seront pas étonnés. Dans votre Saint Phalle que j’ai évoqué tantôt, vous aviez confié ceci : « Breton, Bachelard, Perec… Des constellations se forment, fraternités de sens, lignées erratiques dont les membres ont ceci de commun qu’ils croient aux signes. Papesses ou Magiciens, ils tiennent le monde devant eux à la manière d’un livre ouvert dont les caractères énigmatiques, la confuse signature, attendent d’être déchiffrés. À travers elles, à travers eux, je retrouve le goût enfantin de la magie, lequel puise à la même source que la littérature : la croyance aux signes purs. Et si j’appartiens à la tribu de l’adolescence, au point de vouloir (ou de préférer) penser que je suis née à cet âge-là, j’apprends, ici, à reconnaître un héritage de l’enfance dans ce désir qui m’a fondée : convoquer les signes, faire parler le monde, ou plutôt être soi-même le livre blanc et grand ouvert où sa réponse vient se déposer, dessin tracé du bout des doigts sur le corps d’un jeune amant endormi. » De ces lignes, puis-je déduire que, pour vous, écrire, c’est tout à la fois déchiffrer le monde et la vie, comme s’ils se donnaient à voir en cryptogrammes, et se déchiffrer, soi-même ?

 

G. A. : Je ne crois pas en un sens caché ni en une signature secrète, mais, oui, je guette les signes et je crois que si la littérature se coupe de son rapport à la magie, y compris et surtout de celle, purement rythmique et matérielle, qui confie aux sons l’efficacité du sens, elle se coupe de sa puissance, elle se perd dans l’anecdote et les petites affaires privées. Si bien que me déchiffrer moi-même, ça ne m’intéresse pas beaucoup : mais plutôt recueillir, déplier les traces que le monde a déposées en moi et qu’il faut enfouir pour fonctionner, justement, comme un moi, comme un être social aux contours nets, parce qu’elles sont trop nombreuses, trop profuses, trop puissantes, parce qu’elles débordent. Cet excès-là, seule l’écriture me permet de l’approcher.

 

J.-M. D. : D’emblée, dans Zone base vie, la référence à Perec est indiquée : par l’épigraphe et par une note, en fin de volume qui explicite la provenance de certains objets attribués à vos huit personnages que vous logez dans un immeuble situé à Paris, au 11bis rue Winckler (du nom d’un des protagonistes de La Vie, mode d’emploi), adresse rappelant celle, tout autant imaginaire chez Perec, du 11 rue Simon-Crubellier. Pourquoi, aujourd’hui, ces emprunts à La Vie, mode d’emploi et ce rapprochement ? Et aussi, pourquoi le recours à ce « bis » ? Pour souligner une dette envers un Perec (dont vous affirmez dans La Lettre absente que vous le lisez « depuis toujours » et qu’il vous « ramène aux territoires de l’enfance ») ? Et afin de poser discrètement que l’histoire littéraire procède de la reprise et que, si l’écriture nous entretient du réel, elle se nourrit toujours de la bibliothèque ?

 

G. A. : La référence à Perec, ou plutôt le jeu avec lui, n’a pas été première. C’est toujours le réel qui me lance dans l’écriture et qui me lance dans la mesure où il commence par m’arrêter. Le roman intervient après pour le recomposer, lui renvoyer sa violence et lui arracher, malgré tout, des possibles. Pour Zone base vie, ce sont ces trois mots qui ont été moteurs, ces trois mots lus un jour sur un panneau devant la base vie d’un chantier, en Normandie : ils faisaient titre, c’était comme si leur juxtaposition, leur sonorité, condensaient mon expérience de la pandémie. Ils appelaient une forme, celle d’un immeuble en face d’un chantier qui se construit en même temps que le roman, et cette forme à son tour a convoqué Perec et dicté une règle du jeu : avec La Vie mode d’emploi, avec la figure récurrente de Winckler, avec le motif de la lettre absente que porte, dans le roman, le personnage de Georges, dont le nom, Szulewicz, est aussi celui de la mère de Perec. Un jeu léger, peu contraignant, mais dont j’avais plus que jamais besoin, à la fois parce que le réel à relancer était de plomb et parce que la forme, non seulement de l’immeuble mais d’un immeuble « confiné », posait un problème de construction spécifique : comment relier ce qui est séparé ? Comment recomposer un corps commun (un roman, c’est un grand corps, avec des muscles, des nerfs, une pulsation) à partir de corps atomisés ? Cette question n’est pas seulement formelle.  L’expérience de la pandémie nous l’a très concrètement posée : comment faire de nouveau corps par-delà le vide commun du covid ? Car nous avons vécu un paradoxe inédit : être collectivement isolés. N’avoir plus en partage que la séparation. J’ai donc cherché, pour chaque partie du roman, un nouveau principe de liaison entre les personnages. Et là, j’avais d’autres règles et d’autres compagnons de jeu, par exemple un poème de John Donne intitulé La Corona, ou encore un glissement progressif vers la narration à la première personne : au contraire de certains qui ont salué dans le confinement une occasion de se retrouver eux-mêmes, d’arpenter à loisir leur intériorité calfeutrée, les personnages de Zone base vie ne disent « je » qu’une fois retrouvés les autres et le dehors.

 

J.-M. D. : Si « les corps sabordent » bien « la machinerie disciplinaire » au sein d’une société sans (presque plus de) contact, laquelle condamne les individus à un semblant de vie (Delphine et Jean-François Lapeyrière, au troisième étage du microcosme de la rue Winckler, sont, dans Zone base vie, les archétypes de cette reddition), les réfractaires à cette aliénation et à cette réification se recrutent plutôt chez les femmes que chez les hommes, ainsi de Kirsten qui, pour son master, étudie comment est fabriqué « le consentement aux mesures d’exception indépendamment de tout débat démocratique » et s’exerce la potentia absoluta (« cette puissance absolue en vertu de laquelle le souverain peut, sans autre raison que sa volonté ou son caprice, décider du bien ou du mal, du juste et de l’injuste »), et n’obéit « plus qu’à la loi du désir, aux décrets du désordre ». Cette capacité de résistance accrue est-elle la conséquence de ce que vous discernez, en interprétant La Sorcière de Jules Michelet, comme caractéristique du féminin : « non seulement avoir envie du Tout, mais vouloir être tout » (La Lettre absente) ?

 

G. A. : « Vouloir être tout », la formule du féminin, oui, peut-être, mais aussi de l’artiste : être non seulement femme, ou homme, mais aussi enfant, vieillard, animal, devenir tout ce qui nous peuple, « vivre toutes les vies avant de mourir – un rêve à rendre les hommes fous », écrit Sylvia Plath.  Dans Zone base vie, je traque les multiples stratégies de survie des habitants de la rue Winckler, leurs lignes de fuite, leurs efforts pour s’en sortir sans sortir, et autrement que zombies, pour lutter contre le déjà-mort en eux qu’alimente cette vie à basse fréquence. Et, c’est vrai, chez Kirsten Pedersen comme chez Manon Mernissi la survie en passe par le désir et la rencontre amoureuse – appétit de grand large pour l’une, rêve insulaire pour l’autre. Par le désir, mais pas seulement : Kirsten navigue sur des applications de rencontre, elle embarque à bord de corps inconnus, mais elle scrute aussi le frontispice du Léviathan de Hobbes et ces médecins de la peste qu’on distingue à sa lisière. Elle mobilise ses armes critiques. C’est elle, l’étudiante malade du covid dans sa chambre de bonne au 4e étage, qui interroge le plus lucidement notre expérience du pouvoir pendant cette période, c’est-à-dire l’expérience du pouvoir sous la forme nue de l’arbitraire. Il lui arrive ce qui m’est arrivé : je venais de publier le second volume de mon Archéologie de la puissance, Genèse du Dieu souverain, et voici que d’un coup les concepts que j’avais travaillés prenaient corps, prenaient nos corps. L’urgence devenait notre état, l’exception, notre ordinaire.

 

J.-M. D. : Dans Zone base vie, votre travail sur la langue déploie la vôtre, naturellement, dans la totalité de son registre et dans la plénitude de ses potentialités – la structure de votre phrase varie en fonction des étapes de la narration et du niveau d’intensité que vous avez voulu qu’elle véhicule, ou dont elle est le vecteur en dehors de ce que vous aviez concerté pour elle, depuis le calque des « éléments de langage » par lesquels nous est inculqué l’ordre du monde et des « mots d’ordre » auxquels il est attendu que nous obéissions, jusqu’aux respirations et aux rythmes que vous lui insufflez. Votre préoccupation est poétique, certes, elle est aussi politique. Dans le roman, conscient que la servitude volontaire passe par l’adoption du discours du Léviathan, Hugo le récuse tant il y va de sa survie : « C’est à peu près à ce moment-là, croit se souvenir Claire, qu’Hugo a commencé à ne plus utiliser les mots confinement, cas contact, protocole sanitaire, immunité collective, personne vulnérable, et jusqu’à ceux de virus et de pandémie : Une mesure d’autopréservation, disait-il. Tu sais ce qu’écrit Klemperer, c’est toi qui me l’as fait lire […]. D’accord, la novlangue dans laquelle nous baignons n’est pas la LTI, n’empêche que je ne veux plus avaler son poison, penser à toi comme à une personne vulnérable, aux autres comme à de potentiels cas contacts, au monde comme à un circuit de distances de sécurité. Je ne veux plus vivre à travers ces mots. J’ai l’impression qu’ils vont finir par me contaminer tout entier, par effacer ma propre langue et le monde qu’elle disait. » La langue que l’on pratique informe, n’est-ce pas, la réalité dans laquelle nous évoluons ?

 

G. A. : Oui, bien sûr. Et le fait est qu’un nouveau lexique a surgi, que nous avons tous adopté, et qui persiste. Nous avons perdu des gestes et assimilé des mots, que nous continuons d’utiliser (« présentiel », « distanciel », « télétravail »…). Cette langue virale contamine le roman en italiques, elle y circule à l’état d’archive. Car je crois que si le récit métabolise, l’archive, elle, réactive. Cataloguer cette langue, c’était une façon de faire sonner son irruption bruyante, de démonter la sourdine de l’habitude. Hugo se refuse à l’utiliser, ce qui lui vaut certains problèmes puisqu’il gagne sa vie en traduisant des articles médicaux, quant à Manon, l’avocate patricienne, elle lui résiste autrement : si elle tombe amoureuse d’un détenu, c’est aussi pour franchir la distance sociale.

 

J.-M. D. : Je suis enclin à considérer que la pandémie de la covid, avec ses confinements et la manière dont les autorités politiques et institutionnelles ont prétendu la juguler, a eu un effet de loupe, en grossissant le trait de ce qui est en jeu (et enjeu) dans l’évolution de la société française et d’un capitalisme parvenu au stade d’une économie globalisée distributive – je fais ici allusion aux thèses énoncées par Annie Le Brun et Juri Armanda (dans leur Ceci tuera cela, Image, regard et capital, 2021). Ces vues ne me semblent guère éloignées des vôtres, notamment si je songe à cette réflexion que vous prêtez à Claire Kouassi dans Zone Base Vie : « C’est comme si, se dit Claire, l’intérieur et l’extérieur étaient sens dessus dessous, comme si la rue n’était plus l’espace de la rencontre mais celui de la séparation, comme s’il fallait s’enfermer pour avoir la preuve que les autres existent encore – les autres, ou ce qu’il en reste, les autres diminués, aseptisés, les autres altérés, sans profondeur, ni corps, ni odeur. Le mode s’est absenté et ne nous adresse plus que les signaux de sa perte, ses rayons toxiques d’étoile mourante. Le monde n’est plus dehors. » N’est-ce pas l’un des paradoxes de cette période de transition, de cette saison d’anomie que nous vivons : d’une part, aux catégories de temps et d’espace, le mouvement du monde substitue les notions de zone, de séquence et d’épisode ; d’autre part, alors que nous serions sur le point de décupler nos potentialités et nos aptitudes (la « promesse » des thèses que je rassemblerai sous le vocable, commode, de « transhumanisme »), nous voilà à bien des égards appauvris et amoindris, amputés, ou en passe d’être amputés, de quelques-unes de nos facultés – à commencer par celle de nous éprouver dans nos corps et dans les relations que nous nouons avec les corps d’autres sujets ? 

 

G. A. :  La pandémie a en effet agi comme un révélateur des conséquences du néolibéralisme : explosion des inégalités, destruction des services publics, fragilisation de la démocratie, nouveau partage du réel entre l’essentiel et le non-essentiel, ce dernier terme venant qualifier les biens communs, les loisirs improductifs, bref, tout ce dont la gratuité donne son prix à la vie. Les sciences humaines ont tôt commencé à dresser cet inventaire, restait à le donner à éprouver, à sentir singulièrement – à même, par exemple, la petite Livia du rez-de-chaussée, qui doit suivre Maclasseàlamaison sans ordinateur et n’a pas d’autre endroit où partir en vacances que le 4e étage. Cependant, le roman ne s’enferme pas en France, et il y est aussi question, à travers François Antunes, du Brésil de Bolsonaro et des États-Unis de Trump, où la doctrine néo-libérale s’est traduite à l’inverse par le refus de confiner pour protéger les plus faibles, et par près de deux millions de morts. Vous l’avez dit, Zone base vie n’est pas un essai polémique sur le confinement en France – même s’il me paraît capital de ne pas abandonner la critique de la politique gouvernementale à l’extrême droite, aux complotistes et aux anti-vax – mais une exploration des effets, tant intimes que collectifs, de la pandémie. Au nombre de ceux-ci, comme vous le soulignez, une forme de déshumanisation, de grandes ruptures anthropologiques tel l’abandon des rituels de deuil. Il revient au roman d’inventer ces rituels : accompagner Mado jusque dans son Ehpad, honorer son fantôme en convoquant les mots qu’elle a appris à Laura ou en traquant, avec Georges, la lettre absente qui viendra réparer le monde.

 

J.-M. D. : Dans Zone base vie, l’instance narrative m’a semblé, à des degrés divers, bien sûr, en accointance sensible avec les personnages du roman, pas seulement avec les « sympathiques », mais avec chacune et chacun d’entre eux, la façon dont ils sont campés laissant toujours repérer de l’humain au plus profond de leurs failles. Faut-il en conclure que rien d’humain, même le pire, ne nous est étranger et que l’écriture l’inscrit dans ses creux et ses déliés ?

 

G. A. : Sonder les failles, oui, c’est exactement ça, pister ce qui se déplace, s’effondre – mais aussi se reconstruit – à l’intérieur quand il n’y a plus d’extérieur. Écrire sur la pandémie pose encore un autre problème narratif : comment mettre en roman un événement qui, tout en bouleversant l’Histoire, s’est traduit, pour ceux qui ont eu la chance d’être préservés, par l’absence d’histoires et d’événements ? Pour certains, il ne s’est rien passé, ou plutôt il s’est passé le rien. D’où l’étrange amnésie dont beaucoup sont frappés, et qui est sans doute aussi une forme de refoulement, voire de déni : on se perd dans la chronologie des confinements/déconfinements, on ne sait plus où on était, ce qu’on a fait pendant ces 18 mois. Comment écrire sur ce blanc ? Eh bien, en allant voir en-dessous, en passant sous les peaux et sous les consciences, en explorant les peurs enfouies, les désirs, les colères, les cauchemars et les rêves. Repérer leurs reliefs souterrains tout en creusant leur face burlesque, c’était l’unique façon de faire exister Jeff Lapeyrière ou Emmanuel Mulin autrement que comme des caricatures – c’est-à-dire de les faire exister tout court. Le roman les suit jusqu’au bout et, dans le cas d’Emmanuel, jusqu’au noir, jusqu’au dark web des sites survivalistes, complotistes et suprémacistes. Je ne marche pas avec lui, je ne lui tiens pas la main, mais j’essaie de suivre la logique de son délire. La paranoïa complotiste se nourrissant de la figure de l’adversaire, je cherche, avec les instruments propres au roman, à la désactiver : remonter à sa source, en rire aussi longtemps que ça reste possible, en dénuder les rouages.

 

J.-M. D. : Dans La Lettre absente, à propos de Perec, vous imputez à la composition du livre une puissance comparable à celle de la phrase : « […] vient un moment où l’on comprend qu’autant que la phrase, la composition est une puissance vitale – pas seulement pour le livre […], mais pour soi. » Pouvez-vous nous confier à la fois comment vous avez composé (et architecturé) Zone Base Vie, au moins dans les grandes lignes, et nous toucher un mot ou deux de ce que cet agencement a provoqué pour vous ?

 

G. A. : Le principe de composition s’est imposé d’emblée, avec le titre et la forme : une série de coupes temporelles pratiquées sur l’immeuble de la rue Winckler au fil des trois saisons de confinement et de déconfinement – à chaque fois, une date, une heure, comme des instantanés pris au vol. Et en regard, le chantier, avec ses ponctuations et ses étranges accélérations. À quoi s’ajoutaient différentes règles de jeu : inventer, pour chaque saison, un nouveau principe de relation entre les personnages ainsi qu’un nouvel ordre de circulation entre les appartements, jumeler chacun d’entre eux avec un autre pays pour faire entrer le monde dans les chambres, agencer un glissement progressif vers la narration à la première personne, etc. En somme, traduire et faire sentir à travers cette architecture à la fois la répétition et la variation, l’éternel retour du même et des trajectoires imprévisibles, aventureuses. Et comme j’avais un matériau documentaire et fictif très abondant, il a fallu calibrer une horlogerie narrative précise. Je travaille souvent – c’était encore le cas pour Perséphone 2014 et pour La Folie Élisa – avec des plans troués. Ce n’est pas une méthode, c’est juste que j’ai besoin de faire place à ce qui, du texte, se trame tout seul, à même son tissu organique, poétique, mais aussi sur le métier de l’inconscient. Pour Zone base vie, le plan était plus serré même si j’y ai laissé des interstices. Et bien sûr, cet effet de relance vitale qu’enclenche le double processus de composition et d’écriture, je l’ai éprouvé puissamment : j’ai déposé sur chacun des personnages cette expérience trop grande pour moi, et en la remettant en chantier et en jeu, je m’en suis libérée en même temps qu’eux – car cette relance est aussi à l’œuvre chez la plupart d’entre eux. J’ai vérifié cette fois encore (on n’est jamais sûr que ça reviendra) que le roman est une pratique de survie, dans tous les sens du terme, et que rejouer le réel (ne pas s’en détourner, ne pas le dupliquer, mais le rejouer), c’est déjà en triompher.

 

J.-M. D. : Certains de vos personnages, des personnages masculins, versent dans d’abyssaux errements : Hugo en proie à un « double terrifiant » maîtrisé (« ligoté ») par et dans une « camisole chimique » ; Emmanuel Mulin qui s’enfonce dans le complotisme, la paranoïa et l’abjection de l’antisémitisme. La situation d’exception et l’urgence sanitaire auraient-elles réactivé, chez certains, comme pour Hugo, les esprits malins qui couvent en chacun de nous ? Seraient-elles source d’une prolifération accrue de la haine entre les hommes, et d’abord de celle envers les Juifs ? Rendraient-elles manifeste « ce qui, de la mémoire, ne peut pas être fixé, objectivé en Histoire, mais revient en cauchemar » (La Lettre absente) ?

 

G. A. : Ce qui remonte à la surface, c’est en effet, chez ces deux-là (des hommes, c’est vrai, peut-être parce que dans mon histoire le masculin fraie de près avec la folie), des strates désaxées, des fonds noirs. Hugo frôle la psychose, Emmanuel y verse. Mais pour ce qui est des hantises, des fantômes, Claire et Livia en rencontrent elles aussi : Claire est obsédée par la maladie magique dont lui parlait sa grand-mère ivoirienne, Livia rêve chaque nuit de son grand-oncle jeté dans un puit pendant la Seconde Guerre mondiale. Je crois qu’on ne sort pas indemne d’avoir fait l’expérience d’un présent à la fois figé et comme écartelé entre un futur dystopique et un passé archaïque. Les psychanalystes le savent :  si certains s’étonnent, dans le milieu littéraire, qu’on puisse s’intéresser à une période dont ils conservent d’aimables souvenirs de loisirs et de jardins, eux ne finissent pas d’en mesurer les ravages chez leurs patients. Alors oui, le roman piste les résurgences de mémoires familiales ou collectives enfouies, y compris celle du SIDA et de la peste, et les récurrences cauchemardesques de certains invariants politiques – à commencer par la désignation des Juifs comme coupables, qui sous-tend le discours complotiste et envahit peu à peu celui d’Emmanuel. Georges en est le premier témoin – le plus ébranlé, aussi : c’est comme si son présent s’engouffrait dans son passé d’enfant caché.

 

J.-M. D. : Comment dénoncer et fustiger l’antisémitisme sans être affecté par la langue, les images et les figures de celles et de ceux qui en sont les chantres, et qui dépeignent la société par le biais d’une métaphore biologique filée, celle d’un corps social en bute à la contagion et/ou à la greffe d’éléments pathologiques, étrangers et parasites ? Comment décrire cette horreur et s’en démarquer en déjouant cet abominable piège ? Dans cette perspective, n’est-il pas frappant que, dans la doxa sanitaire, administrative et politique des autorités françaises résonne l’écho des engouements d’un Louis-Ferdinand Céline et de leurs contradictions, l’enthousiasme de ce dernier pour la prophylaxie préconisée par Ignace Philippe Semmelweis s’enlisant ensuite dans l’abomination raciste, et s’y abîmant ?

 

G. A. :  Le fait est que Georges s’inquiète lui aussi de certains éléments du lexique sanitaire, comme la nomenclature géographique des premiers mois et l’expression « variant africain ». Il sait qu’au commencement est toujours le langage. Mais il s’alarme au moins autant de l’usurpation du mot « résistance » par les néonazis qui ont défilé à Berlin en août 2020 contre les restrictions sanitaires.

 

J.-M. D. : Vous n’hésitez pas à placer votre écriture sous les auspices d’un « mythe », que la Kabbale nous a transmis : « Une lettre, devenue invisible, manquerait à la Torah comme à l’alphabet divin primitif, et de ce manque procèderaient le négatif, l’invivable du monde. » Ce qui, avec des accents dans lesquels je reconnais l’écho de Deleuze, vous conduit à observer : « Un livre naît à la conjonction de deux coupes : celle que le monde – un certain état du monde – a pratiquée sur vous, et celle qu’en retour on pratique sur lui, pour lui renvoyer sa violence. On prélève un fragment de monde pour le recomposer : mais les coupes ne coïncident pas, les fragments ne s’ajustent pas – ils jouent, au sens bricoleur du terme, et c’est à partir de ce jeu qu’on construit, pour le répercuter. Recomposer ne signifie pas suturer, réconcilier, ni, et encore moins, consoler : il ne s’agit pas de combler ni de masquer le manque, d’épeler la lettre absente mais de l’intégrer à une forme chaque fois nouvelle pour en faire un principe de variation. » Cette démarche n’aboutit-elle pas à conjuguer les effets de la sublimation (freudienne) avec la lucidité et la colère d’une inextinguible révolte contre le cours d’un monde car « [d]ire le monde sous des formes habituelles serait s’y habituer » (La Lettre absente) ?

 

G. A. : La lettre absente ne retrace pas tant une démarche qu’une trajectoire vitale. Je ne cherche pas à appliquer ou à vérifier une théorie, mais à ressaisir une expérience et à comprendre pourquoi j’ai gagé ma vie sur l’écriture, en quoi cette pratique est un rituel de salut. Le motif de la lettre absente m’aide à éclairer après coup ce qui se joue dans cette affaire-là, mais si j’étais allée le chercher chez Deleuze (que je convoque par ailleurs) ou, de même, si j’empruntais à la psychanalyse le terme de « sublimation », je tiendrais cette expérience à distance comme si tout était déjà élucidé, déjà réglé, ce qui, je crois, n’est pas le cas. L’expérience de l’écriture est opaque, ne serait-ce que parce qu’elle engage profondément le corps, et j’ai essayé de la décrire au plus près du mien. Pourtant, ou peut-être précisément pour cette raison, d’autres écrivaines et écrivains m’ont dit depuis leur grande proximité avec cette description. Reste que, comme vous le soulignez, l’écriture procède bien pour moi de deux mouvements contraires : d’un côté, la célébration ou en tout cas l’assentiment, le « oui », de l’autre, le refus et la colère (qui ne se confond pas avec le ressentiment). Les écrivains, les artistes que j’aime – Plath, Bachmann, Perec, Bolaño, pour citer celles et ceux dont il est question dans le livre – tiennent ces deux pôles à mains nues, leurs œuvres sont électrisées par cette tension.

 

J.-M. D. : Si, comme vous l’envisagez, l’écrivain coudoie à bien des égards le mélancolique, ce qui l’empêche de sombrer dans le délire, c’est le travail de mise en forme de la « polyphonie » accueillie en lui, puisqu’il la profère en la « calibrant » dans sa langue et avec son timbre, en dehors de toute considération de communication et d’expression, et aux antipodes d’une quelconque poétique vériste et mimétique : « Ce ‘je’ là n’est plus qu’une voix, où bruissent encore toutes celles qu’il a accueillies, mais accordées, graduées en une même tessiture, réunies sous un même rythme » (La Lettre absente). La conception et l’élaboration de Personne vous a incitée à estimer que « [l]e sujet de l’écriture serait un sujet en-puissance, le lieu où coexistent, irréductibles tant aux limites de la conscience qu’à celles du moi, une multitude de possibles à actualiser » (La Lettre absente). Le miroir du roman (de représentation) en est alors brisé, « cassé » (René Crevel), la fiction tend à devenir un foyer de connaissance, un « four à brûler le réel » (j’emprunte volontiers cette formule définissant la poésie à Pierre Reverdy car vous êtes la première à ne pas écarter l’hypothèse que « pendant des années on ne peut se défaire de cette réticence, de ce soupçon : de l’idée que l’on s’est écartée du genre royal, plus absolu, plus incandescent – que le roman n’est jamais qu’à défaut de poésie », La Lettre absente). Ce choix de la forme (un « formalisme » qu’il est de bon ton de brocarder dans les gazettes en l’assimilant à un travers hermétique et élitiste), ce choix qui est le vôtre, n’est-il pas une des modalités – si ce n’est, la modalité – d’accès au savoir (spécifique, singulier) que produit la littérature ?

 

G. A. : Oui, je le pense aussi. Et pour cette raison je crois que l’importance accordée à la forme est le contraire du formalisme. Une forme neuve, c’est un instrument de capture. L’accusation de formalisme, on pourrait aussi bien la renvoyer à ceux qui font confiance aux formes usées, aux phrases toutes faites, à tous ces filets aux mailles lâches qui n’attrapent que du déjà vu, du déjà su, et qui, du même coup, ratent le réel. C’est aussi pour cela que je me méfie de la catégorie domestiquée de « genre » littéraire. Or le roman est justement un genre transgenre, qui peut accueillir tous les autres et, en particulier, la poésie. J’ai fini par comprendre que l’articulation, dans mes romans, entre poésie et prose était une réponse à la question vitale dont ils procèdent : comment articuler les instants où ça casse, où le moi et le monde chavirent, avec le temps, le mouvement, la durée ? Comment transformer leur intensité statique en une intensité dynamique ?

 

J.-M. D. : J’ai envie de vous paraphraser, en prenant le risque de gauchir votre pensée, et surtout de me trahir en exhibant mon incompréhension de ce que vous faites avec vos textes, les romanesques et les critiques. Dans La Lettre absente, vous rapportez votre réconciliation avec le roman. Et, pour ce faire, vous employez le terme de « survie » (sur lequel d’ailleurs vous insistez en usant de l’italique). Et, immédiatement, vous précisez la signification que vous lui donnez : « Et par ce mot, j’entends deux choses : la vie en excès, la vie portée à une intensité maximale – la vie de grand vivant ; mais aussi, et à l’inverse, la vie qui persévère par-delà ce qui la menace. » Réfléchissant à ce passage, j’ai songé à l’une des thèses philosophiques que j’ai adoptées dans les années 1970, avec laquelle je me suis forgé une grille de lecture des rapports des humains au monde, et qu’on a beaucoup oubliée, celle de l’anti-humanisme théorique, dont Louis Althusser soutenait que celui-ci permettait d’« arriver aux hommes concrets » en se préservant de l’ornière de « la tentation idéaliste de la toute-puissance de la liberté ou du travail créateur » (« Soutenance d’Amiens », in Positions). Je me demande par conséquent, en vous lisant, si votre détermination à vous ranger parmi les écrivain(e)s de la dépersonnalisation, celles et ceux du « pronom manquant » (La Lettre absente), et à suivre en la matière Plotin, Eckhart, Maurice Blanchot, Gilles Deleuze et Félix Guattari, pour ne citer qu’eux , ne participe pas d’un souci voisin : parvenir à écrire les humains « concrets », les humains « réels », et réussir à écrire l’Histoire (et non pas à la discourir).

 

G. A. : Là encore, j’ai voulu, avec La lettre absente, partir d’états, d’affects, d’expériences, comme si j’écrivais un roman. Or si j’essaie de retrouver l’état dans lequel je suis quand j’écris, je tombe sur un mixte étrange de porosité et de puissance. De porosité, d’abord, parce que je ne dis plus « je », je ne dis plus « moi », je me laisse traverser par toutes les voix qui voyagent à l’intérieur de moi. Cette expérience, je la reconnais chez ceux qui pensent qu’on se trouve en se perdant, qu’on est plus soi-même quand on n’a plus conscience de soi – c’est le paradoxe mystique qui circule de Plotin à Bataille –, mais aussi chez Musil, Rimbaud, Beckett ou Guyotat. Et sur ce point, Deleuze m’a aidée à y voir clair, car il fait de la dépersonnalisation une condition de la création. Il a une phrase-clef : « La littérature ne commence que lorsque naît en nous une troisième personne qui nous dessaisit du pouvoir de dire “je”. » En revanche, je ne crois pas que cette porosité soit une impuissance comme le pense Blanchot – d’une façon générale, je n’ai pas de goût pour le pathos de l’écriture. Ni d’ailleurs, et je vous remercie de convoquer ici Althusser, pour la posture du créateur et pour sa « tentation de toute-puissance ». La foule intérieure bruisse, gronde ou murmure en chacun. Et si on se dilue et perd ses contours pour lui faire place, vient aussi un moment où on l’orchestre sous sa propre voix, sous son propre rythme, sous son propre souffle. Ni impuissance ni toute-puissance, donc, mais un mixte, une alternance entre la dépossession et la réappropriation. Je crois qu’écrire, c’est ressaisir à même son corps l’expérience de la dépersonnalisation – et que la joie tient aussi à ça.

 

J.-M. D. : Cette prise de position dans la théorie littéraire, laquelle fonde votre pratique d’écriture, n’expose-t-elle pas à un péril, à savoir à la confusion au sein du champ littéraire entre l’impersonnel de la « grande littérature » (si vivement saluée par Deleuze, par exemple, dans L’Abécédaire) avec l’indéfini du « on » de la langue de bois de l’actuelle idéologie dominante, celle de la communication et des réseaux sociaux ? 

 

G. A. : Ici, en fait, la pratique précède vraiment la théorie (qu’au demeurant je connais peu). Reste  qu’à travers la description que j’en propose, j’interroge aussi la place qu’occupe le moi dans la production littéraire contemporaine ou, plus précisément, l’idée selon laquelle toute littérature à la première personne serait une littérature du moi et celui-ci, à son tour, réductible à une identité biographique, sociale, sexuelle définie et figée. C’est ce moi-là qui s’expose sur les réseaux, cette addition du même qui compose le « on ». L’impersonnel n’est pas le « on », je crois que le pronom manque pour désigner la personne ou « le » personne qui écrit, comme, d’ailleurs, celle qui lit. Et c’est bien ainsi, car dans un monde où les murs se dressent et les frontières se ferment, la littérature est l’un des rares lieux où l’on puisse encore sortir de chez soi, sortir de soi, prendre le large.

 

 



 




 

Gwenaëlle Aubry, Zone base vie, Paris, Gallimard, août 2024, 272 pages, 21 euros

Gwenaëlle Aubry, La Lettre absente, Volonne, Éditions du Nid-de-Pie, Coll. « Laboratoire de la création », septembre 2024, 144 pages, 18 euros

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