Les éditions du Canoë publient le premier récit de Guillaume Viry, présenté ainsi par la fondation Jan Michalski qui lui a permis d’écrire cette œuvre : « Comédien, scénariste et réalisateur, Guillaume Viry est né en 1973 en Bourgogne. Formé à l’École supérieure d’art dramatique de Paris, il travaille aujourd’hui pour le théâtre, le cinéma et la télévision. Quand j’étais ton père, son premier texte écrit pour la scène, est publié en 2021 aux éditions Moires ».
L’Appelé, récit qui convoque la guerre d’Algérie, se présente comme un texte singulier entre le poème en prose et la mélopée, pour progressivement se transformer en Tombeau pour Jean, le personnage qui dit « je » et se nomme à l’ouverture. En 2015, Michel Serfati publiait un roman sur cette guerre, au titre optimiste, Finir la guerre… mais qui commençait par un suicide… Eh ! non, la guerre n’est pas finie car ses multiples acteurs, ou celles-ceux qui les observent et ont vécu avec eux, ont à déposer leur mémoire pour se libérer d’une séquence non métabolisée de l’histoire franco-algérienne, si profondèment ancrée dans les deux pays.
En entrant dans le texte de Guillaume Viry, j’ai tout de suite pensé à la scansion, cette manière de dire/écrire des énoncés versifiés ou pas, de rythmer une avancée narrative, de s’attarder sur des temps forts. Et pour ma première lecture, je me suis laissée porter par le rythme, les voix, les secrets et les traumatismes, regrettant de ne pas être au théâtre. J’ai tout de suite été plongée dans la guerre d’Algérie sans détour ni universalisation tellement universelle qu’on ne reconnaît plus l’événement historique dont il est question.. On ne se trompe pas, il y a ici, sans fard ni détour, désignation d’une guerre et d’un temps : la guerre d’Algérie, telle qu’elle est nommée en France. Le lien du titre et de cette guerre-là prend toute sa dimension car, on sait, qu’ils furent, nous disent les historiens, près d’un million et demi d’Appelés de 54 à 62. Ils furent « appelés » pour faire une guerre dans un pays auquel ils ne connaissaient rien. Ce récit se focalise sur un individu singulier.
Trente et une scansions que je vais suivre sans trop dévoiler mais pour inciter à la lecture d’une écriture où chaque mot, chaque « litanie » doivent être découverts à la lecture.
Le récit commence le 28 mars 1969 avec Jean, « l’allongé » sur un lit en ferraille de l’asile de Saint-Dizier. On l’appareille pour le faire passer dans la machine que seul « le grand patron » sait faire fonctionner. Jean demade si la machine diffusera de la bonne musique. L’acte qui va s’accomplir est décrit sans que jamais le terme d’électochocs ne soit prononcé.
A la voix de Jean succède celle du père, « moi Louis, moi le père », un samedi 28 mars 1970. Il brûle les papiers de son fils pour faire disparaître toutes les histoires qui tournaient dans sa tête, papiers de l’armée, papiers psychiatriques…
« L’Algérie l’armée va donc comprendre
l’hôpital la psychiatrie va donc comprendre (…)
plus d’histoires
y en aura plus
à moins de savoir lire la cendre sur les ailes des papillons
plus d’histoires de Jean ».
Un saut de cinquante ans dans le temps, une troisième voix se fait entendre, celle de Joseph qui parle à Jean qui n’est pas Jean puisque Jean est mort. Il appelle Julien au téléphone. Julien prend le relais des voix :
« Joseph est le frère de Jean
moi Julien je ne suis pas le frère de Joseph
je suis le fis de Joseph
le petit-fils de Louis ».
Son père, vieux, veut le prendre pour Jean pour faire de lui un témoin d’une mort restée mystérieuse, faire de lui le transmetteur de mémoire.
Julien se souvient que lorsqu’il a passé les trois jours d’incorporation et qu’il ne voulait pas faire son service, son père lui a alors parlé de son oncle Jean, ving ans après sa mort : « dis-leur que ça ne s’est pas bien passé le service militaire de ton oncle Jean en Algérie ». Cette simple phrase lui permet d’être réformé sans autre explication. Julien se souvient aussi que son père lui a dit qu’il ressemblait à Jean. C’est tout ce qu’il sait de Jean :
« moi Julien je pense à ce que je sais de toi
(…)
appelé en Algérie
à ton retour
tu te tues
à ton retour de la guerre d’Algérie tu te tues
je répète
tu te tues à ton retour de la guerre d’Algérie »
Julien tente de résister, ne voulant pas « être embarqué par le fleuve des histoires silencieuses ». Le silence familial lui fait inventer la mort de Jean comme un suicide, dans la grange, au bout d’une corde :
« les corneilles battent le rappel tout croasse tout casse
les oreilles
tout est blanc
la pirogue s’immobilise prisonnière de la mangrove
tout n’est que cercles immobiles tout n’est que temps
extrait du monde des vivants »
Inventer cette mort est le récit que « la fiction familiale a déposé » dans Julien. Le père lui dit que Jean ne s’est pas tué, que sa mort est « terrible ». Bien qu’il sente que quelquechose de « honteux » arrive, Julien se lance dans l’enquête et certificat de décès en mains, apprend que Jean est mort à l’asile. Il brosse le portraits des deux frères, surtout celui de son père, médecin anatomopathologiste, celui qui ne rencontre pas les patients. Les papiers de l’armée lui donnent des dates, l’affectation de Jean à Berrouaghia et son évacuation sanitaire trois mois après (janvier à mars 1961). « Quel est le secret de l’homme qui meurt à trente ans » ?
Julien en est réduit à échafauder des suppositions quant au refus de Jean d’aller en Algérie, toutes sont des dénonciations frontales de la guerre. Julien se résoud à « inventer/donner forme à l’informe ». Pour cela, il doit entrer dans l’expérience de Jean.
Nous sommes au seuil de la neuvième scansion et cette fois, c’est Jean qui parle et on écoute son récit pendant une dizaine de scansions. Son arrivée : le soleil qui frappe et qui donne mal au crâne, la sécheresse de la terre, les marches éprouvantes dans la colonne. Jean ne supporte pas le chef et l’appelle « le Grand Con » mais il se souvient que son père lui a recommandé de ne pas faire de vagues. Dès la première journée, Jean vomit. Les soldats sont des fantômes et le Grand Con ne les lâche pas :
« et il gueule et il gueule avec sa voix perchée dans les
aigus
il est sûr qu’on va s’en faire avant le lever du soleil
ils le méritent ces salauds
ils ont descendu deux de nos gars
on va leur montrer qu’ici c’est pas chez eux
et Grand Con gueule et Grand Con gueule »
La colonne détuit un village d’une dizaine de maisons. Jean vomit, on se moque de lui. Une jeune femme sort :
« servez-vous dit Grand Con
la France se sert ».
Le viol collectif est scandé par une Marseillaise réadaptée : « Allons enfants de la patrie (…) sortez vos membres ». On lira ce paragraphe violent par son réalisme cru et dénonciateur.
la journée suivante est celle du repos. Jean continue à voir tous les corps
« le pays occupé étendu allongé mort sur le sol aride »
Grand Con lui demande de tirer à bout portant sur un prisonnier. Jean jette l’arme, il se fait mettre au cachot :
« pas de vague Jean pas de vague Jean
c’est raté cher père j’ai raté cher père bien raté
au trou »
On le sort du trou pour le faire participer : Grand Con est assisté de Grand Mou. Mais Jean ressasse toutes les horreurs vues :
« je ne suis qu’un ressac
le ressac de l’immonde ».
La neige a fondu mais sa blancheur est remplacée par la peinture en blanc de tout le camp car la blancheur c’est la propreté de la France. Il y a aussi les tours de garde, les guets la nuit, « j’attends l’ennemi invisible ».
Une parenthèse un peu moins destructrice : on lui souhaite son anniversaire, il a 22 ans : « ce soir les méduses qui s’attaquent à mon crâne me laissent un répit ».
Mais sa réintégration se poursuit : ses supérieurs l’impliquent avec d’autres dans une séance de torture. La préparation du torturé n’est pas sans rappeler la préparation de Jean pour les électrochocs à l’ouverture du récit. Jean parle de la turbine pour ne pas utiliser le terme de l’argot militaire, la gégenne, le générateur électrique utilisé pour la torture. Jean s’écroule. Il est emmené à l’infirmerie. Puis il sera occupé avec d’autres à construire une petite pièce insonore en parpaings pour que la torture puisse s’exercer plus discrètement... Il est finalement rapatrié sanitaire :
« ne suis que le cri
le cri informe
de l’homme allongé
le cri rouge sang de l’appelé »
Ces dix scansions, le tiers du texte, sont le récit de l’Appelé, d’une intensité saisissante et d’une violence inouïe à la mesure de l’expérience vécue par Jean.
La suite du récit est consacrée au retour de Jean, à son incapacité à se réadapter à une vie « normale », à l’incompréhension de ses parents, de son frère : « trois mois de service militaire ce n’est pas la fin du monde ». Ils voudraient tous faire comme si Jean avait été « en villégiature sur la Côte d’azur ». Ses signaux de détresse ne sont pas traités (son silence, son comportement à la chasse, ses nuits de guet, le trou qu’il creuse où il s’enterre) ou seulement traités en le plaçant à l’asile. Julien poursuit son enquête jusqu’au terme :
« voici venu le temps
d’ouvrir grand les bras
d’accueillir
le mystère
voici venu le temps de dire le mystère
inaltérable
voici venu le temps de dire l’unique
dire le singulier
de ton existence Jean »
Dire le pourquoi des parpaings dessinés inlassablement, dire la brutalité des soins ayant entraîné sa mort. Julien a enfreint la loi du silence : « Il faut se taire » « maintenant plus d’histoires ».
« moi Julien je suis assis dans la pirogue
moi Julien je regarde des bulles d’écume à la surface de
l’eau
la pirogue crée les nouveaux vestiges de son passage
l’effacement et la trace ne sont qu’un même sillage »
Est-ce aux générations d’aujourd’hui d’affronter l’histoire et de faire remonter par les mots la mémoire de ces temps insupportables ? Le choix d’écriture de Guillaume Viry est d’une grande originalité narrative et d’une forte efficacité quant à la dénonciation de cette guerre coloniale. Le temps écoulé, entre les faits rapportés et le récit qui en est donné, montre combien il est difficile de dévoiler pour faire la lumière sur cette sombre « affaire » : cela indique la lente remontée des mémoires. La condensation et le traitement poétique des énoncés fait de L’Appelé une des créations littéraires des plus réussies sur la guerre d’Algérie.
***
Aussi n’est-il pas inutile, dans l’énorme bibliothèque sur la guerre d’Algérie, de rappeler quelques ouvrages qui sont centrés sur les Appelés et qui peuvent accompagner la lecture de Guillaume Viry, la comparaison permettant d’apprécier le chemin d’écriture pris par chaque auteur.
En 1960, Le récit de Noël Favrelière, Le Désert à l’aube, est quasiment une exception, le cinéaste René Vautier s’en inspirera en 1972 pour son film qui fit grand bruit, Avoir vingt ans dans les Aurès. C’est le récit d’un Appelé qui déserte au moment d’une « corvée de bois » et qui rejoint la résistance algérienne. La même année, sous le pseudonyme de Maurienne, Jean-Louis Hurst, faisait paraître Le Déserteur et Maurice Maschino, Le Refus.
En 1961, Daniel Zimmermann faisait paraître 80 Exercices en zone interdite, livre saisi et censuré. Cette publication vaudra à l’auteur, entre autres, une lettre de Sartre, un blâme de sa section du Parti communiste, un article élogieux dans Témoignage chrétien et un procès en correctionnelle pour injures à l’armée… En 1988, il publie une nouvelle édition augmentée, Nouvelles de la zone interdite. Il emprunte ce qu’une critique nomme une « poétique de l’indicible », en usant « d’une langue rude et réduite au minimum mais dont le pouvoir de "résonance" continue bien après la lecture, parfois jusqu’à l’obsession ».
En 1967, Pierre Guyotat publia ce qu’il est convenu de considérer comme le grand texte littéraire sur la guerre d'Algérie : Tombeau pour 500 000 soldats. Composé entre 1963 et 1965-1966, ce lourd pavé de 600 pages évoque l’Algérie au détour de telle ou telle séquence de ses Chants. C’est plus une dénonciation de la guerre en général dont l’appréciation de Michel Foucault rend bien compte : « l’histoire immobile, comme la pluie, indéfiniment itérative, de l’Occident au XXe s. »
En 1994, Georges Mattéi fit éditer La guerre des gusses. Rappelé en 1956 pour la guerre d'Algérie, après avoir animé une révolte de rappelés à Évreux, il est envoyé en Kabylie où il rencontre la répression, la torture et la mort. C’est le récit de l’expérience vécue d’un rappelé dont on a pu dire que c’était un livre « insoutenable » mais indispensable. G. Mattéi fut aussi la cheville ouvrière du film de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman : La guerre sans nom (1992), consacré à la guerre d'Algérie vécue par le contingent français et réunissant les témoignages d'anciens appelés et rappelés.
En 1998, Jacques Higelin dévoila ses Lettres d’amour d’un soldat de vingt ans. De 1960 à 1962, Higelin fait son service militaire en ces temps de guerre où il était particulièrement long, d’abord en Allemagne puis en Algérie, quelques mois. La guerre en Algérie, dans ces années-là, ne pouvait pas ne pas être dans l’esprit d’un Appelé. Au foyer, à Rastatt, au mois de mai 1961, il note les chants que beuglent des hommes aux voix « fortes et vulgaires » qui partent en Algérie. En télescopage, sans faire de lien, il rappelle que ce jour-là on lui a fait creuser dans un mur des trous de 15 cm. Il a eu en tête l’idée de sa mort : « alors j’ai foutu des grands coups de burin dans mes trous, j’ai jeté mes outils contre le mur et je suis allé me coucher sur l’herbe. Il y avait un grand oiseau qui ressemblait à un avion, c’était peut-être un avion, le soleil était dur, exaspérant. Bruyant soleil ». Et toujours en Allemagne, le 24 novembre 1961 : « Ce soir, j’ai pensé à la mort, la mort pour une cause injuste, la mort plus qu’inutile : ceux qui meurent en Algérie d’une guerre qui va contre la vérité et dont on inscrira sur la tombe : « Mort pour la France ». N’est-ce pas une mort atroce que celle d’un homme obligé à se battre contre sa propre foi ?
Ce serait terrible de mourir pour autre chose que la vérité. J’en ai longuement parlé à Pico. Il part en janvier, moi en mars (c’est presque sûr à présent, je suis sur les listes). Je voudrais tant vivre assez pour défendre cette part d’amour qui sauve chaque homme de la médiocrité du monde, de son absurdité ».
En 2002, Patrick Rotman éditait L’Ennemi intime, conjointement en France et en Algérie : « Plusieurs témoignages, recueillis auprès d’appelés, simples soldats ou officiers de carrière, revisitent les lieux de torture racontés par leurs acteurs avec ressentiment et remords ». Si l’on veut poursuivre dans le dévoilement de cette mémoire de la guerre du côté des Appelés, plusieurs témoignages peuvent converger avec ce que l’on vient de lire sous la plume de Guillaume Viry, mais, plus particulièrement, le premier sous le titre « L’Anonyme ».
En 2016, avec Un loup pour l’homme, Brigitte Giraud livre une nouvelle histoire sur ces Appelés. Antoine, est appelé en Algérie, entre 1959 et 1961, et affecté à l’hôpital militaire de Sidi-Bel-Abbès. Il comprend vite que ce n’est pas une planque car il est, d’une certaine façon, en première ligne des corps et des esprits fracassés ; il est entièrement métabolisé par la guerre, par la souffrance, par la peur. Antoine est enfin libéré, mais reviendra-t-il jamais à une vie « normale »? « Voilà, c’est terminé. Ils sont priés de ne plus y penser. De chasser le mauvais rêve d’un revers de la main. La guerre d’Algérie n’a pas eu lieu ». La force du récit est dans cette plongée toute en lenteur dans une fin de guerre et dans la prise de conscience du poids dont elle va peser, de la plaie qu’elle ouvre, au cœur de vies ordinaires.
Du côté des historiens, il est intéressant de lire les ouvrages de Tramor Quemeneur, en 2007, Une guerre sans « non » ? Insoumissions, refus d’obéissance et désertions de soldats français pendant la guerre d’Algérie et Marius Loris Rodionoff, Désobéir en guerre d’Algérie. La crise de l’autorité dans l’armée française, en 2023.
Toutefois en lien étroit avec le récit de Guillaume Viry, je voudrais m’attarder sur l’enquête passionnante de Raphaëlle Branche, « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? – Enquête sur un silence familial, éditée en 2020.
L’objectif de l’historienne est de retrouver les traces de la guerre d’Algérie dans les familles : l’enquête porte sur le soldat lui-même mais aussi ses proches : « Comprendre ce qui s’est joué dans les familles et comment la guerre a été vécue puis racontée et transmise, c’est éclairer d’une manière inédite la place de cette guerre dans la société française ». Jusqu’en 2000, ce qui a été dominant est le silence : « ce sont des silences familiaux, au sein d’une société française longtemps oublieuse de son passé algérien ». L’enquête se centre sur le soldat et ses proches puisque ces derniers l’observent à son retour à partir d’éléments concrets comme les objets rapportés, les maladies (paludisme, par exemple), les cauchemars, une sensibilité différente, des goûts nouveaux. La correspondance a une place à part. On peut lire aussi de Claire Mauss-Copeaux, Appelés en Algérie. La parole confisquée, en 1999 et de Florence Dosse, Les Héritiers du silence. Enfants d’Appelés en Algérie, en 2012.
L’ouvrage lui-même se construit chronologiquement en trois grandes parties : le temps de « la guerre » ; les premières années du « retour » ; les transmissions postérieures « l’héritage ». Les Appelés qui partent en Algérie sont des enfants qui ont grandi à l’ombre des deux guerres mondiales : la mère est généralement au foyer, le père est l’autorité qui, dans ces années, va être ébranlée. Le fils a une obéissance filiale. Partir à la guerre, c’est faire son devoir. Le service militaire obligatoire est peu contesté, donc partir dans ces années-là en Algérie apparaît comme une situation normale d’autant que le danger n’est pas évident. Le droit à l’objection de conscience n’existe pas alors : on compte, pour la guerre d’Algérie, 1 % de réfractaires. La conscience que c’est une guerre et qu’on peut y mourir vient lentement et progressivement de 1959 à 1961.
L’Appelé apprend à partager son temps entre ennui et violence car l’arrivée en Algérie lui a montré qu’il ne participait pas à un simple maintien de l’ordre : il affronte très vite la réalité de la guerre. Les Appelés sont frappés par la lumière et les couleurs – l’Algérie est un beau pays –, mais aussi par la misère de la population. Pendant un certain temps, la guerre elle-même est perçue dans du flou : dangereuse et non dangereuse. Au fur et à mesure aussi des correspondances, on choisit ce que l’on dit aux familles car le soldat côtoie la mort et la honte et ne peut l’écrire. Beaucoup ne comprendront jamais ce qui se joue réellement en Algérie. Au retour, la plupart d’entre eux se fixent d’oublier cette période car l’objectif essentiel est d’être rentré sain et sauf : « Rien n’est plus difficile à réussir qu’un retour ; il y faut une grande force d’oubli : ne pas réussir à oublier son dernier passé ou le dernier passé de l’autre, c’est s’interdire de recoller au passé antérieur » a écrit Marc Augé dans Les Formes de l’oubli.
Le souci de la majorité des soldats libérés est de mettre l’expérience algérienne derrière eux pour se remettre en lien avec les leurs. Le plus difficile souvent est de casser les liens tissés dans l’armée ; certains ont, en le faisant, un sentiment d’abandon.
Le retour se fait en trois phases : les retrouvailles, la reprise d’une activité professionnelle (le choix surtout car le chômage est très bas donc ils trouvent du travail), l’engagement dans une vie de couple. Raphaëlle Branche cite alors l’exemple du célèbre film, Les Parapluies de Cherbourg, en 1964, premier et rare film à évoquer la guerre d’Algérie.
Dans son enquête, l’historienne relève que c’est la même injonction qu’on retrouve, quelles que soient les trajectoires personnelles, familiales et sociales : « Il faut regarder vers l’avenir». Avec les ascendants masculins, particulièrement, il y a une sorte de contrat implicite : « la guerre est dure ; d’autres l’ont connue. Il ne faut pas en parler ».
Mais, dans la majorité des cas, cela ne se produit pas. Les proches remarquent des changements physiques et psychologiques. Ils sont nerveux, bagarreurs, déphasés comme s’ils avaient intégré en eux la violence de la guerre. Ils ne sont pas accueillis en héros dans leurs villages mais dans la discrétion ou l’indifférence. Quelques-uns vont s’engager à leur retour soit pour l’indépendance de l’Algérie, soit pour témoigner de ce qu’est cette guerre.
Il a fallu attendre 1974 pour que le statut d’anciens combattants soit reconnu aux Appelés de la guerre d’Algérie car il n’y a pas eu, dans l’immédiateté, reconnaissance de cette expérience collective qui a cimenté une génération. Il n’y a pas eu de communion collective par rapport à cet engagement : « Le lien armée-nation est réduit à une contrainte dont le sens survit socialement, mais qui ne résonne plus avec les valeurs de la nation ou le fondement d’une communauté politique clairement identifiée ».
Il n’y a pas eu de mobilisation générale mais des vagues successives de services militaires. Aussi au retour, beaucoup ressentent solitude et injustice. Raphaëlle Branche cite alors un second exemple fictionnel, le récit de Philippe Labro, Des Feux mal éteints, en 1967 qui demande la reconnaissance du statut d’Anciens combattants : « Tous des anciens combattants! Ils ne portaient ni béret, ni brassard, ils n’iraient ranimer aucune flamme sous aucun arc de triomphe, mais chez tous il y avait quelque chose de changé […] Quelque expérience qu’il ait eue, à peine en était-il sorti que chaque bidasse se voyait enveloppé dans le silence et dans l’oubli, car aucun adulte ne voulait franchement assumer la responsabilité de l’avoir envoyé là-bas, n’acceptait de préciser au nom de quoi cet enfant avait vécu ce qu’il avait vécu ».
L’année après son récit, Philippe Labro fait un film avec une conclusion lapidaire : « Je pensais qu’ils avaient en Algérie perdu leur jeunesse et leur innocence. Qu’avaient-ils gagné?». Livrés à eux-mêmes sans suivi psychiatrique ou autre, les Anciens d’Algérie avancent comme ils le peuvent soit en rompant avec leur vie antérieure et en prenant un autre chemin de vie, soit en s’enfonçant dans les aspects les plus négatifs de l’expérience, soit en prenant des positions antiracistes : pour certains, vis-à-vis des Algériens qui viennent en France après 1962, il y a une volonté de réparation. Il manque trop d’éléments dans l’enquête pour s’interroger sur névrose et trauma. Les intéressés et les proches notent des télescopages inattendus avec des sons, des paysages, des rencontres d’Algériens qui sont les signaux d’un danger, d’une menace. Un racisme tenace s’installe. On note des cauchemars, l’alcoolisme, la violence, les dépressions, les suicides. Dans les familles, l’épisode algérien se dit par bribes mais rarement dans un récit continu. A l’âge de la retraite, certains pères se livrent plus, en particulier à partir des années 1990 ; et à partir des années 2000, la guerre d’Algérie est plus visible dans l’espace public : « Les pères qui le souhaitent peuvent alors prendre le temps de retrouver la voie des mots ». Certains ont donné des prénoms en lien avec l’Algérie comme Myriam, Olivier. Pour ces enfants, ce qu’ont raconté les pères ne leur permet pas de lier : avoir été en Algérie et guerre. Les objets sont là. Le couscous fait son entrée à la table familiale, des mots d’arabe. Ce n’est que lorsque les enfants comprennent qu’il y a eu guerre que la question qui donne son titre à l’ouvrage, peut être posée. Les enfants ont d’autres représentations de la guerre d’Algérie dans une société qui s’intéresse de plus en plus à son passé algérien. Cette visibilité de la guerre d’Algérie est favorisée par la télévision : ainsi, en 1982 le documentaire en 3 parties de Denis Chegaray, « Guerre d’Algérie – Mémoire enfouie d’une génération ». Dès 1983, on enseigne la guerre d’Algérie dans les classes de terminale. En 1992, le film de Bertrand Tavernier, La Guerre sans nom, révélant au grand public la torture, est un électrochoc.
Bien entendu cela ne libère pas une narration continue, une représentation complète. Ce qui se dit, ce sont des « cryptes », « des morceaux d’expérience enfermés à l’intérieur de la personnalité d’un individu » selon la définition de Nicolas Abraham et Maria Torok : « ce qui est encrypté doit être remis en mots, re-lié pour apparaître au grand jour ». L’ouvrage note aussi que, depuis les années 1980 et surtout les années 1990, les psycho-traumatismes de guerre sont reconnus et l’ouvrage de Bernard W. Sigg, Le Silence et la honte en 1988, a été primordial. Les années 2000 marquent un tournant. Les enfants entrent dans le processus de transmission : « il s’agit plus radicalement de s’interroger sur la capacité des générations à communiquer entre elles, quand ceux qui échangent dans un présent donné se rattachent à des temporalités différentes, notamment dans leurs socialisations primaires et leurs expériences fondatrices ».
Ce n’est qu’en 1999, que l’État français reconnaît qu’une guerre a bien eu lieu et pas seulement des « événements ». La torture revient aussi sur le devant de la scène avec le témoignage de l’Algérienne Louisette Ighilahriz et tout ce qu’il déclenche. Mais la question au père : « as-tu torturé ? » ne sera pas posée : « La place de la guerre d’Algérie est un scotome. Ce qu’on ne voit pas et qui est pourtant au centre ». Il faut attendre la mort du père pour que des fictions puissent s’écrire : les représentations sont alors élaborées à partir d’une « post-mémoire ». Entre consonance et dissonance, la guerre d’Algérie crée au sein des familles complicité ou rupture.
Analysant en 2015 dans, Nostalgérie. L’interminable histoire de l’OAS, l’impact que la guerre d’Algérie a encore dans l’inconscient collectif en France, Alain Ruscio affirme : « La société française est aujourd’hui encore fortement marquée par la question algérienne. Il y a plusieurs millions de Français qui sont liés à l’histoire de l’Algérie pour des raisons différentes […] et toutes les raisons de continuer le combat mémoriel ». C’est donc une des raisons qui explique que l’heure est venue de fictions fortes sur cette guerre clivante pour la société française.
Pour finir, relire ce passage de Frantz Fanon dans Les Damnés de la terre qui fait le lien avec le « Jean » de Guillaume Viry :
« Nous aurons à panser des années encore les plaies multiples et quelquefois indélébiles faites à nos peuples par le déferlement colonialiste.
L'impérialisme qui aujourd'hui se bat contre une authentique libération des hommes, abandonne çà et là des germes de pourriture qu'il nous faut implacablement détecter et extirper de nos terres et de nos cerveaux. [...] On trouvera peut-être inopportunes et singulièrement déplacées dans un tel livre ces notes de psychiatrie. Nous n'y pouvons strictement rien.
Il n'a pas dépendu de nous que dans cette guerre des phénomènes psychiatriques, des troubles du comportement et de la pensée aient pris de l'importance chez les acteurs de la “pacification ” ou au sein de la population “pacifiée ”. La vérité est que la colonisation, dans son essence, se présentait déjà comme une grande pourvoyeuse des hôpitaux psychiatriques ».
Guillaume VIRY, L’Appelé, Editions du Canoë, septembre 2024, 123 p.