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Photo du rédacteurCécile Vallée

Grégor Péan : Guerre froide et conquête spatiale (Le ciel t’attend)



On peut évidemment se laisser porter, comme y invitent le bandeau éditorial et la quatrième de couverture du dernier roman de Grégor Péan, par le récit du destin incroyable de celui que l’auteur qualifie de « petit gars du peuple », romanesque et tragique à souhait. Cependant, ce serait faire du tort à ce roman qui propose bien plus qu’un biopic psychodramatique.

 

 

Youri Gagarine, un destin fabuleux ?

 

Tout commence par un cliché inscrit dans la mémoire collective, celui de Youri Gagarine et de Nikita Khrouchtchev, en 1961, sur la Place Rouge, pour célébrer le deuxième round de la conquête spatiale gagné par l’URSS, en pleine guerre froide.

Le narrateur nous présente alors les protagonistes de ce premier vol humain dans l’espace : le pilote mais aussi le concepteur de la fusée, Korolev, et Nikita Khrouchtchev, le Premier secrétaire du Parti communiste de l’Union soviétique. Il ajoute un personnage de l’ombre : Marina Socovna. D’où viennent-ils ? Comment ont-ils fait pour damer le pion aux Etats-Unis ? Que vont-ils en faire ? L’intrigue est lancée.

La première partie du roman raconte le chemin de Youri Gagarine jusqu’à son acmé : son voyage dans la fusée.  Les anecdotes de son enfance – son intérêt pour les véhicules à moteur, sa passion pour les avions dont il voit un exemplaire de près pendant la guerre – annoncent son engagement dans l’armée pour devenir pilote et surtout l’image joviale qu’il renvoie, tout en accentuant le fait que rien ne le prédestinait à être le premier homme à aller dans l’espace. Né au fin fond d’un village, loin de la capitale soviétique, dans une famille modeste, sa formation de fondeur semble ne pouvoir lui ouvrir les portes que d’une usine quelconque. Si celle de la fusée s’ouvre à lui, c’est grâce à sa capacité à saisir les moindres opportunités, à sa curiosité et son courage, peut-être aussi à sa femme, Valentina, gentille Pénélope qui soutiendra toujours son intrépide mari.

 


 

Ces chapitres centrés sur le parcours du premier cosmonaute alternent avec ceux consacrés aux différents personnages qui participent, en parallèle, à construire le symbole qu’il va incarner malgré lui.

 

Astucieusement, le narrateur a créé un personnage fictif pour faire le lien entre les protagonistes. Il fait en effet entrer la fiction dans l’Histoire sans invraisemblance puisque par définition, une espionne ne laisse aucune trace. Quand Marina Socovna postule, elle fait tout de suite de l’effet au recruteur : « Parmi les trois jeunes femmes qui entrent dans son bureau de la Loubianka, Marina Socovna est celle qui attire son attention. Il faut dire que Marina fait particulièrement la gueule, à l’inverse des autres. Elle semble complètement indifférente aux médailles placardées sur la poitrine du colonel. C’est la première fois qu’une aspirante espionne lui fait un tel effet. » Et l’impression de Norotov sera la bonne. Elle est froide, déterminée, et efficace.

 

C’est elle qui crée le concept du héros de la nation pour soutenir le pouvoir de Khrouchtchev :

 « Dès le moment où il reviendra de l’espace, il sera l’objet de toutes les fascinations. Les gens voudront le toucher, on le prendra pour un envoyé de Dieu. Il ne s’appartiendra plus. Un peu comme une figure mythique. Il faudra vraiment un homme solide, capable de devenir un héros et en même temps de garder une vie à lui. Je ne sais pas si c’est possible. »

 

Question à laquelle répond le narrateur dans la deuxième partie. Pantin de la puissance soviétique, le héros se perd dans ses tournées mondiales malgré le soutien de Marina devenue son attachée de presse. La chute est racontée dans la deuxième partie, elle va plus vite que l’ascension, jusqu’à la fin tragique du héros.

 


Les dessous de la conquête de l’espace

 

A travers Youri Gagarine, Grégor Péan réveille la fascination que suscitent ces cosmonautes qui vivent une expérience inouïe. Cependant, il démystifie aussi bien l’histoire de ce héros malgré lui que celle de la conquête de l’espace en contextualisant cet événement mondial, considéré comme une avancée pour l’humanité.

 

Il rappelle tout d’abord que l’on doit la prouesse technologique que représente la fusée aux scientifiques nazis sollicités par Hitler pour développer des armes destructrices. Et si elle parvient aux Etats-Unis c’est que le physicien SS Von Braun y est accueilli à bras ouverts : « Les petits Américains en rentrant de l’école, après avoir allumé leur poste, seront très vite hypnotisés par les émissions mélangeant des décors en carton-pâte et l’intervention du Dr Von Braun. Avec son sourire éternel, il manipulera devant l’Amérique des années 1950 des maquettes avec beaucoup d’aisance, expliquant sa démarche, comme le bon vulgarisateur qu’il est. Ces émissions seront à la fois inquiétantes et rassurantes. Il persuadera les Américains qu’ils seront les premiers dans l’espace. »  

 

Cependant une partie de son équipe a été récupérée par les Soviétiques qui gagneront la bataille. Finalement, ce détournement du projet hitlérien devient une autre sorte d’arme, celle de la propagande. La réussite du projet est à lire essentiellement dans l’histoire qui en a été contée par les services soviétiques, celle de Youri Gagarine transformé en héros soviétique, le fils du peuple soviétique qui défie les Américains et prouve la super puissance de l’URSS.

 


Les pouvoirs du récit

 

Grégor Péan nous raconte donc l’histoire de la création d’une histoire par le pouvoir politique, ce qui ne peut que faire écho au storytelling contemporain. Il nous place au cœur de cette élaboration, en s’amusant avec des anachronismes, comme celui de la « communication positive » :

 

« En janvier 1954, Marina Socovna effectua un compte rendu des audits. A cette occasion, elle utilisa pour la première fois devant Khrouchtchev l’expression : " communication positive". Que disait le compte rendu. Globalement, qu’il était nécessaire pour lui de trouver durant son mandat des façons "non coercitives" de faire adhérer le peuple aux valeurs communistes. […] il fallait taper un grand coup, se projeter dans un avenir suscitant l’engouement ».

 

Khrouchtchev s’y essaie : « Quand il la quittait, il répétait quelques mots-clés. On ne savait jamais s’il plaisantait ou s’il était sérieux. Pourtant, les jours qui suivaient, face aux situations qui réclamaient une décision de sa part, il convoquait souvent ses souvenirs du Tsarévitch. Il songeait : que me dirait Marina ? Dans ces moments, il s’efforçait de troquer son vieux costume d’apparatchik contre la vision du monde "Socovna". Il pensait "adhésion des camarades", "sortie de crise par le haut". Il murmurait parfois "satisfaction du client", tout en se faisant rire lui-même. »

 

Cependant, le narrateur nous raconte lui aussi une histoire puisqu’il nous propose un roman. Voilà donc le lecteur plongé dans une mise en abyme de ces récits de propagande. Toutefois, le maître du récit lui signale à plusieurs reprises son jeu fictif. Par exemple, quand il cite des sources qui viennent des documents de son personnage fictif : « peu à peu, des échanges de confiance eurent lieu entre Korolev et Marina Socovna, où fut évoqué le concept du premier cosmonaute. Aucun enregistrement n’existe, malheureusement. Seulement quelques brides furent consignées dans le journal de Marina. ».

 

Il ne manque pas, par ailleurs, de mettre en garde le lecteur qui se serait laissé convaincre par le personnage si intéressant de Marina : « A ce stade, il est important de préciser que ce qui s’est passé en URSS dans les années 1950 ne fut pas le résultat du travail consciencieux d’une espionne. Ce serait simpliste », tout autant que le serait lecteur qui y aurait cru jusque-là, voire jusqu’à sa deuxième lecture… d’autant que le narrateur conclut avec la fameuse anecdote de la chaussure de Khrouchtchev à l’ONU : « On peut seulement dire que Marina a tenu la main d’un dirigeant qui en avait besoin. Elle lui a donné confiance dans ses prises de décisions. Cette confiance, c’est aussi la manière décomplexée qu’il adopta dans certaines situations. Ainsi, lorsqu’il osa taper à coups de chaussure sur son pupitre à la tribune de l’ONU, il y avait du Marina là-dessous. »




Dans la veine de son précédent roman, La Seconde vie d’Eva Braun, uchronie dans laquelle il imagine la fuite de la femme d’Hitler en URSS, Grégor Péan utilise tous les ingrédients narratifs pour nous embarquer dans l’histoire de Youri Gagarine tout en nous susurrant à l’oreille, avec ce style qui joue sans en abuser de l’oralité, qu’il est en train de nous prendre au piège de son récit. La réussite de ce roman tient dans l’équilibre entre cette voix narrative qui met de la distance par rapport aux personnages, même celui du sympathique Gagarine, et des scènes grandioses comme celle du vol dans l’espace.

 

Quelques mots, pour finir, sur l’auteur : en réponse à une question de Ouest France en ce mois de février, il explique : « Je suis chef de piste dans l’aviation : je fais arriver et partir des avions. À côté de ça, j’écris des livres, depuis 1996. " Les chiens ne font pas chats", disait mon père. Il ramenait constamment des ouvrages à la maison, où le livre avait quelque chose de sacré. J’ai d’abord signé sous le nom de Jean Grégor, pour me dissocier. Après le décès de mon père, mon éditrice m’a convaincu de prendre mon vrai nom. Le ciel t’attend est mon deuxième livre que je signe Grégor Péan et mon quinzième en tout ».

Sud Radio dans son émission « Les coups de cœur des Libraires » a conseillé la lecture indispensable de ce roman, ce 11 février 2024.




 

Grégor Péan, Le ciel t’attend, Robert Laffont, janvier 2024, 206 p., 18€

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