Une certaine gêne à l’égard du style part d’un constat, qui est le bon sens même mais que l’institution littéraire tend à refouler ou à n’accepter qu’à contrecœur – à la différence des écrivains, qui en ont parfois parfaitement conscience (d’où l’idée de « gêne ») : le style d’une œuvre n’est jamais uni ou homogène. Bien sûr, un passage descriptif n’est jamais écrit comme un passage narratif par exemple, mais on a souvent l’impression que les écrivains se confrontent à des injonctions rédactionnelles contradictoires. De là naît ce que Gilles Philippe appelle une « tension stylistique » et qui serait « le mode d’existence naturel des œuvres ». Ce manque de cohérence ne s’observe pas seulement entre les différents textes d’un même écrivain (car le style change aussi bien que la langue, et Gilles Philippe a expliqué les raisons de ces mutations dans son précédent essai Pourquoi le style change-t-il ?, Les Impressions nouvelles, 2021), mais à l’intérieur des textes mêmes, et ce de manière systématique.
Une certaine gêne à l’égard du style analyse les trois grandes options qui se présentent aux écrivains désireux de réconcilier les impératifs contradictoires qu’on leur assigne (le style devra, par exemple, souligner et masquer son statut « littéraire ») ou encore leur projet esthétique personnel et les contraintes qui leur sont imposées de l’extérieur : privilégier une injonction et tenter de contenir l’autre ; tenter de trouver un compromis ; chercher une solution tierce, au risque de provoquer de nouvelles tensions. Mais le projet de Gilles Philippe n’est pas seulement typologique. Les questions qu’il pose s’inscrivent dans une réflexion historique sur la transformation, non pas du style littéraire, mais de la manière dont le xxe siècle – que les exemples choisis couvrent dans sa presque totalité – a pensé le problème de l’unité ou de l’incohérence stylistiques. Enfin, l’objectif du livre est aussi de nous aider à repenser les notions d’auteur, d’œuvre et de style, de manière à dépasser une série d’idées reçues qui ne correspondent pas au travail effectif de l’écriture, qui est aussi un travail de lecture (et l’analyse des textes n’est jamais coupée ici de celle du discours sur les textes).
Jan Baetens : Gilles Philippe, que signifie aujourd’hui le choix pour un linguiste de travailler sur la langue littéraire ? La linguistique contemporaine travaille plutôt sur d’autres corpus, utilisant des méthodes qui ne semblent pas directement applicables aux questions de style littéraire. Qu’est-ce qui vous intéresse dans la littérature en tant que linguiste, et que vous apporte une telle réflexion, à la fois dans le domaine de la linguistique et dans celui de la littérature, à moins que vous ne rejetiez la distinction entre études linguistiques et études littéraires ?
Gilles Philippe : Je ne rejette nullement la distinction des études linguistiques et des études littéraires, mais je pense qu’il est important de faire une place à des travaux qui se situent à l’interface. Lorsque j’étais étudiant, je suivais le séminaire de François Rastier, et une de ses remarques m’a beaucoup marqué : il déplorait qu’on soit considéré comme linguiste quand on étudie l’imparfait dans Libération et comme littéraire quand on étudie l’imparfait chez Flaubert. J’espère, et je crois, que ce temps est dépassé : tous les discours ont vocation à être pensés et décrits par les linguistes. Que ceux-ci aient pu, un temps, considérer qu’ils n’avaient pas à s’occuper des énoncés littéraires a moins à voir avec l’objet lui-même qu’avec l’histoire et le partage des disciplines. Pour le dire simplement, il avait fallu écarter la littérature pour donner une place à d’autres formes de production langagière. Mais un rééquilibrage s’observe aujourd’hui à la faveur, notamment, des approches outillées, car la disponibilité et la masse des corpus littéraires rendent aisément leur interrogation électronique.
De fait, parce qu’ils se réclament d’un projet esthétique et appartiennent à un champ de production spécifique, les textes littéraires mettent en jeu le langage d’une façon qui peut être différente, et il revient à la linguistique d’évaluer la possibilité de ce « propre de la littérature ». L’obstacle a souvent été le mot style, qui semblait ne retenir que ce qui, pour des raisons qualitatives ou quantitatives, dérogeait dans les textes à l’usage commun, en survalorisant une possible « originalité » qui faisait obstacle à la généralisation et ne s’appréhendait qu’en termes esthétiques. Pour ma part, si j’utilise volontiers le mot style par commodité, je préfère souvent utiliser une expression plus neutre, celle de pratiques rédactionnelles, et ce sont ces pratiques rédactionnelles que j’essaie d’observer, dans leur complexité, leur éventuelle spécificité et dans leur histoire, car elles s’adossent toujours à un certain imaginaire de ce que l’on attend d’une prose étiquetée comme littéraire.
JB : Dans vos recherches, vous n’avez pas peur de vous appuyer sur les auteurs et les textes du canon (par exemple Bernanos, Valéry, Camus ou encore Sartre), sans toutefois les couper du reste de la production littéraire (votre microscopie des premiers romans de Simenon, auteur qui a mis du temps à être canonisé, est très éclairante). Ce choix me paraît délicieusement « tendu ». D’un côté, les dix études de cas au cœur de votre livre constituent une sorte de cours de stylistique sur un ensemble d’œuvres essentielles (avec, je le répète, de subtiles digressions vers des œuvres tout aussi fascinantes mais moins connues, comme celle de Catherine Colomb). De l’autre, la mise à nu de la non-cohérence stylistique de toute œuvre peut aussi être lue comme une critique du « grantécrivain ». Est-ce précisément la « grande » littérature qui permet de rendre visible ce qu’une certaine idéologie de la création et de l’originalité empêche de voir ?
GP : Vous avez raison de dire que, dans l’ensemble de mon travail, je privilégie le canon. Cet effet de canon me semble déterminant dans la façon dont des œuvres singulières deviennent des objets collectifs. On n’écrit des vers ou des romans que parce qu’on a lu d’autres vers et d’autres romans ; on écrit après, avec, contre. Or, petits ou grands, on peut légitiment supposer que tous les romanciers ont lu la Madame Bovary de Flaubert mais pas la Fanny de Feydeau, que, de Zola, ils ont lu L’Assommoir plutôt que Lourdes, etc. bref des textes qui leur ont été présentés comme pourvus d’une valeur esthétique et souvent d’un intérêt stylistique. Le canon n’est pas parfaitement stable, on le sait, et ses mouvements évolutifs sont particulièrement intéressants : on peut dire sans trop s’avancer que Simenon et Colomb sont plus canoniques aujourd’hui qu’il y a vingt ans, que Bernanos ou Mauriac le sont de moins en moins. Toutes sortes de facteurs contraignent le canon, et ce ne sont évidemment pas pour des raisons stylistiques que Ramuz est bien moins haut dans le canon français que dans le canon romand. Mais, qu’on le déplore ou s’en réjouisse, la littérature ne nous parvient pas comme la masse indifférenciée des dizaines de milliers d’œuvres produites avant nous.
Comme mes ouvrages précédents, Une certaine gêne à l’égard du style prend acte de ces vérités de bon sens. Mais il y a ici un bénéfice supplémentaire à partir principalement d’écrivains connus de tous ; cela permet de centrer le propos sur la question des tensions stylistiques sans les préalables qu’exigeraient des auteurs au nom moins familier, sans avoir aussi à lever le soupçon d’être allé chercher au fond d’un tiroir un auteur auquel ma proposition s’appliquait. Mais il me semble aussi que l’on place la cohérence stylistique comme une sorte de préalable à l’attribution de la valeur esthétique à un livre, cette valeur étant une des conditions de son entrée dans le canon : que vaudrait un ouvrage qui ne parviendrait pas, selon le mot de Sartre, à « trouver son style » ? Or, en lisant la critique sur tel ou tel roman de Ramuz ou de Duras (pour prendre les auteurs sur lesquels s’ouvre et se ferme Une certaine gêne), j’avais été frappé par le soin que l’on mettait à trouver une pleine cohérence stylistique à leur projet et à sa réalisation, alors qu’il me semblait que ces œuvres majeures laissaient voir d’évidentes hésitations rédactionnelles, des tentations contradictoires. Et la chose se compliquait encore si l’on mettait en regard les revendications de ces écrivains et leurs pratiques effectives. Là encore, je m’étonnais que la critique ait trouvé une pleine cohérence à ce qui ne me semblait guère en avoir. Mais ce présupposé de cohérence est aussi un effet du canon, et dans cette mesure, vous avez raison, mon travail est aussi une interrogation sur le canon et sur le statut du « grantécrivain ».
JB : Votre propos n’est jamais purement stylistique ; il est également historique et social. Qu’est-ce que votre analyse de l’inévitable hétérogénéité stylistique vous a appris sur le rêve de beaucoup d’auteurs, qui n’est pas seulement de faire une œuvre, mais de changer la langue ?
GP : L’exigence de « changer la langue » a longtemps fait partie de ces injonctions auxquelles les écrivains furent soumis, d’une moins dans la frange « avancée » du champ littéraire. On demandait à la prose d’être au moins originale, au mieux de bousculer certaines normes, minimalement celles des œuvres qui l’ont précédée, idéalement celles de la langue commune. C’était une injonction paradoxale, puisqu’elle soumettait l’écrivain à un devoir de singularité, à une norme de transgression de la norme. C’est un point que j’ai plutôt développé dans mon essai précédent, mais dont on croise ici encore des attestations et des déclinaisons. Mais là aussi, il y eut souvent des injonctions contradictoires : lassé des excès de la fin du xixe siècle, le début du xxe a souvent demandé à l’écrivain de laisser la langue tranquille, mais sans abroger pour autant l’impératif d’originalité. D’où des conflits d’allégeance dont la prose de Ramuz offre un magnifique exemple. Beaucoup s’agacèrent en effet de la bizarrerie, de l’artificialité de sa langue et de la trop grande exhibition de son geste stylistique. Comme Ramuz partageait les valeurs de son temps, il fut très sensible à la critique, qu’il tenta de contrer en revendiquant, contre l’évidence, l’alignement de sa langue sur celle de la paysannerie romande. De la même façon, Bernanos ne cessa d’opposer le rapport de l’enfant et le rapport des écrivains à la langue ; il souhaitait retrouver le « langage de l’enfance » (que l’époque imagine simple et sincère, contrairement à celui de la littérature), mais rien n’est moins enfantin que sa prose contournée et polémique ; et c’est par là-même, donc contre la revendication de Bernanos, que ce style nous paraît avoir une évidente valeur.
Mais vous avez raison de dire que certains ont encore rêvé d’une révolution linguistique qui avancerait de concert avec une révolution sociale voire politique. Parmi les auteurs que j’ai retenus pour ce livre, Yves Velan me semble le plus représentatif de ce rêve : il voulut nous libérer du « langage modélisé » des discours ambiants (publicitaire, médiatique, universitaire mais aussi littéraire…) et de la tyrannie du « même » à laquelle le monde libéral nous assujettit chaque jour un peu plus ; il a trouvé pour cela diverses solutions stylistiques. Mais le piège s’est refermé sur lui : peu de discours sur la langue et le style et peu d’écritures sont aussi représentatifs des années 1970 que son chef-d’œuvre, Soft Goulag ; il voulait échapper au même, il a produit du même.
JB : Si l’unité d’une œuvre n’est jamais stylistique – et après avoir lu votre livre, il semble difficile de ne pas accepter cette conclusion –, peut-on en dire autant de son contenu, pour autant qu’il soit permis de séparer fond et forme dans un texte littéraire ? Est-il possible, selon vous, de communiquer une signification cohérente, si une telle communication est « brouillée » par une absence de cohérence au niveau stylistique ? Comment le critère de la cohérence ou de l’incohérence est-il géré par des groupes de lecteurs ou par les communautés interprétatives ?
GP : Je fais partie d’une génération qui a été fascinée par le projet déconstructionniste. Dans sa version simplifiée, celui-ci nous invitait à « jouer l’œuvre contre elle-même », à interroger les textes par leurs points de fragilité et les théories par les failles qu’elles veulent invisibiliser. Le principe, c’était qu’il fallait « suspendre le présupposé de cohérence ». J’ai principalement voulu l’appliquer ici aux pratiques rédactionnelles, mais je l’ai gardé en tête pour étudier les discours sur le style eux-mêmes, du point de vue de leur seul contenu. Le meilleur exemple en est à chercher dans le chapitre central du livre, qui est consacré aux réflexions de Paul Valéry sur le style et au Cours de poétique au Collège de France que William Marx a fait paraître l’an dernier. La position de Valéry face aux approches formelles des textes y est très ambivalente ; ses valeurs, ses attentes, ses principes peinent à se stabiliser au point même de paraître par endroits contradictoires. Ce sont précisément ces endroits qui m’intéressent ; c’est dans ces zones d’indécision que l’on observe le plus aisément le choc des injonctions contradictoires auxquelles tout écrivain est soumis. Mais la lecture la plus naturelle et la plus commune est toujours plus économique. Soit elle ignore les tensions – et ce cas le plus fréquent – entre la revendication d’un écrivain et ses réalisations effectives et glisse sur les tiraillements dans la théorie ou dans les pratiques rédactionnelles. Soit elle en est gênée, et elle y voit une faiblesse et un défaut plus ou moins rédhibitoires. Il est plus rare qu’elle trouve ces tensions non seulement inévitables, mais « normales ».
JB : En tant que texte écrit, Une certaine gêne à l’égard du style ne peut évidemment échapper aux tensions que vous analysez du côté de la littérature (mais y -a-t-il encore lieu aujourd’hui de maintenir les frontières en littérature et critique ?). Quelle a été votre propre « gêne » pendant la rédaction de ce livre ? Quelles étaient les injonctions contradictoires ou conflictuelles que vous avez dû gérer ? Et comment l’examen de la non-cohérence permet-elle de relire votre propre œuvre, dont ce nouvel ouvrage ne constitue certainement pas le mot final ?
GP : J’aurais mauvaise grâce, après avoir avancé qu’il est normal qu’un discours présente des tensions, à dire que le mien échappe à cette règle. La principale gêne que j’ai rencontrée en le rédigeant tient dans la trop grande puissance de la notion même de tension. C’est toujours un jeu un peu facile que de chercher des tiraillements ou des frottements et de les faire parler. Une autre gêne vient de la difficulté de faire la part entre ce qui est vraiment tension et ce qui ressortit à un choix esthétique, dès lors que l’on décide de suspendre cette cohérence que garantirait le discours d’accompagnement des auteurs. Et puis, il y a toujours le risque de l’anachronisme : ce qui nous paraît être une tension n’en était pas forcément une à l’époque où le texte a été produit ; ce qui nous paraît une contradiction n’était peut-être qu’un léger tiraillement à une époque dont les valeurs esthétiques n’étaient pas les nôtres. On peut forcer l’incohérence comme on force la cohérence, et l’on pourra dire que mon « principe d’incohérence » ne vaut guère mieux que le « principe de cohérence » et qu’il faut savoir aussi le suspendre.
De fait, chacun de mes essais corrige, complète ou nuance les précédents, parce qu’une tension m’est apparue ou m’a été signalée. On peut dire que les livres qui ont suivi La Langue littéraire (Fayard, 2009) sont nés des tensions que j’avais fini par voir dans cet ouvrage ou alors de tensions qui m’apparaissaient lorsque je m’intéressais à de nouveaux corpus. La Langue littéraire tendait par exemple, à son insu, à privilégier les écritures d’avant-garde ou les démarches singulières au point de valider le dogme de l’originalité, alors que le projet consistait à concevoir les pratiques rédactionnelles comme des données collectives. En 2013, Le Rêve du style parfait tentait de corriger le tir. Tout en disant le contraire, le livre de 2009 conservait l’idée que l’histoire de la langue littéraire était principalement celle de l’apparition de nouvelles formes. Dans Pourquoi le style change-t-il ? (2021), j’ai nuancé les choses en faisant valoir l’usure comme un moteur plus puissant encore d’évolution des formes. Mais ni le livre de 2013 ni celui de 2021 ne suspendaient le principe de cohérence. D’où le présent ouvrage ; et s’il doit y en avoir un autre, nul doute qu’il corrigera celui-ci.
Gilles Philippe, Une certaine gêne à l’égard du style, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, avril 2024, 248 p., 20 euros