« Certains exilés sont tellement intégrés que cela les incite à écrire – que ce soit dans la nouvelle langue quotidienne ou dans leur langue maternelle. » La phrase est extraite de L’Après-exil, un des deux volets du diptyque autobiographique que publie Georges-Arthur Goldschmidt. L’auteur, faut-il le rappeler, a traduit de grands écrivains de langue allemande en français et déjà publié des récits autobiographiques dont aucun ne reproduit exactement le précédent. Les deux derniers ont pour points communs d’avoir été écrits en allemand, la langue maternelle de leur auteur, et à la troisième personne – ce qui était attendu pour le Roman d’un frère, mais moins pour L’Après-exil.
Jürgen-Arthur Goldschmidt est né en 1928. La date est importante parce qu’elle permet d’apprécier l’amplitude du temps traversé, presqu’un siècle, l’âge de l’auteur et sa sagesse, sa sofia, ainsi que l’acuité de sa mémoire, sans doute liée à la remontée des souvenirs de l’enfance qui advient au soir de la vie. Chez Georges-Arthur Goldschmidt, cette remontée semble également né de la cassure que son frère et lui ont vécue : l’exil en France en 1938 après une étape italienne, la fuite hors de chez soi, l’Allemagne, un pays avec lequel l’un et l’autre avait la conviction intime de ne faire qu’un, la maturité accélérée que ce type de rupture provoque, mêlée à un désir toujours inassouvi de retour et de sécurité, la prise de conscience à la fois sourde et très aiguë d’une judéité recouverte du film protestant, de ce que cela signifie pour soi, pour les autres autour de soi, pour vos parents qui se séparent de vous pour vous confier à la liberté et à l’humanité
Dans l’ordre chronologique, L’Après-exil est le premier des deux récits. Il a été publié en Allemagne en 2020 et suivi, un an plus tard, par la publication d’un récit consacré au frère de l’auteur, Erich. La présence de celui-ci était très discrète dans l’œuvre de Georges-Arthur ; son éditeur allemand, ainsi que son irréprochable traducteur, Jean-Yves Masson, en connaissaient à peine l’existence. Il aura fallu leur curiosité, et leur amitié, pour convaincre le frère cadet de faire le portrait de cet aîné dont la vie fut infléchie très différemment par l’exil et le stigmate de la persécution. Erich Goldschmidt étant plus âgé, il a choisi la Résistance et après la guerre, l’uniforme, une façon pour lui d’effacer la honte, la différence, de « ne plus être caractérisé, désigné, n’être plus personne » écrit son frère dont le portrait ne saurait pourtant être résumé à ces mots.
Nous l’avons déjà signalé, ces deux récits ont été écrits en allemand, la langue originelle de l’auteur, alors que ses livres précédents ont été écrits en français. Dans quelle mesure ce choix fut-il conscient et déterminé ? Était-ce un essai, une tentative ? Un plaisir, une manière de retrouvailles linguistiques ? La langue allemande s’est-elle imposée d’elle-même, comme l’évidence de la chaleur d’un sein maternel ? Il est difficile de trancher, en revanche il est aussi remarquable de voir que l’auteur parle de lui à la troisième personne, avec quelques incartades à la première. Il se peint comme il peint ce frère aîné dont la vie française fut si dissemblable, avec un même recul, une même faculté de connaissance et de compréhension de soi. D’un côté, il renoue avec la langue de son enfance, de l’autre, il s’écarte de lui-même, du moins en apparence, en refusant le pronom de l’identification qui va de soi.
Ni L’Après-exil ni le Roman du frère ne sont des récits au sens strict. L’un et l’autre sont moins attachés aux faits et aux événements que La Traversée des fleuves, autre récit autobiographique de Georges-Arthur Goldschmidt. Ce sont au moins autant des essais, des réflexions sur les incidents qui ont jalonné la vie de chacun et sur les fines incisions qu’ils ont créées dans la psyché de celui qui les a vécus. Ce sont aussi deux merveilleuses analyses de la langue – maternelle et acquise, française et allemande, libératrice et mortelle –, analyses entièrement prises dans l’histoire d’une vie et d’un déplacement forcé, dans une expérience longue et douloureuse, parfois étrangement heureuse. Jamais l’auteur n’abstrait la pensée de l’épreuve ni de l’usage.
Il est indispensable de le souligner parce que nous vivons à une époque où la linguistique, le bilinguisme (distinct du « dédoublement linguistique »), la mondialisation et son double disciplinaire, la « traductologie », ont essaimé, si bien que les thèses, les analyses intellectuelles, conceptuelles et politiques de la langue et de la traduction sont devenues un champ en soi. Le regard de Georges-Arthur Goldschmidt est tout autre. L’écrivain ne parle pas du haut d’une chaire, il s’exprime d’un intérieur plus profondément enfoui et plus vivace, ponctuant sa réflexion d’images inédites et souvent saisissantes, variant à l’infini les mots, les attributs, les images, glissant du concret au plus idéel, revenant au sentiment, à la sensation, tâchant de faire remonter ce que l’on enterre malgré soi et qui se rappelle quoiqu’on fasse.
Son extrême sensibilité au paysage est frappante, qui prouve la capacité d’absorption d’un esprit apte à associer analyse et perception dans un même mouvement. Petit, Jürgen-Arthur a quitté une ville proche de Hambourg pour aller à Florence, puis en France, en Savoie, dans un pensionnat catholique haut perché, parcourant des pans d’Europe en voiture, en train, parfois à pied. Ce fut un enfant qui monta pour la première fois dans une automobile afin de fuir, découvrant à la fois la vitesse, la peur et la séparation. Aujourd’hui, c’est un écrivain qui ponctue ces deux récits de tableaux de petit format que l’on dirait nés du génie condensateur de Paul Klee : en Allemagne, l’impression d’un paysage familier soudain « vitrifié » par la menace ; en Savoie, la découverte « de grandioses chaînes de montagnes de toutes les formes possibles, absides, coupoles, dômes, entailles, falaises ou cônes ».
Descriptions brèves, enlevées ; sens du détail qui s’applique à l’environnement naturel, urbain et affectif. « Le bas de la mère, qui avait à moitié glissé, lui descendait tout plissé le long de la jambe, » écrit celui qui a enregistré l’accroc, ainsi que la panique d’une mère éperdue. « Son regard à lui mordait dans chaque détail de la gare, » poursuit-il : l’expression dit la puissance de la mémoire et le salut qu’elle représente avant l’exil, le réflexe de survie d’un enfant au bord de l’inconnu, l’anticipation spontanée de la perte.
La gare, elle, fait le pont avec la réflexion sur la judéité et le sentiment d’appartenance qui traverse les deux livres, réflexion nourrie, vécue de l’intérieur, allant et venant entre le portrait de soi et celui du frère, jamais solipsiste. L’intelligence humaine de Georges-Arthur Goldschmidt est rare, qui lui permet de basculer de l’échelle de l’intime à celle de l’universel, voire, de fondre ces deux échelles, de saisir la synonymie entre ce qu’il appelle « le Juif intérieur » et l’être humain en soi, la part sacrée de chacun. « Le Juif est celui que l’on ne peut pas pousser hors de son humanité, » écrit-il.
Le traducteur a été élevé dans la religion protestante, plus proche de la Bible que la religion catholique, cela se devine dans certains de ses commentaires, celui du « Tu ne tueras point », par exemple. Non pas que la religion soit très présente dans ses récits, elle a été mise à distance par l’adulte, mais elle est là, comme une braise, comme un unique Livre qui permet de relier deux rives, sans illusions ni angélisme. Elle l’autorise aussi à réduire à son essence le nazisme, né de ce qu’il appelle « l’archaïque envie de tuer » dont les racines plongent dans un puits dont les eaux noires se renouvellent et exigent notre vigilance. En 2025 et après, désormais, il est peu risqué de dire que ces deux récits comptent parmi les témoignages les plus fins et les plus admirables du cruel XXe siècle.
Georges-Arthur Goldschmidt, L’Après-exil, traduit de l’allemand par Jean-Yves Masson, 87 pages, Verdier, janvier 2025, 18,50 euros
Georges-Arthur Goldschmidt, Le Chemin barré. Roman d’un frère, traduit de l’allemand par l’auteur, 113 pages, Verdier, janvier 2025, 19,50 euros