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Photo du rédacteurClément Beaulant

Gaëlle Obiégly : Sauver le vivant, faire vibrer la matière (Sans valeur)


Gaëlle Obiégly © Francesca Mantovani pour Gallimard

Il y a les objets que l'on garde, ceux que l'on traîne et les objets que l'on jette, sans valeur. Puis il y a les objets que l'on ramasse et que l'on récupère, les objets que l'on relève d'une mort assurée.

Avec Sans valeur, Gaëlle Obiégly fait le récit étrange et drôle de sa rencontre intime et heurtée avec un petit tas d'ordures. Après N'être personne en 2017, où la narratrice écrivait son histoire enfermée dans les toilettes, Une Chose sérieuse en 2019, dans lequel le narrateur tenait en cachette un journal de bord à l'insu du pouvoir, ou encore Totalement inconnu en 2022, où la narratrice s'abandonne à une voix mystérieuse, Obiégly poursuit dans Sans valeur son exploration des écritures de l'infime, écritures intimes vouées à l'ordure, graphomanies, « écritures désœuvrées », traquées par des pouvoirs inquiets. Écritures laides ou belles, mais vivantes, dit Obiégly.


Un matin, partie pour un « jogging en direction du Père-Lachaise »,  la narratrice est retenue, devant un immeuble de bureaux, par l'apparition sur le trottoir d'un petit tas d'ordures. Cette apparition est une vision. Elle décide de recueillir et héberger l'anomalie informe, de conserver et méthodiquement analyser cet amas de matière : le petit tas d'ordures. Celui-ci devient la figure matérielle et littéraire des laissés-pour-compte de notre vie intime, de tout ce que nous laissons derrière nous, du fardeau que nous traînons depuis l'enfance, jusqu'à la dégradation.



Gaëlle Obiégly raconte la vie intime du petit tas d'ordures, amas de déchets jetés sur la chaussée, sans valeur. La narratrice se propose de faire l'inventaire. Elle énumère certains des objets et suit les traces et les indices qui peuvent la mener à l'origine de leur déclassement. Comme l'archéologue qui n'omet pas de mentionner les latrines, elle applique aux déchets le paradigme indiciaire de la méthode historienne. La description est une manière de raconter le petit tas d'ordures, une manière d'analyser et de comprendre la grande machinerie des valeurs et de leur circulation. Il est le produit d'une société du tri, une société qui ne cesse de classer et hiérarchiser, d'attribuer place et valeur à chaque objet sur le grand marché de la consommation. Le monde matériel s'organise autour de la ligne qui sépare l'archive du déchet : « Le déchet doit disparaître. L'archive doit être préservée ». L'archive conforte un pouvoir, une légende, le déchet l'inquiète. La narratrice n'échappe pas à cette commande. Sur son déménagement, sur le classement de ses archives personnelles, pèse la décision qui tranche, qui fait autorité, qui produit les archives et évacue les déchets. Et l'existence de chaque objet est suspendue à cette décision : déchet / archive.



Pourtant pour Obiégly, si tous les objets obéissent à cette loi du sale et du sublime, le retournement est permanent., l'instabilité règne et le pouvoir de l'archive n'y peut rien. Dans Sans valeur, la valeur est un flux. Le récit d'Obiégly assemble des fragments d'histoires, des bribes de romans projetés, de récits imaginés. Il tisse entre les documents et son histoire personnelle un rapport intime et comique, construit par les libres associations qui rendent à chaque objet une équivalence, une existence propre. Les questionnements et les réfutations internes au récit illustrent la double nature des choses matérielles : toujours en même temps sale et sublime, déchet et archive, « poison et médicament ». Chaque objet sauvé est un don, un cadeau cher, et son retournement : un souvenir fragmenté et un désastre.

Alors si pour Obiégly il faut trier et on n'en finit jamais, l'appartement, les archives personnelles, les notes, les cahiers, les souvenirs enfouis, le petit tas d'ordures enfin, l'ordure et l'infâme sont sacrés. Le petit tas d'ordures est un « trésor », on pourrait presque y voir Dieu et s'y attacher est un gage de sainteté. Depuis la figure du saint, le récit d'Obiégly propose les pistes qui mènent à une quête mystique et psychique, une mise en valeur de la dégradation formant par son corps et par son texte une frontière qui divise l'espace autrement.


On peut aimer l'ordure alors et s'y plonger, et plonger dans le petit tas d'ordures comme on plonge dans son passé, en être son double, l'incarner : « j'ai cru être en présence d'un être vivant » dit-elle. Le petit tas d'ordures est une matière organique et vivante, la matière d'une vie, la vie de quelqu'un d'autre, une femme, une inconnue. Cependant, « Un jour où l'autre le petit tas d'ordures fait retour, toutes les saletés que tu veux enfouir, à un moment elles remontent », dit-elle encore. Et la narratrice voit ressurgir dans les images et les objets du petit tas d'ordures ses propres détritus intimes, les bribes d'un passé qui l'envahit. Il faut réussir à négocier avec tout ça et tenter d'éviter la crise. Elle couve. L'appropriation du petit tas d'ordures est une obsession qui mène à l'indistinction et la difficulté pour la narratrice à continuer d'exister, à surseoir à la dégradation : « Tu ressembles à un désastre. Moi aussi ces jours-ci ». Ce devenir ordures est notre commun et notre aboutissement, « qui prétend échapper au devenir ordures se voile la face ».


À l'instabilité psychique qui frappe la narratrice à l'examen du petit tas d'ordures répond une instabilité sociale. Le grand partage des objets est aussi un grand partage des individus qui vivent dans l'incertitude permanente de leur valeur : « Je ne veux pas passer pour une pauvre ; on ne s'intéresserait plus à moi ». Chaque existence se vit sur le fil du rasoir du déclassement comme il est encore dit : « C'est le pouvoir et l'autorité qui décident de toute façon ». La grande main invisible du marché transforme chaque individu en objet, sans cesse trie, promeut et dégrade. La valeur de l'individu est évaluée à la mesure de ce qu'il possède, de ce qu'il produit, de sa capacité à trier, à faire autorité. À sa façon drôle et abrupte, Obiégly donne à lire le parcours qu'a retracé l'historien Giacomo Todeschini, ce « parcours qui a conduit à la négation de la valeur, c'est-à-dire à la non-reconnaissance et à l'insignifiance de ceux qui n'appartenaient pas au centre de la société » (Giacomo Todeschini, Au pays des sans-nom, Verdier, 2015). Spécialiste de la théorie franciscaine de la valeur, Todeschini fait la généalogie de la catégorie religieuse, économique et juridique des êtres privés de renommée, une catégorie qui tend progressivement à viser l'ensemble du corps social.



Comment surseoir à la dégradation ? Comment se maintenir en tant que sujet ? C'est la question que semble se poser la narratrice de Sans valeur face aux objets épars du petit tas d'ordures, dans la tension entre leur promotion et leur dégradation, entre leur éloignement et leur incorporation. Comment échapper à la possession que l'empire des choses porte sur elle, à l'ombre portée du petit tas d'ordures, forme dégradée d'une existence dégradante ? Pour Obiégly écrire alors est une manière de relever l'ordure. Ce sont donc les bribes, les brouillons, les journaux, les fragments épars qui l'intéressent, pour tenter de donner un sens à toutes ces « saloperies ». Redonner un sens à ces fragments d'existences vouées aux rebuts ce serait d'abord et en premier lieu les faire revivre, les promouvoir en sujet d'une histoire, d'une aventure peut-être. Environnée des fragments de vie, fragments d'ordures, la narratrice « [rêve] devant des morceaux de matières » et « imagine une histoire à partir du moindre débris ». Écrire donc pour Obiégly, c'est retenir un moment d'indistinction de la valeur, trier certes et dans le même mouvement se retenir de trier. Chaque texte est alors à la fois production d'archives et production de déchets et d'ordures. C'est « jeter dans la poubelle publique » dit-elle et il faut aimer jeter, en tirer « une jouissance comme la défécation ». Gaëlle Obiégly trie, jette, tranche, retient, recoud, coupe et sectionne dans des phrases brèves et lapidaires, puis relève sans cesse l'ordure, produit une matière mouvante et vivante. Une façon de tenir à la vie dans l'intimité du déchet.


Sans valeur apparaît alors comme un véritable traité des choses et des métamorphoses. Gaëlle Obiégly nous donne à lire un brutal portrait intime de la valeur, un manuel pratique d'écriture de l'infime et de l'infâme, une parade à la mort. Livre sur les choses et les êtres en marge, existences vouées aux rebuts hantées par la figure du scribe Bartleby, Sans valeur multiplie les renversements, fait s'entrechoquer les fragments, comme illustration par l'exemple des mutations permanentes de la valeur et effort de rendre à tous l'épaisseur d'une vie vécue.

Car « il y a des vies qui ne produisent pas d'archives. La plupart des vies, je pense » dit Obiégly. Ce sont celles certainement qui valent la peine d'être écrites. Alors, si Sans valeur peut s'inscrire dans le cycle des vies infâmes, ce n'est pas pour en clore l'archive mais bien pour continuer de relever ce qui a été dégradé, relancer la grande roue des places acquises, tenter de sauver le vivant, faire vibrer la matière.





Gaëlle Obiégly, Sans valeur, Bayard, « Littérature Intérieure », janvier 2024, 144 pages, 14 euros

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