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C’est l’histoire d’un gars qui rentre dans un bar et qui dit « Salut, c’est moi ! » et puis en fait c’était pas lui.
Mais « c’est aussi l’histoire d’une fille qui se transforme en requin pour ne plus être la proie ». Pourtant, à la fin du spectacle, ces deux fils ne sont pas les seuls à avoir été tirés, on a le sentiment d’avoir vécu mille départs de feu d’histoires plus ou moins longues qui s’entrechoquent et se font écho sur le plateau transformé en ring :
- l’histoire dont on ne sait jamais comment et où elle commence.
- l’histoire dont on voudrait ENFIN écrire la fin.
- l’histoire d’une petite fille qui voulait juste se sentir libre dans l’eau.
- l’histoire d’une femme qui traverse d’une rive à l’autre.
- l’histoire de trois femmes qui font de la sororité une politique de vie.
- l’histoire de femmes qui font du théâtre un lieu où il devient possible de penser l’idée de réparation…
Alors, peut-être qu’il serait plus juste d’y voir l’histoire de la manière de faire récit de l’histoire, de se ressaisir des « morceaux qui sont restés là-bas » et de retrouver le début de l’histoire « bien avant les choses graves », « bien loin de cette violence-là ». Car l’une des questions majeures qui affleurent tout au fil du texte, c’est bien celle de la toile dans laquelle les filles, devenues femmes, ont été prises, remettant en question leur possibilité de dire non.
Depuis deux ou trois saisons, la question des violences sexuelles et sexistes se retrouve de plus en plus sur le devant de la scène de théâtre (à défaut de l’être suffisamment sur la scène politique). Quelques exemples majeurs : en 2021, la compagnie Das Plateau (et sa metteuse en scène Céleste Germe) mettait en scène Poings de Pauline Peyrade avec Maelys Ricordeau et Antoine Oppenheim, avec en son centre la question du viol conjugal ; en 2022, Ludivine Sagnier incarnait la jeune fille du Consentement de Vanessa Springora dans la mise en scène de Sébastien Davis ; et l’an passé Anne Azoulay, Valérie de Dietrich et Marie Denarnaud redonnaient vie à King Kong Théorie de Virginie Despentes sous la houlette de Vanessa Larré, sans compter le collectif #Metoothéâtre qui vient de porter au plateau l’histoire de ses quatre années de combat dans Les Histrioniques. Un trou dans la raquette ou Émilienne Flagothier qui a présenté Rage dans le cadre de Premières – Festival de l’émergence européenne au Maillon à Strasbourg, un geste libératoire de combattantes bien décidées à ne plus laisser s’écrire l’histoire des agressions quotidiennes que subissent les femmes.
Dans Requin velours, l’autrice metteuse en scène Gaëlle Axelbrun choisit une approche singulière, une « écriture du réel » qui n’est ni documentaire, ni fiction, ni autofiction, mais un geste au croisement du document et de la fiction, du je et du nous, de la poétique et de la politique : elle livre son combat sur un ring. En mobilisant « éléments autobiographiques et discussions au sein de groupes de parole », il s’agit de « faire entendre la parole des victimes de façon authentique et de proposer un récit qui accompagne », avec cette idée chevillée au corps que la fiction peut être réparatrice.
Résumons : un été, Roxane est victime d’un viol. Le soir même, alors qu’elle tente de chasser les images de ce qui vient de se produire, elle rencontre, dans le bar d’un camping, les Loubardes, Joy et Kenza, qui très vite deviennent ses amies. Ensemble, elles vont tenter de mettre des mots, moins sur les faits que sur les émotions, non-dits et fantômes qui entourent une telle agression et ses conséquences sur les corps. Alors que nombre de discours s’emparent de l’histoire (celui de la police, celui de la justice, celui de celles et ceux à qui on raconte…), les trois amies tentent de construire avec les moyens du théâtre et de la poésie un autre récit qui prend les allures de contre-récit.
Sur la scène de Théâtre Ouvert – dont la salle restera vide cette fois – un espace trifrontal a été disposé : trois fois trois rangées de sièges encadrent un ring de boxe de 5x5m, éclairé par une rangée de projecteurs en fond de scène. Quand nous entrons, les comédien.nes, Mécistée Rhea, Cécile Mourier et Amandine Grousson, sont déjà en place. Une voix retentit : « Cette histoire sera nécessairement impudique, puisque je confonds la pudeur et la honte. En dynamitant l’une, j’ai décapité l’autre ». Puis, les fragments s’enchaînent, pris en charge alternativement par les comédien.nes, déterminé.es à faire le récit de ce qui ne se dit presque jamais – l’avant, l’après, le halo qui entoure le moment du trauma... Il ne s’agit pas de raconter chronologiquement, ni de mettre les faits au centre. Ce n’est pas ainsi qu’il sera possible d’approcher la vérité de cette violence. Il faut mettre les mots et le corps à l’épreuve, creuser d’autres sillons narratifs, explorer d’autres pistes physiques, croiser les points de vue, faire advenir des images poétiques, reprendre possession de son corps, l’exposer peut-être d’abord pour mieux se réapproprier ce que l’on a pourtant de plus intime.
Si l’intérieur du ring est avant tout le terrain de Roxane – elle y livre ses combats intérieurs, ceux qu’elle imagine dans les fonds marins, ceux qu’elle rejoue dans les chambres de ses clients ou dans un club de strip-tease – il est aussi le lieu où la sororité s’exerce, à coups de poings ou de mots, le lieu où la mise en récit collective devient possible, notamment dans cette très belle scène du « procès imaginaire » où les énergies des trois amies s’affrontent violemment : désir de justice, besoin de vengeance, nécessité de réparation ne font pas bon ménage et il faut en passer par la fiction théâtrale pour parvenir à les transformer en une lumineuse puissance libératrice. Pour enfin sortir du ring et plonger dans la mer.
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La matérialité du plateau rend possible cette traversée sensible pour la communauté théâtrale assemblée. Le ring de boxe – un imaginaire principalement masculin – se voit transgressé lorsque les corps des trois comédien.nes le traversent, le chevauchent, jouent avec les cordes qui l’entourent notamment dans les mouvements dansés dans une esthétique « exotic pole dance » (on salue le travail chorégraphique de Dionaea Thérèse), qui permettent de retisser autrement les enjeux de désir et de violence, de se réapproprier le corps meurtri. La transformation s’opère aussi via les choix de costumes, de postiches (pour jouer les autres personnages, avocat et juge notamment), d’accessoires évoquant le travail du sexe qu’on doit à Camille Nozay et qui créent le décalage nécessaire pour que le rire cathartique soit aussi possible. Et, surtout, cette transformation se voit sublimée par la création sonore de Maïlys Trucat et les lumières d’Ondine Trager qui créent un écrin sensible pour que l’histoire parvienne à s’écrire. Le paysage sonore constitué d’enregistrements de fonds marins et de sons techno électro, créés chaque soir live, ouvre un espace spectral permettant d’accueillir fantasmes, inquiétudes et rêveries, là où la lumière sculpte la dimension brute du récit matérialisé au plateau.
Je veux juste que quelqu’un me
que quelqu’un me
répare
qu’on me répare
qu’on dise Pardon
[…]
Je veux être calmée
caressée
enlacée
par tous les bras
tous les corps
caressée par la Douceur
qui me dirait
Viens là et repose-toi
Tu n’as plus à t’inquiéter.
Ces mots de Roxane, ciselés jusque dans les menus détails, disent la force du commun, l’urgence de trouver un terrain partagé par tou.tes pour déjouer la spirale de la violence et la promesse de l’effondrement d’un monde devenu invivable. Comme Tchekhov en son temps – par la voix de Triletski à la fin de Platonov – ne voyait d’autres possibles que d’« enterrer les morts et réparer les vivants », Gaëlle Axelbrun refuse le désespoir mais engage à travailler sur une nouvelle combativité, à l’instar d’Hélène Giannecchini qui propose dans Un désir démesuré d’amitié (Seuil, 2024) de créer des formes et des structures pour faire commun, afin de « nous tenir ensemble, d’accroître cette force qui est certainement l’une des raisons d’espérer que nous avons encore ». N’est-ce pas là ce que l’on est en droit d’attendre du théâtre ? Refuser le cynisme et la violence brute, non pour s’illusionner, mais
pour trouver
le moyen de respirer,
de devenir requin,
ensemble,
en notre royaume.
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